Volume 2 – numéro 2 – 2022 : Paix, temps et territoires à l’ère des dynamiques contemporaines
Les mécanismes endogènes de prévention et de répression des crimes pastoraux au Nord-Cameroun
Sylvain BAIZOUMI WAMBAE
Introduction
Les crimes sont des infractions pénales graves sanctionnées par la loi (Dufour-Gompers, 1992). Les meurtres, les assassinats, les tentatives d’homicide, les braquages et les viols sont des cas de crimes les plus connus et les plus récurrents au sein des sociétés humaines. Bien que cette définition soit concise, elle demeure néanmoins partielle et ne permet pas d’appréhender le phénomène criminel dans sa globalité. Selon qu’il soit suivi d’une épithète ou d’un participe passé, le concept de crime peut prendre d’autres connotations dont les usages varient selon les domaines, les acteurs et les phénomènes étudiés ou décrits. Suivant ce schéma usuel, les anthropologues parleront de crimes rituels, les géographes et les policier-e-s de crimes urbains et ruraux, les juristes de crimes prémédités et mêmes passionnels. Dans cette dynamique conceptuelle attisée par le souci des chercheur-e-s de mieux s’approprier le concept de crime afin de mieux l’intégrer dans leurs travaux, les zootechnicien-ne-s, les vétérinaires et les historien-ne-s ne sont pas resté-e-s en marge. Des confins du Lac Tchad au plateau de l’Adamaoua camerounais, il n’est pas rare d’entendre les chercheur-e-s, les législateurs et les législatrices ainsi que les différents acteurs et actrices du pastoralisme et de l’économie pastorale parler de « criminalité pastorale » lors des procès, des débats ou tout simplement lors des assises publiques. De plus en plus présent dans les discours, les plaintes et les débats au sujet des sociétés pastorales établies dans le septentrion camerounais et des problèmes auxquels ils font régulièrement face eux et leurs troupeaux dans cette aire agroécologique, ce concept encore embryonnaire dans le champ lexical des crimes et de la criminalité peut prêter à confusion s’il est isolé du contexte dans lequel il est employé.
En effet, le Nord-Cameroun est une zone agroécologique qui regroupe une très forte concentration des sociétés pastorales arabes choa, peules et mbororo dont les moyens de subsistance et la culture traditionnelle dépendent de l’élevage du gros bétail, des petits ruminants, des équidés et, pour d’autres, des camélidés. Foncièrement dépendantes du pastoralisme, ces pasteurs sont contraints à des modes de vie nomades et semi-nomades pour assurer la nutrition de leurs cheptels et, par extension, pour pérenniser leurs activités pastorales. Au gré des saisons et soucieux d’assurer l’alimentation de leurs cheptels, ces différentes communautés pastorales sont contraintes de conduire leurs animaux dans des pâturages des afin qu’ils puissent s’alimenter et s’abreuver. Ces mouvements quotidiens ou saisonniers regroupés sous le vocable de transhumances constituent en réalité des facteurs de risque pour ces communautés dans la mesure où ils les exposent à de nombreux crimes et délits qui sévissent de plus en plus dans les différentes aires pastorales où ils ont pris l’habitude de conduire leurs bétails. Il en est ainsi des transhumances nocturnes (Baizoumi, 2016, p. 202), des stationnements prolongés des troupeaux dans des campements isolés et des migrations individuelles de nombreux éleveurs et autres bergers dans les pâturages qui favorisent les enlèvements de ces pasteurs, les prises d’otage des membres de leurs familles ou tout simplement les vols de leurs troupeaux par des brigands embusqués.
Cette situation est d’autant plus complexe aujourd’hui que l’insécurité en Afrique centrale couronnée par la circulation des armes légère, la porosité des frontières ainsi que la montée du terrorisme en Afrique de l’Ouest et dans le bassin du Lac Tchad accentuent ces risques. Dans les régions de l’Adamaoua et du Nord, les bandes armées, devenues légions en République Centrafricaine et au Tchad voisins, sont de plus en plus incriminées dans des cas de vols de bétails (Musila, 2012), d’assassinats de bergers et des éleveurs ainsi que dans de nombreux cas de prises avec demande de rançons recensés sur le terrain. Fort de sa position et de l’émergence des groupes terroristes affiliés à Boko Haram et ISWAP, la situation sécuritaire des bouviers et des éleveurs installés dans la région de l’Extrême-Nord s’est davantage dégradée. En effet, pour financer ses activités terroristes et soucieux de nourrir ses troupes, Boko Haram s’est reconverti dans le vol (Bangda, 2022) et le trafic transfrontalier de bétails (AFP, 2017 ). Au gré de centaines d’embuscades tendues dans les pâturages et le long des pistes de transhumances, et à la faveur des rezzous perpétrés dans de nombreux villages des départements du Mayo Tsanaga, du Mayo Sava, du Logone et Chari particulièrement exposés aux exactions de ce groupe terroriste, Boko Haram a dépossédé des milliers de pasteurs de leurs troupeaux pour se constituer un important cheptel.
Contrairement à ces déterminants sociopolitiques et culturels qui (ont constitué et) constituent des facteurs d’expositions des sociétés pastorales aux crimes et délits pastoraux, la situation zoosanitaire du Nord-Cameroun et les éclosions itératives de nombreux foyers de peste, de trypanosomose bovine, de charbon bactérien, de fièvre aphteuse et de péripneumonie de bovin et leurs ravages depuis le début du XIXe siècle vont également inciter les communautés d’éleveurs aux crimes. Dans les faits, les épizooties et les enzooties qui ont sévi dans les régions de l’Adamaoua, du Nord et de l’Extrême-Nord vont décimer des millions des bêtes durant les XIXe et XXe siècles. La précarité généralisée et la pauvreté pastorale (Boutrais, 1991, p. 105) qui s’emparent des éleveurs et des bergers dont les troupeaux ont été décimés bouleversent les sociétés pastorales. Départagés entre l’option d’une reconversion professionnelle rapide vers l’agriculture et le commerce ou alors la pérennisation de leurs activités pastorales d’antan à travers une reconstitution très lente et incertaine de leurs troupeaux décimés par les épizooties, de nombreux anciens bergers et éleveurs optent plutôt pour la seconde alternative c’est-à-dire celle qui consiste à pérenniser le pastoralisme en reconstituant leurs cheptels. Cependant les difficultés liées aux cycles de reproductions des bovins qui est d’un veau par an, les différentes pressions sous-jacentes aux perceptions et aux représentations sociales des grands propriétaires de bétails et de leurs places au sein de leurs communautés respectives contraignent de nombreux éleveurs à se détourner de la production de bêtes pour se livrer aux extorsions et aux appropriations furtives des troupeaux de leurs compères. Les troupeaux ayant survécu aux ravages des épizooties et leurs différentes propriétaires deviennent ainsi la cible de nombreux anciens éleveurs et autres bergers enclins à la pauvreté pastorale qui n’hésitent pas à dérober leurs troupeaux pour reconstituer leurs cheptels décimés. Ainsi se développèrent les stratégies de compensation des pertes post-épizootiques (Baizoumi, 2016, p. 204) qui, en réalité, n’étaient que des vols de bétails orchestrés par les éleveurs et les bergers victimes des épizooties et dont les objectifs étaient de leur permettre de reconstituer facilement et rapidement leurs cheptels décimés.
Au juste mot, la myriade des faits ci-dessus présentés pousse à tirer la conclusion selon laquelle le Nord-Cameroun est une région criminogène a plus d’un titre. Autant les conditions sociales, politiques, économiques et culturelles qui y règnent génèrent et exposent régulièrement les sociétés pastorales arabes choa, peules et mbororo aux vols, aux assassinats et aux prises d’otages avec demande de rançons, autant les détournements des bergers et leurs troupeaux par les terroristes et les rebelles embusqués ainsi que les razzias d’otages et les pertes de leurs cheptels dus aux ravages des épizooties vont inciter de nombreux éleveurs et bergers à s’investir également dans la criminalité pastorale. C’est à dire leur forte propension à commettre des crimes qui s’inscrivent, non seulement à l’intérieur de leurs propres aires pastorales de résidence, mais aussi et surtout cette nouvelle tendance pour de nombreuses communautés d’éleveurs et de berger à perpétrer des actes délictueux qui ciblent principalement les civilisations avec qui elles partagent les mêmes codes éthiques et pastoraux.
De ce qui précède, les crimes pastoraux pourraient se définir comme l’ensemble des infractions liées aux activités pastorales, c’est-à-dire la somme des comportements infractionnels, criminels qui portent atteinte à l’activité pastorale et au pastoralisme dans son ensemble. La criminalité pastorale quant à elle renvoie à l’ensemble des actes illégaux, délictueux et/ou criminels commis par et contre les éleveurs de bétail et les bergers dans un milieu donné, à une époque donnée. Elle désigne également toutes les transgressions des normes sociojuridiques des pratiques pastorales élaborées par et/ou contre les sociétés pastorales elles-mêmes. Au Nord-Cameroun, cette forme particulière de la criminalité a pris de l’ampleur à la suite de nombreuses calamités qui ont sévi dans cette région. Il en est ainsi des épizooties, des disettes et des famines qui ont pastoralement appauvri des milliers d’éleveurs. Croulant sous le poids de la pauvreté pastorale combinée à l’insécurité généralisée, de nombreux éleveurs et agroéleveurs ont été contraints de se reconvertir en des délinquants ruraux afin d’assurer leur survie pastorale et subvenir à leurs besoins quotidiens. Afin de s’en prémunir et de préserver leurs économies pastorales locales, les populations ont élaboré des institutions et érigé des tribunaux coutumiers à même de résorber ces problèmes. Ainsi, quels sont les mécanismes de répression des crimes pastoraux érigés par les éleveurs au Nord-Cameroun? Quelles sont les différentes institutions juridiques endogènes y afférentes, leurs difficultés majeures et leurs défis opérationnels? Le présent article explore l’univers judiciaire du septentrion camerounais avec une emphase particulière sur les pratiques juridiques spécifiques aux pasteurs sédentaires peules et leurs compères nomades Mbororo, tous aux prises avec la grande criminalité pastorale.
D’après l’état de la question de recherche et le bilan de la littérature qui en découle, de nombreux travaux ont été consacrés aux sociétés pastorales et au grand banditisme au Nord-Cameroun. Faisant figure de pionniers, Christian Seignobos (2011), Saïbou Issa et Hamadou Adama (2002) ont particulièrement abordé les questions de vols, d’enlèvements des bergers ainsi que les mécanismes nationaux et internationaux destinés à endiguer leurs avancées. En dépit de cette prolifération des travaux plus généraux que parcellaires sur les questions de crimes et délits pastoraux, aucune étude assez profonde et suffisamment documentée n’a été faite sur les politiques criminelles locales et les stratégies endogènes visant à les prévenir et à les réprimer dans le septentrion camerounais.
La matière d’œuvre de ce travail provient essentiellement des données primaires recueillies sur le terrain. La collecte d’informations y afférentes s’est faite sur la base des observations non participantes et des entretiens individuels effectués dans les localités de Fotokol, Waza, Kousseri, Bogo, Kaélé, Pitoa, Bibémie, Demsa, Maroua, Garoua et Ngaoundéré. Le choix de ces villes s’explique tout d’abord par la forte présence des communautés concernées par cette étude dans les différentes aires pastorales qu’elles recèlent. Il se justifie ensuite par les nombreux marchés de bétail qui y sont implantés, et enfin par leur omniprésence dans les médias et les débats au sujet des vols de bétail et des enlèvements des bergers qui y ont fait leurs nids depuis plusieurs années.
La population mère de ce travail étant essentiellement constituée des éleveurs, il n’était pas possible de déterminer sa taille à l’avance eu égard aux mobilités qui caractérisent ces sociétés et à l’extrême variabilité de leur degré d’exposition aux vols et aux enlèvements des bergers et de leurs familles sur le terrain. Compte tenu de la divergence de statut et de niveau scolaire de nos différents enquêtés, les questions ouvertes ont été privilégiées pour ce travail. Elles ont été administrées selon un degré de souplesse élevé afin de permettre à nos différents interviewés de répondre librement aux questions, sans être interrompus. Les informations ainsi recueillies ont été enregistrées et stockées sur bande sonore. Afin de mieux étayer nos propos, de nombreuses prises de vue ont été réalisées. Les images d’illustration utilisées ici ont reçu l’assentiment des leurs différents auteurs. Eu égard au caractère personnel de certaines données et soucieux de garantir l’anonymat de nos informateurs, les informations collectées ont été encodées. Le canal ou modèle de codage choisi est le canal binaire avec des entrées en lettres et des sorties en chiffres. De manière explicite, les lettres F, W, K, B, M, K, P, B, D, G et N correspondant aux initiales des villes et localités dans lesquelles nos différents répondants ont été interviewés ont été retenues. Elles ont, en guise de canal de sortie, été associées à des chiffres romains placés en indice. Ces indications étaient constituées des chiffres variant de 1 à n reportés graduellement, tout en respectant les ordres et les nombres de personnes interrogées dans chaque terroir. Ainsi formalisées, les informations récoltées peuvent être décryptées suivant les codes F1, F2, F3, W1, W2, W3, etc. nécessaires pour la structuration et la compréhension de cette étude.
Typologie et acteurs des crimes pastoraux au Nord-Cameroun
Le pastoralisme et la gestion des parcours se réfèrent à la production extensive de bétail utilisant des pâturages et des parcours localisés principalement dans les zones arides et semi-arides. Le pastoralisme joue un rôle indéniable dans l’économie des exploitations agricoles tout en favorisant l’autonomie alimentaire de ceux qui le pratiquent. Tout en valorisant les pâturages et autres ressources en herbe selon les saisons, le pastoralisme favorise également la stabilisation des sols, la préservation de la biodiversité. Forme d’organisation humaine et technique, de savoir-faire (déplacements des troupeaux, gestion des milieux, soins des animaux…), cette activité est menacée, y compris les nombreuses communautés pastorales qui la pratiquent. Les différentes tentatives de catégorisation des différentes menaces qui pèsent sur le pastoralisme au Nord-Cameroun permettent de distinguer et d’énumérer sept principaux crimes et délits opérationnels sur le terrain.
Les vols de bétail
Inhérents au pastoralisme, les vols de bétail sont de plus en plus nombreux dans le septentrion camerounais. Selon leur typologie, les cas de vols fréquemment décriés dans les pâturages, les villages et les prairies sont :
- les vols par la ruse;
- les vols par interception des bovins;
- les soustractions frauduleuses des bovins dans les enclos.
Depuis le début des années 1980, le phénomène prend de l’ampleur et ses effets sur les économies pastorales locales sont sans précédent. En plus de réduire considérablement les effectifs des troupeaux, les vols de bétail suscitent les migrations des éleveurs et attisent les conflits entre les agriculteurs et les éleveurs dans les différentes aires pastorales exposées.
Figure 1. Bovins et petits ruminants volés par Boko Haram dans l’arrondissement de Fotokol en 2017
Des prises d’otages avec demande de rançon
Les prises d’otages avec demande de rançon constituent la deuxième plaie du pastoralisme au Cameroun. Perpétrées aussi bien par les bandes armées, les rebelles et les sociétés pastorales (Saïbou Issa, 2006) elles-mêmes, elles sont une résultante du phénomène de coupeurs de route anciennement pratiqué dans cette région. Elles dérivent également des mutations de la grande criminalité et du banditisme rural vis-à-vis des appareils répressifs déployés aussi bien par les populations locales que par les pouvoirs publics et la communauté internationale pour endiguer son avancée.
Au même titre que les vols de bétail, les prises d’otages avec demande de rançon mettent à mal le pastoralisme au Nord-Cameroun. Elles sont la cause des fluctuations désordonnées des prix du bétail sur pieds et de la viande dans les marchés (Kouagheu, 2021). En plus d’accroître la paupérisation des éleveurs, les prises d’otages sont à l’origine des migrations et des dépeuplements de nombreuses aires pastorales.
Figure 2. Récapitulatif des rançons payées aux preneurs d’otages dans le Mbéré en 2016 et 2017
Tel que le démontre ce graphique, les incidences des prises d’otages sur le pastoralisme, et de manière spécifique sur les économies pastorales locales, sont énormes. En plus des pertes financières, elles sont à l’origine de grosses ponctions démographiques dans les régions de l’Adamaoua, du Nord et de l’Extrême-Nord du Cameroun.
Les assassinats des éleveurs et des bergers
Depuis plusieurs décennies, les éleveurs et les bergers sont la cible des groupes rebelles, des bandes armées et même des groupes terroristes disséminés entre les frontières du Tchad, du Nigeria, de la RCA et celles du Nord-Cameroun. Accusés de trahison et de connivence avec les forces de défense camerounaises, de nombreux éleveurs sont assassinés par les terroristes de Boko Haram. Il en est de même pour les voleurs de bétail qui en ont fait leurs cibles privilégiées. Dans les villages et les pâturages, les exécutions d’éleveurs sont de plus en plus récurrentes et leurs conséquences sur les économies pastorales locales sont sans précédent.
Figure 3. Nombre de bergers et éleveurs blessés, tués et portés disparus dans les Centres Zootechniques et Vétérinaires de Waza, Kousseri et Fotokol entre 2014 et 2016
Loin d’être les seuls crimes et délits qui mettent à mal le pastoralisme au Nord-Cameroun, les vols de bétail et les enlèvements des bergers avec demande de rançon sont associés et relayés sur le terrain par d’autres modes de criminalité dont les effets sont tout aussi nocifs. Il s’agit de :
- la commercialisation des animaux malades;
- des placements et de la vente des produits carnés et laitiers frelatés et/ou contaminés;
- des contaminations express des animaux.
- des abattages express et prémédités des animaux dans les villages et les prairies.
Aussi diversifiés que complémentaires sur le terrain, ces crimes et délits pastoraux résultent de la conjugaison de plusieurs facteurs naturels, économiques et socioculturels propices à leur émergence et leurs proliférations. Aux conséquences plus ou moins graves, ces différents crimes et délits mettent à contribution plusieurs acteurs qui, chacun en ce qui le concerne, œuvrent à sa pratique sur le terrain.
Sont impliqués dans ces activités criminelles :
- les sociétés pastorales mbororo, peules et arabes choa;
- les agroéleveurs Mundang, Massa, Musey, Toupouri, Guiziga pour s’en tenir à l’essentiel;
- les bandes armées et les rebelles telles que les rebelles du Mouvement pour la Libération du Cameroun (MLC), groupe émergent dans le Mayo-Banyo sis à Laro à la frontière entre le Cameroun et le Nigéria du côté de l’Adamaoua.
Vu la pluralité des crimes et délits pastoraux recensés sur le terrain et la diversité des acteurs impliqués dans son déploiement, le pastoralisme nord-camerounais n’est pas à l’abri des menaces susceptibles d’affecter son bon fonctionnent. Toute chose qui ne laisse pas indifférentes les populations directement touchées par ces fléaux. Faire un tour d’horizon des réponses sociales afin de déterminer les différents mécanismes de prévention et de répression de ces crimes au Nord-Cameroun s’avère par conséquent important.
La prévention des crimes pastoraux
Telle que détaillé précédemment, l’univers pastoral nord-camerounais couve une kyrielle de crimes aux acteurs et aux conséquences variés. Loin de les étudier tous, la présente section s’intéresse à une seule variante de cette criminalité : le vol de bétail.
Les mécanismes de prévention des vols de bétail
Vu l’ampleur des crimes pastoraux dans leurs villages, prairies et marchés, les communautés pastorales des abords sud du Lac Tchad n’ont pas lésiné sur les moyens pour s’en prémunir de manière efficace.
Stratégies endogènes et rôles des autorités traditionnelles dans la prévention des prises d’otages
Malgré la prolifération des outils de répression des crimes, la criminalité pastorale a évolué de manière exponentielle dans les abords sud du Lac Tchad et dans le plateau de l’Adamaoua. L’interrogation qui s’impose à l’observateur est celle de savoir comment les populations de cette région ont pu réprimer ces crimes. La réponse à cette question nous amène à scruter les mécanismes endogènes de prévention et de répression des crimes pastoraux. Il s’agit ici de présenter les différentes méthodes préventives et les stratégies répressives développées pour la lutter contre les vols de bétail, les prises d’otages et la commercialisation des produits carnés et laitiers infestés et/ou frelatés par les sociétés pastorales. Cette partie explore donc les savoirs ou les patrimoines juridiques locaux et analyse la rencontre entre la justice traditionnelle et la jurisprudence moderne en matière de répression de la grande criminalité pastorale.
a) La création des comités de vigilance
L’une des toutes premières initiatives entreprises par les autorités traditionnelles afin de prévenir la grande criminalité dans leurs régions fut la création des comités de vigilance. Calqués sur le modèle des guerriers traditionnels présents dans les chefferies traditionnelles, les comités de vigilance émergent à la suite du désir des chefs locaux de se doter des nouveaux outils de répression de la criminalité à même de les aider à lutter efficacement contre les crimes pastoraux dans leurs territoires de commandement. Ainsi, vont émerger les comités de vigilance au Nord-Cameroun.
Les missions confiées aux comités de vigilance peuvent être regroupées en deux grandes catégories. Elles consistent en premier lieu à renforcer la sécurité des villages. Ils assurent également la protection des personnes et des biens. Bien que ces comités soient parfois matériellement et logistiquement appuyés par l’État, ils participent à la limite de leurs moyens, à la protection des pasteurs et de leurs biens contre les brigands.
b) L’Organisation des campagnes de sensibilisation des populations sur la criminalité pastorale et la sécurité dans les villages
Fort de leur statut de guide spirituel, des nombreux lamibé ont mis la religion au service de la lutte contre la grande criminalité pastorale dans leurs localités. À Banyo par exemple, le Lamido, Mohaman Gabdo Yaya, n’a pas lésiné sur les moyens pour éveiller l’attention et susciter l’intérêt des populations sur la légitimité d’une action concertée contre le grand banditisme dans le Mayo-Banyo. Il a à cet effet engagé de nombreuses initiatives religieuses afin de changer la mentalité des populations de son territoire de commandement et de capitaliser leur apport en matière de collecte et de transmission des renseignements. Les principales réformes initiées à cet effet furent :
- la thématisation des prédications dans les mosquées;
- la sélection et la nomination des juges (qadis) chargés de juger et de réprimer les crimes pastoraux dans le Mayo Banyo[1];
- la légalisation de décisions de jurisprudence (ijtihad) rendues par les juges (qadis);
- l’organisation des prières au cours desquelles des déclarations juridiques fatwas et/ou des condamnations étaient faites à l’encontre des voleurs de bétail et des preneurs d’otages, ainsi que contre tout autre criminel;
- l’organisation des débats religieux autour de la citoyenneté avec les Oulémas issus des pays voisins régulièrement invités pour la circonstance;
- l’ordonnancement des serments sur le Coran au nom d’Allah ou « Shirk asghar».
- Témoins des résultats produits par ces réformes entreprises dans le Mayo Banyo, de nombreux autres chefs traditionnels de l’Adamaoua vont s’en inspirer et les imposer dans leurs localités. Dans l’arrondissement de Belel, le Djaoro, pour lutter contre le phénomène des prises d’otage, et afin de contraindre les Djaoro’en, Alacali’en et lawan’en placés sous son autorité à s’engager fermement dans la lutte contre la criminalité pastorale, a invité tous ses administrés à s’engager solennellement devant Dieu et les hommes contre les prises d’otage. Tous les chefs traditionnels, les mototaximans, les boutiquiers, ainsi que les restaurateurs de l’arrondissement de Belel furent condamnés à prêter serment sur le Coran.
Faite en présence des autorités administratives, notamment le sous-préfet de Belel, cette pratique consistait en fait à jurer, en posant la main sur le coran en signe de clarté, au nom d’Allah, de dénoncer toute personne impliquée dans la prise d’otage dans l’arrondissement de Belel et de contribuer activement à la lutte contre ces phénomènes.
Il en est de même de la ville de Tignère dans le Faro et Déo où les chefs traditionnels furent également contraints de prêter serment sur le coran en prenant l’engagement ferme de dénoncer toute personne de connivence avec les preneurs d’otages et les voleurs de bovins dans leurs localités.
Photo 1. Engagement sur le coran des chefs traditionnels contre les prises d’otages dans l’Adamaoua
Les mécanismes de prévention des crimes pastoraux chez les Mbororo[2]
Avec la circulation non contrôlée des armes et la prolifération des bandes armées dans la région de l’Adamaoua et aux abords sud du Lac Tchad, les vols des bovins se sont multipliés dans les prairies et les villages. Le vol des bovins est devenu un risque grandissant pour les éleveurs et les communautés d’éleveurs installées dans ces zones d’élevage. Il convient donc d’explorer les différentes mesures prises par les sociétés pastorales en proie à ces fléaux pour se protéger.
a) Les répartitions et les séparations des animaux d’un même propriétaire en plusieurs cheptels
Les voleurs de bétail, dans leur besogne, avaient coutume d’emporter des troupeaux entiers, à défaut d’en choisir quelques têtes. Ces razzias pastorales avaient des conséquences très néfastes pour leurs victimes qui, en une seule nuit, se voyaient déposséder de tous leurs animaux emportés de force par des malfrats. Afin de se préserver de ces actes criminels et d’éviter d’être dépossédés de tous leurs cheptels, les éleveurs ont développé une astuce qui consistait à diviser leur cohorte d’animaux appelée Tokkal[3] qui pouvait être constituée d’une centaine de têtes de bœufs en plusieurs troupeaux réduits en une vingtaine voire une dizaine d’animaux seulement.
Ainsi fractionnés, les troupeaux étaient confiés à des bergers disséminés dans des unités de résidence ou pâturages localisées dans des aires pastorales plus ou moins éloignées de Kaélé. Il n’était donc pas rare de voir des bouviers camerounais installés dans l’Extrême-Nord être interpellés par les services vétérinaires et/ou de sécurité du Nigéria, du Tchad ou du Niger au sujet de leurs animaux volés ou atteints de maladies.
Quoique ne mettant pas totalement les animaux et leurs propriétaires à l’abri des voleurs de bétail, cette stratégie de fragmentation des troupeaux en plusieurs sous-troupeaux permettait de réduire de façon drastique les conséquences socio-économiques des vols de bétail sur la dynamique individuelle des éleveurs et celle de leurs cheptels.
b) Les marquages des animaux
La recherche des mécanismes de lutte contre les vols d’animaux et surtout la généralisation de la pratique de dispersion des troupeaux ont contraint les éleveurs à trouver des astuces à même de leur permettre d’identifier leurs animaux confiés à des bergers chargés de leur garde (Baizoumi, 2016 : 332). Sur le terrain, l’identification des bovins se faisait par marquage. Le type de marquage le plus ancien et traditionnellement pratiqué était le marquage au fer rouge.
Autrefois, des symboles astraux étaient appliqués au fer rouge au niveau de la cuisse ou du dos de chaque animal pour afficher leur propriété. Avec l’alphabétisation de nombreux éleveurs et l’avènement des services vétérinaires[4], les marquages se font toujours au fer rouge, mais avec les initiaux des noms des différents propriétaires des animaux marqués. En plus d’assurer une régie efficace des troupeaux, les marquages permettent, en cas de vol, aux propriétaires des animaux perdus, de les identifier facilement dans les villages, les marchés et les abattoirs où s’effectuent généralement les recels des bovins volés.
c) Les expositions des abats blancs des animaux abattus à des fins de contrôle et d’inspection de vols dans les marchés
Dans les marchés, les bouchers et les commerçants de viandes grillées sont contraints d’exposer devant leurs étalages les abats des animaux qu’ils ont égorgés pour la vente. Séparés des carcasses des animaux dans les abattoirs traditionnels ou modernes, les abats servent de preuves et assurent la traçabilité des animaux abattus sur tout le circuit commercial des bovins dans les marchés. Les abats blancs, notamment les peaux, les têtes et les pattes des animaux égorgés doivent donc être exposées afin que toutes les personnes qui auraient perdu un bovin ou une chèvre puissent voir les différentes bêtes immolées pour pouvoir identifier et déterminer si oui ou non leurs bêtes volées faisaient partie des effectifs des animaux égorgés dans les abattoirs.
Inspirée des traditions pastorales mbororo et arabes choa, l’imposition de l’exposition des abats d’animaux dans les boucheries est coordonnée par le Sarki Pawa[5]. Subordonné au Sarkin Sanou[6] qui est chargé de l’administration des troupeaux, le Sarki pawa est en réalité le chef des bouchers. Il est chargé du contrôle et de la coordination des abattages dans les abattoirs et autres sites d’abattage des animaux à des fins commerciales en pays peul. . Avec la recrudescence des vols de bétails, ces méthodes sont des plus en plus admises par les juridictions et les forces de défense et de sécurité camerounaises qui s’en inspirent pour lutter contre les crimes pastoraux et aider les éleveurs, les bergers et les commerçants de bétails à retrouver les traces de leurs animaux perdus.
Photo 2. Exposition des abats blancs des bovins volés et abattus clandestinement par les voleurs de bétails à l’aéroport de Ngaoundéré le 23 mai 2022
d) Les regroupements des éleveurs en communautés et par campements
Les crises de jalousie de certains éleveurs locaux à l’endroit de leurs voisins eu égard à la qualité et à la quantité de leurs troupeaux alimentent également la criminalité zoo sanitaire dans l’Extrême-Nord (Baizoumi, 2016 : 98). Pour y remédier, les éleveurs vivaient groupés et n’hésitaient pas à déclarer tout nouveau cas de maladie constaté dans les pâturages sous peine d’être infestés. Ce qui n’altère cependant pas les velléités criminelles des délinquants sanitaires qui propagent délibérément les pathologies bovines. Par désir de vengeance et de crise de jalousie, le propriétaire d’un troupeau atteint de peste bovine refuse d’en faire la déclaration aux vétérinaires. S’opposant aux mesures prophylactiques usuelles, il scinde son troupeau contaminé en deux et en confie une partie à ses bergers qui charrient la peste dans les pâturages des localités de Ndamardi et Gassamala (Baizoumi, ibid.).
d) Le nomadisme de déprédation des éleveurs comme mode de prévention des crimes pastoraux par la mobilité
Conscients de leur vulnérabilité eu égard à leurs fortunes pastorales, de nombreux éleveurs ont été contraints d’abandonner leurs familles afin de se prémunir des preneurs d’otages. Traqués par des hors-la-loi, plusieurs grands éleveurs ont adopté le nomadisme de déprédation afin d’éviter d’être kidnappés. Cette stratégie consiste, pour ces pasteurs traqués, à changer permanemment de villes, de domiciles et par conséquent d’abandonner leurs familles et leurs patrimoines dans leurs lieux de résidences habituelles[7]. Ils migrent ainsi permanemment sous le couvert de l’anonymat et ne font que des apparitions sporadiques et inopinées chez eux. Au-delà du nomadisme, les différentes victimes des menaces sous conditions et des menaces de kidnapping proférés à leur endroit via les messages téléphoniques ont été contraints à changer d’identité téléphonique. Ce, à travers les achats des nouveaux numéros de téléphone et l’abandon de leurs anciens contacts téléphoniques.
Cela dit, le nomadisme de déprédation est de plus en plus usé par les bergers pour se prémunir des enlèvements du 28 décembre 2019 à Garoua[8]. Si cette mesure participe à la sauvegarde de nombreux grands bergers, elle ne constitue cependant pas la solution la plus adaptée pour lutter contre le phénomène de prise d’otages puisqu’en partant, les bergers abandonnent leurs familles sur place et les exposent davantage aux bandes armées qui n’hésitent pas à les enlever en lieu et place du chef famille[9].
La répression des crimes pastoraux au Nord-Cameroun
En dépit des mesures préventives prises par les populations, des milliers de bovins sont frauduleusement soutirés à leurs propriétaires dans les prairies et les villages. Portés à l’attention des autorités traditionnelles compétentes qui ont la responsabilité de gérer tous les litiges enregistrés dans leurs zones d’influence, les crimes pastoraux sont réprimés par deux institutions endogènes compétentes en la matière, à savoir : les tribunaux coutumiers et la Hunguiya. Comment s’organisent donc les répressions des crimes pastoraux au sein de ces institutions endogènes?
La répression des crimes pastoraux par les tribunaux coutumiers
Les tribunaux coutumiers sont les plus anciennes juridictions endogènes connues du Nord-Cameroun. Communs à presque toutes les chefferies de cette région, ils revêtent de plus en plus une connotation musulmane eu égard à leur dissémination et à l’implantation de leurs différents sièges au sein des lamidats. En dépit de cet ancrage islamique très marqué, les tribunaux coutumiers laissent transparaître en filigrane quelques vestiges ou résidus juridiques antérieurs à l’islamisation du Nord-Cameroun. Pour les communautés pastorales peules et arabes choa, les seules institutions compétentes en matière de répression des crimes pastoraux à même de leur rendre justice sont les tribunaux coutumiers.
La plainte pour vol
En cas de vol de bétail, les victimes vont porter plainte auprès du Lamido. Une fois les faits portés à l’attention du Lamido, celui-ci convoque le Sarki Sanou qui se saisit de l’affaire et la transmet à l’Alkali[10] qui organise la gestion du contentieux.
L’enregistrement de la déposition et l’enquête
Afin de gérer le problème soumis à leur appréciation et suivant leur champ de responsabilité au sein du lamidat, le Sarki Sanou fait à son tour appel à l’Alkali qui est en réalité le juge au sein du tribunal coutumier. Ce dernier engage les procédures judiciaires afin que le plaignant rentre dans ses droits. Après avoir enregistré les dépositions des plaignants, l’Alkali ouvre une enquête afin de dégager les responsabilités des uns et des autres dans les faits décriés. Ces enquêtes sont menées suivant un protocole non linéaire et non défini au préalable. Une fois les faits établis et les preuves accumulées, les différents suspects et leurs comparses identifiés sont convoqués à la chefferie pour les plaidoiries.
Les plaidoiries ont lieu au siège du tribunal coutumier ou dans la cour de la chefferie. Dans la foulée, les preuves récoltées sur le terrain sont présentées à la cour et les prévenus conviés à s’expliquer. Ces preuves regroupent très souvent les peaux, les carcasses des animaux volés, les traces relevées le long des pistes, les restes des abats et les têtes des animaux volés[11]. Sitôt les responsabilités des uns et des autres établies, l’Alkali rend son verdict.
Photo 3. Siège du tribunal coutumier à Bogo dans Extrême-Nord du Cameroun
Le verdict
Après analyse des faits et comparutions des différentes parties prenantes, le tribunal coutumier indique la solution du procès, portant aussi bien sur la culpabilité que sur la peine à prononcer. Après son verdict, l’Alkali dispose de trois types de peines qu’il peut imposer au coupable d’un crime après un verdict. Les peines qui répriment les commissions des crimes pastoraux au Nord-Cameroun sont :
- la restitution des animaux volés;
- la réparation;
- les amendes[12];
- les arrestations et mises à la disposition de la gendarmerie.
Il convient cependant de préciser que les tribunaux coutumiers n’étant pas, au regard des dispositions légales et réglementaires en vigueur, des juridictions répressives, mais plutôt civiles, ils ne sauraient prononcer des peines, mais des sanctions de nature civile telles que la réparation, la restitution. Les peines d’amendes infligées aux présumés criminels jugés au sein des tribunaux coutumiers et de la « Hunguiya » restent, au sens juridique du terme, l’apanage des autorités publiques. [13]Avec la « disparition » des « prisons royales », les emprisonnements dans les lamidats se font de plus en plus rares, d’où l’adoption et le respect des mesures conservatoires qui consistent à mettre certaines personnes coupables d’assassinat ou de prise d’otages à la disposition des forces de sécurité. Cette procédure est la même en ce qui concerne les différents autres litiges pastoraux jugés localement, mais dont les tentatives de conciliation et/ou de jugement à l’amiable auraient échoué.
Tableau 1. Verdicts rendus par les tribunaux coutumiers de Garoua, Maroua et Ngaoundéré en 2019
Verdicts | TC Ngaoundéré | TC Garoua | TC Maroua |
Restitutions | 13 | 16 | 11 |
Réparations | 23 | 04 | 17 |
Amendes | 41 | 33 | 13 |
Transferts à la gendarmerie | 17 | 07 | 11 |
Source : Archives tribunaux coutumiers de Garoua, Maroua et Ngaoundéré, compilées et traitées par Baizoumi.
La répression par la Hunguiya
La Hunguiya est la deuxième institution juridique endogène qu’utilisent aujourd’hui certaines franges de la population du septentrion camerounais pour réprimer les différents crimes et délits pastoraux auxquels elles sont confrontées. La Hunguiya est une assemblée de repentance au cours de laquelle les différents coupables de crimes confessent leurs fautes et déclarent devant tous renoncer à leur passé de malfrat (Seignobos, 2011, p. 14). Forme de thérapie de groupes dédiée aux sociétés pastorales nomades mbororo, elle a émergé au Nigeria en 2003 et s’est progressivement répandue au Nord-Cameroun grâce aux échos de ses succès dans la gestion des crimes pastoraux dans la région de Kano au Nigeria et ses environs. Faisant figure de pionnier, Ardo Aliou va l’implanter dans l’arrondissement de Demsa sis dans le département de la Bénoué.
Avec le Coran et le pulaaku[14] comme principaux instruments juridiques, le rôle de la Hunguiya dans la lutte contre les vols de bétail, les prises d’otages et les tueries des bergers et des éleveurs reste mitigé et ses résultats peu convaincants. Depuis ses premières audiences effectuées en juin et décembre 2003[15], les résultats sont peu visibles. Les germes de ces succès relatifs de la Hunguiya résident dans ses nombreuses difficultés structurelles et opérationnelles. De fait, de par ses origines, la Hunguiya est une institution juridique dédiée aux Mbororos. Cette spécification demeure problématique puisqu’elle fait fi des autres acteurs de la criminalité pastorale au Nord-Cameroun. Avec la prolifération des bandes armées et l’entrée en jeu de nouveaux acteurs de la criminalité pastorale, les actions de la Hunguiya restent donc très limitées sur le terrain.
Bien plus, la fréquence des mobilités des éleveurs au Nord-Cameroun ainsi que les migrations de la honte[16] dues aux expositions au grand public des présumés coupables de vols avec aggravation et prise d’otages et de bergers ne permet pas d’évaluer les résultats des actions répressives menées sur le terrain. En se basant simplement sur les chiffres fournis par les services zootechniques et vétérinaires des arrondissements de Demsa et Pitoa, plus de 6 200 bovins ont été détournés et arrachés aux bergers entre 2007 et 2018. 312 têtes ont été récupérées des mains des brigands au premier semestre 2020. Ce qui prouve à suffisance que le phénomène perdure, loin de régresser.
Problèmes et défis opérationnels des juridictions endogènes en matière de prévention et de répression des crimes pastoraux au Nord-Cameroun
Depuis plusieurs années, les populations, les juristes et les forces de sécurité et de maintien de l’ordre débattent de l’efficacité des juridictions traditionnelles compétentes en matière criminelle et de la nécessité d’assurer leurs promotions dans les aires pastorales du Nord-Cameroun. Au-delà des controverses juridiques, les divergences d’interprétation des textes coraniques qui structurent cette justice et leur application sur le terrain révèlent de nombreuses diversités juridiques et spatiales. La question des mécanismes endogènes de prévention et de répression des crimes pastoraux et de leurs limites est donc d’actualité au Nord-Cameroun.
La répression des crimes pastoraux par les tribunaux coutumiers : un vice de forme
Les tribunaux coutumiers n’ont pas compétence en matière de répression des crimes. Leur immixtion dans les jugements des crimes pastoraux constitue en soi un vice de procédure et de forme orchestré par la mauvaise interprétation des textes en vigueur sur le terrain. Car, dans ses articles 3 et 4, le décret n°69-DF-544 du 19 décembre 1969 fixant l’organisation judiciaire et la procédure devant les juridictions traditionnelles au Cameroun, les tribunaux coutumiers ne peuvent statuer en matière criminelle. Ils connaissent les différends d’ordre patrimonial (Bokalli, 1997). Ils peuvent également statuer pour les différends relatifs à la succession, au mariage, etc. Ce qui n’est pas du tout le cas sur le terrain, car de nombreux cas de vols aggravés de bétail y sont référés et jugés illégalement.
Bien plus, certaines autorités administratives, notamment les préfets, les sous-préfets et les magistrats sont régulièrement conviés à des séances de prestations de serment des présumés brigands ou preneurs d’otages, comme c’est d’ailleurs le cas dans les lamidats de Tibati et de Banyo. Loin de recadrer ces pratiques dans les villages, la présence de ces différentes autorités, régulièrement compétentes en matière criminelle, réconforte davantage les Lamibé et les Alkali dans leurs positions. Les populations y trouvent donc une preuve de crédibilité et de légalité qui renforcent leurs adhésions massives à ces juridictions.
Les limites de la justice traditionnelle en matière de prévention et de lutte contre les crimes pastoraux
Les juridictions traditionnelles souffrent de nombreux problèmes qui entravent la résolution et les jugements des litiges, crimes et délits pastoraux au Nord-Cameroun. Les entraves auxquelles font face ces institutions sur le terrain sont les limites institutionnelles et opérationnelles et les limites sociologiques et culturelles.
Les juridictions traditionnelles sont subordonnées aux juridictions de droit écrit. Ce qui favorise leur décrédibilisation par les populations qui les jugent secondaires et n’accordent aucun crédit aux sentences rendues. Il en résulte une réduction des compétences des tribunaux coutumiers au profit de celles de droit écrit qui, elles-mêmes, peinent à être acceptées par les communautés pastorales.
Sur le plan pratique et opérationnel, les tribunaux coutumiers sont entièrement indépendants les uns des autres. D’un village à l’autre, les décisions rendues sur les cas de vols de bétail similaires varient et ne sont objectives. Ce manque d’équité et d’égalité dans les juridictions traditionnelles au Nord-Cameroun transparaît clairement dans les procédures de repentance de la Hunguiya.
En effet, lors des jugements de repentance, certains présumés voleurs ou preneurs d’otages sont déshabillés avant d’être flagellés, tandis que d’autres ne le sont pas du tout. Le déshabillage est par conséquent imposé aux pasteurs Mbororo à qui les jurés ôtent obligatoirement les vêtements avant tout procès, contrairement aux agriculteurs, aux artisans qui, quoique coupables de crimes pastoraux, sont exemptés de cette mesure (Seignobos, 2005). Les aires pastorales du Nord-Cameroun peinent à l’adopter et son implémentation au Nord et à l’Extrême-Nord demeure très mitigée. Car, selon les autorités locales, elle ne saurait résoudre les problèmes de la criminalité pastorale dans cette région eu égard[17] à la complexité du problème et les possibilités de conflits d’intérêts qu’elle pourrait générer.
Le Nord-Cameroun est une zone multiculturelle. Elle jouit d’une très grande diversité ethnoculturelle et regroupe environ 48 groupes ethniques (Seignobos, 2005 ) religieusement segmentés et trois grandes factions religieuses que sont :
- les chrétien-ne-s;
- les musulman-e-s;
- les adeptes des religions traditionnelles.
Au bout de cette diversité religieuse et culturelle du Nord-Cameroun, surgissent les questions de l’interculturalité de ces juridictions et des conflits inter-coutumiers qui émaillent leur application sur le terrain. Bien plus, certains pasteurs, notamment les Mbororo, sont essentiellement des nomades. Le manque d’harmonisation des procédures pénales au sein des tribunaux endogènes crée des remous entre les autorités traditionnelles et les éleveurs victimes des crimes pastoraux durant leurs différentes migrations pastorales. Le cas de la Hunguiya est à cet égard parfaitement illustratif.
Les défis opérationnels de la justice traditionnelle peule et mbororo en matière de récriminations criminelles
La justice traditionnelle est sujette à de nombreuses imperfections qui lui valent de nombreuses critiques au sein des communautés pastorales peule et mbororo. Les différents itinéraires juridiques, au sein des tribunaux coutumiers ou de la Hunguiya, visant à établir les responsabilités des uns et des autres et à permettre aux victimes de ces actes délictueux de rentrer en possession de leurs droits, sont entachés de nombreuses irrégularités. L’une des premières limites reconnues aux juridictions endogènes en matière de répression des crimes pastoraux est le non-respect des droits de l’homme. En effet, durant leurs interpellations, les auteurs suspectés d’avoir commis des crimes pastoraux sont sauvagement frappés à défaut d’être livrés à la vindicte populaire.
Très souvent Ligotés même quand il s’agit des arrestations effectuées par les forces de sécurité, de nombreux présumés voleurs, receleurs et leurs complices sont exposés aux publics. Ainsi mis à nus, ils n’échappent pas à la colère des différentes victimes de vols de bétail qui n’hésitent pas à les battre à l’aide de gourdins, de fouets de tout genre portant ainsi atteinte à leur intégrité physique. Au-delà des blessures corporelles, de nombreux présumés voleurs gardent souvent à vie les séquelles de leurs interpellations. Très souvent déshabillés et contraints de porter les bêtes ou les restes des carcasses d’animaux retrouvées chez eux lors des investigations, surtout quand il s’agit des petits ruminants, les présumés voleurs doivent également faire le tour des quartiers accompagnés[18] d’une foule de jeunes furieux et railleurs qui, tout en répétant en cœur « Goudjo! Goudjo Mbehwa! », « Be Nangui Goudjo! [19]» ne manquent pas l’occasion de leur rappeler leurs origines familiales et leurs appartenances socioreligieuses. Y étant, ceux-ci sont, avec le développement de la téléphonie mobile, des réseaux sociaux et la démocratisation d’internet, filmer et leurs images et vidéos diffusées sur la toile. Ce qui, en sus de porter atteinte à l’image et à la personne de ces présumés voleurs de bétails, causent très souvent de graves blessures psychologiques aux victimes qui sont contraintes, dans la plupart des cas, de migrer et de se réfugier dans des contrées éloignées où ils vivent dans l’anonymat total dans la mesure où les mobiles de leur exil sont généralement ignorés par les populations de leurs différents villes et villages de refuge.
Conclusion
Les crimes pastoraux sont réprimés aussi bien par les tribunaux coutumiers que la Hunguiya. Si les tribunaux coutumiers sont nés du pluralisme juridique du Cameroun et de la volonté des pouvoirs publics de pourvoir toutes les aires pastorales du Nord-Cameroun en juridictions, la Hunguiya a, quant à elle, émergé à la suite des entraves juridiques auxquelles étaient régulièrement confrontés les éleveurs au sein des tribunaux de première instance. Ces juridictions traditionnelles se présentent par conséquent comme une alternative juridique indispensable pour la gestion et la régulation des questions pastorales au Nord-Cameroun. Si la corruption au sein des juridictions jacobines compétentes en matière de répressions criminelles semble avoir facilité leur expansion, le pluralisme juridique du Cameroun, ainsi que le désir des sociétés pastorales de jouir d’une justice de proximité, a favorablement milité en faveur de leur légitimation au Nord-Cameroun. Impulsés par la corruption, les jugements des crimes pastoraux se multiplient davantage au sein de ces juridictions traditionnelles. Incompétents en matière de répressions des crimes au Cameroun, les tribunaux coutumiers et la Hunguiya sont au cœur de nombreuses dérives. Leurs manquements criards en matière de respect de droit de l’homme et de la personne soulignent l’impérieuse nécessité pour les pouvoirs publics camerounais de procéder au recadrage institutionnel, suivi d’une formation appuyée des acteurs de ces juridictions afin d’en faire des piliers essentiels en matière de justice et de respect des droits de l’Homme au Cameroun.
Références
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Baizoumi Wambae, Sylvain. 2016. Epizooties et migrations des sociétés pastorales mbororo dans les abords sud du Lac Tchad et vers le plateau de l’Adamaoua camerounais : XXe – début XXIe siècle. Thèse de doctorat Ph.D., Université de Maroua.
Bangda, Bernard. 2022. En 6 ans, Boko Haram a volé pour près de 60 milliards de Fcfa de bétail à l’Extrême-Nord. En ligne, disponible sur : https://ecomatin.net/en-6-ans-boko-haram-a-vole-pour-pres-de-60-milliards-de-fcfa-de-betail-a-lextreme-nord/, consulté le 15 mai 2022.
Bokalli, Vicor Emmanuel. 1997. La coutume, source de droit au Cameroun. Revue générale de droit, 28(1), 37-69.
Boutrais, Jean. 1991. Pauvreté et migrations pastorales du Diamaré vers l’Adamaoua (1920-1970). Dans Jean Boutrais (éd.), Actes du quatrième colloque Méga-Tchad. Du politique à l’économique : études historiques dans le bassin du lac Tchad (p. 65-106). Paris, ORSTOM.
Dufour-Gompers, Roger. 1992. Dictionnaire de la violence et du crime. Toulouse : Érès.
Kouagheu, Josiane. 2021. Au Cameroun, les kidnappings d’éleveurs sèment la désolation dans l’Adamaoua. Le Monde Afrique [En ligne], disponible sur https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/03/07/au-cameroun-les-kidnappings-d-eleveurs-sement-la-desolation-dans-l-adamaoua_6072248_3212.htm, consulté le 16 mai 2022.
Musila, Cyril. Le braconnage transfrontalier et le trafic de bétail : un phénomène à l’origine d’une immense insécurité et d’un sentiment de terreur dans les campagnes et sur les routes. En ligne : http://www.irenees.net/bdf_fiche-experience-782_fr.html
Saïbou Issa et Hamadou Adama. 2002. Vol et relations entre Peuls et Guiziga dans la plaine du Diamaré (Nord-Cameroun). Cahiers d’études africaines, 2(166), 359-372.
Seignobos, Christian. 2000. Élevage I : La densité du bétail. Dans Christian Seignobos et al., Atlas de la province Extrême-Nord Cameroun (p. 115-119). Paris : IRD Éditions.
Seignobos, Christian. 2011. Le Pulaaku, ultime recours contre les coupeurs de route Province du Nord au Cameroun. Afrique contemporaine, 4(240), 11-23.
- B7, B1, entretiens des 5 et 6 septembre 2019, Banyo. ↵
- Mbororo : Peul nomade, éleveur de gros bétail. Ce mot est souvent employé par les auteurs spécialisés en opposition à “Mbororo”, relatif aux Peulh sédentaires. ↵
- Tokkal : nom. var. fulfulde : le troupeau. ↵
- N4 N1, entretiens du 3 septembre 2020, Ngaoundéré. ↵
- Chef des bouchers chargé de la collecte des taxes sur les abattages. ↵
- Saarkin saanu : De l’haoussa sarkin shanu, “chef des bovins”. C'est le responsable des troupeaux du lamido et le représentant de ce dernier auprès des éleveurs. André Dauzats, chef des services vétérinaires à Maroua, au début des années 1930, entreprit, le premier, de mettre à profit les compétences des “sarki-sanou ”. Il en fera les auxiliaires très efficaces des services vétérinaires. Dans le début des années 1970, sous le titre de “surveillants d’épizootie ”, ils bénéficiaient d'une sorte de salaire, mais, depuis 1987, leur recrutement est arrêté. Les chefs de secteur de l’Élevage ont suscité leurs propres “sarki sanou ”, qui concurrencent ceux nommés par les lamibé. Les vaccinateurs ou les surveillants d’épizootie (sarki-sanou) sont en voie de disparition des effectifs du Ministère de l’élevage, des pêches et des industries animales du Cameroun. ↵
- N1, entretien du 3 septembre 2020, Ngaoundéré. ↵
- G2, G5, entretiens du 28 décembre 2019, Garoua. ↵
- D4, D7, entretiens du 12 avril 2021, Demsa. ↵
- Les Alkali sont des Juges coutumiers peuls. Présents dans les lamidats, ils jugent en première instance les problèmes liés aux héritages, aux vols et aux affaires foncières. ↵
- G2, G5, entretiens du 28 décembre 2019, Garoua. ↵
- G7 entretien du 28 décembre 2019, Bogo. ↵
- G4, entretien du 28 décembre 2019, Garoua. ↵
- Le pulaaku est un code de conduite spécifique aux Foulbés et aux Mbororos. ↵
- D2, entretien 9 avril 2021, Demsa. ↵
- D1 entretien 12 avril 2021, Demsa. ↵
- M1 entretien du 8 avril 2020, Maroua. ↵
- B2, 27 décembre 2019, Bibémie. ↵
- Voleur! Voleur de chèvre! On a arrêté un voleur! ↵