Volume 2 – numéro 1 – 2022 : Législation pénale et rapports sociaux en Afrique
De l’interprétation sociologique de la réforme du Code pénal camerounais de 2016
Martin Raymond Willy MBOG IBOCK
Introduction
Si l’on prête attention à l’analyse de la réforme du Code pénal camerounais, l’on se poserait la question suivante : la perspective d’un juriste serait-elle différente de celle d’un sociologue? C’est une question intéressante et importante qui ne saurait se discuter (Esquerre, 2014, p. 15). Étant donné que le cycle de vie du cadre législatif pénal est frappé du sceau de l’obsolescence de ses dispositions (Mbella, 2003, p. 1), il devient impératif de le dynamiser et de l’adapter à l’exigence contemporaine en ayant à l’esprit l’idée de la promotion du développement intégral et social, ainsi que l’amélioration de la condition humaine (Sommier, 2007, p. 4). Cette exigence morale structure ou rend compte de la « volonté critique » (Pérez, 2011, p. 87) de la législation[1] de mettre à jour le Code pénal (qui fut l’objet des Lois n°65-LF-24 du 12 novembre 1965 et 67-LF-1 du 12 juin 1967)[2] afin que ses dispositions juridiques ne dérogent pas à la « politique criminelle contemporaine »[3] (Zambo, 2011, p. 75).
Peu de choses ont été dites et écrites sur le raisonnement sociologique autour de l’appréhension et la préhension de la réforme de la Loi n°2016/007 du 12 juillet 2016 portant Code pénal. Les sociologues pénalistes n’ont pas toujours rendu explicite le statut qu’ils accordent à l’interprétation sociologique de la réforme. Une lecture attentive des dispositions anciennes de la Loi n°67-LF-1 du 12 juin 1967 permet de s’instruire sur les trois catégories de dispositions qu’elle comporte. D’abord, les dispositions superflues qui l’encombrent et qui, par conséquent, méritent d’être revues parce qu’elles sont dépourvues de consistance. À titre purement indicatif, on peut citer les dispositions réprimant les délits de refus de l’impôt (art.183), les attroupements armés (art. 233), les pratiques de sorcellerie (art. 251) et les pratiques sexuelles avec un animal (art. 268-1). On y découvre, ensuite, des dispositions surannées qui ne cadrent plus avec le contexte actuel. Il s’agit, en l’occurrence, de la peine de mort (art. 251). Enfin, on y retrouve des dispositions muettes et incomplètes parce qu’elles sont inopérantes et sources de conflits. Dans ce registre, on range l’ivresse publique (art. 243), l’outrage à la pudeur publique (art. 263), l’outrage aux mœurs (art. 264) et les publications obscènes (art. 265). C’est justement sur la base de ces quelques dispositions anciennes de l’ordre législatif pénal existant que s’apprécie l’invention d’un appareillage juridique nouveau. L’on peut éventuellement lire autant le développement de la sociologie du système juridique pénal camerounais que celle de la construction de l’interprétation de sa réforme. Les débats qui animent, depuis un certain temps le champ de la réforme du Code pénal au Cameroun, semblent redonner un regain d’actualité à l’interprétation sociologique. C’est du moins ce que disait plaisamment Marcel Druhle : « en ce qui concerne la sociologie, il est très douteux qu’on puisse échapper au péché d’interprétation » (Druhle, 1985, p. 25). Découvrant une analogie, l’on se rend compte que les transformations survenues dans le cadre de la réforme du Code pénal camerounais de 2016 offrent une image complexe et privilégiée, voire un univers de sens au travers de la sociologie de l’interprétation.
Sans vouloir remonter à Mathusalem, l’on dira que la réforme législative du 12 juillet 2016 s’est faite sans grande envergure, comme si l’enjeu fondamental n’avait pas été une redistribution des catégories de l’ordre public. Les débats politiques, pas plus que la mobilisation de groupes sociaux et professionnels, n’ont pas été très percutants. Ce chantier public est ainsi resté confiné pour l’essentiel dans les argumentaires techniques de professionnels du droit pénal malgré quelques tentatives d’ouverture entre 1999 et 2008. Pourtant, la production de ces textes est révélatrice de la façon dont une société pense son ordre, ses désordres et ses sanctions. Ces lois instituent symboliquement et matériellement les catégories à partir desquelles s’organise le pouvoir légitime de sanctionner et de punir (Gomez et Nivet, 2015, p. 61-68). On comprend d’autant plus pourquoi elles ont un caractère profondément politique au sens où elles sont l’un des principaux qui instituent de la « chose publique pénale », dans sa double dimension : énoncé symbolique des valeurs et intérêts qui la fonde et instrument d’application de l’idéologie.
Cette double dimension n’est pas seule à faire l’objet de jugements de valeur, les mots aussi. Telle est sans doute la raison pour laquelle, plutôt que de laisser filer le terme de l’interprétation sociologique vers ses usages démagogiques, on le définit comme étant l’ensemble des contextes sociaux (Lahire, 1996, p. 2) qui consiste à expliciter une ou plusieurs logiques, un ou des sens cachés (Gonthier, 2004, p. 35-54) d’un texte ou d’un phénomène (qui coordonnent chacune des relations avec les autres) (Gonthier, ibid., p. 36) à partir de différentes grilles de lecture (Gonthier, ibid.). On pourrait certes, au risque d’accroître encore la confusion, tenter de la distinguer de l’univers de l’herméneutique sociologique (ou libre) qui correspond à des interprétations sauvages, incontrôlées, empiriquement non contraintes (Gonthier, ibid., p. 27). Par contre, le terme de « réforme du Code pénal camerounais » s’entend comme une transformation importante, apportée intentionnellement et systématiquement au dispositif pénal à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires. Vu sous cet angle, elle s’établit en fonction des représentations et des significations (Lascoumes et Le Galès, 2004, p. 14) en vue d’améliorer délibérément et durablement la vie en communauté.
Loin de retracer les multiples rebondissements qu’à pouvoir connaître la mode, l’objectif poursuivi dans cet article consiste à asseoir cette prétention fonctionnaliste, non plus sur la rationalité de tout « agir pénal », mais sur la rationalité pénale moderne[4] comme stade plus développé de la pensée pénale mythique. Partant de-là, cette contribution se donne pour ambition de procéder à une analyse fine des cadres de référence sous-jacents du savoir socialisé du sociologue, en rapport avec la gouvernance du nouveau dispositif pénal camerounais du 12 juillet 2016. En se focalisant sur cet objectif, l’on questionne la légitimité des ressources de l’interprétation sociologique de la réforme du Code pénal camerounais de 2016. Mieux encore, il s’agit de montrer comment le sociologue, dans son mode de raisonnement et à partir (de l’objectivation savante) des ressources mobilisées, cerne les pertinences interprétatives de la réforme du Code pénal camerounais de 2016. Cette interrogation au chevet du berceau de cette analyse s’inscrit ainsi dans le champ du discours sociologique des actes d’interprétation (Freund, 1978, p. 213-236), sous l’angle de l’épistémologie de la sociologie du droit pénal. Cette problématisation invite alors à se poser deux questions subsidiaires, à savoir : comment sociologiser la réforme du Code pénal de 2016 (au sens de comprendre sociologiquement les logiques, les ressorts, les rationalités, les motifs)? Comment rationaliser l’actualisation du Code pénal de 2016 (le contexte, les enjeux et les contraintes)? Dans ce cadre, le choix d’une épure théorique et conceptuelle se base sur le paradigme cognitiviste de Peter A. Hall (1993, p. 275-296). En fait, l’idée est de faire ressortir les rationalités des « schémas mentaux de perception, d’appréciation et d’action » (Bourdieu, 1992, p. 24) de la réforme du Code pénal camerounais de 2016, laquelle est fonction des « sens pratiques » c’est-à-dire des schèmes de perception, d’appréciation et d’action de l’habitus (Bourdieu, 1980, p. 45) qu’ils offrent. C’est en cela que ce cadre réflexif rend compte de la construction des cadres d’interprétation des pratiques pénales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère constitutivement leur caractère. Cette texture logique du changement des « arts de faire » (Certeau, 1990, p. 10) est sous-tendue par l’idée d’accroître et de maximiser l’utilité et l’efficacité de l’institution pénale comme le soutiennent les néo-institutionnalistes du choix rationnel, pour rendre compte de la continuité au détriment du changement qui est plutôt rigide (Magnusson et Ottosson, 1997, p. 5).
Cette logique scientifique mobilise la méthode qualitative. Étant relationnelle et produisant une construction coopérative de la connaissance, elle est consacrée à une étude documentaire qui permet de mobiliser les données qui sont analysées par une méthode précise notamment l’analyse de contenu. Elle est, non seulement chargée de théories sociales, mais aussi de théories sur les actes interprétatifs, ses attributs, sa capacité et ses limites pour réfléchir, créer, traduire des mondes et des significations, sur la relation entre le locuteur ou l’observateur et ce qu’il essaie de représenter, sur la capacité de l’analyste de comprendre tant les actes interprétatifs que le contexte que l’on veut étudier. L’examen réflexif des résultats produit, en effet, un éclairage nouveau en ce sens qu’il permet de rendre compte, au moins en partie, que l’interprétation sociologique de la réforme du Code pénal de 2016 constitue une donnée que l’on déchiffre à partir d’une possibilité sociologique (Dumais, 1975, p. 24).
L’hypothèse défendue dans cet article est que l’interprétation sociologique de la réforme du Code pénal camerounais dépend des techniques d’analyse (hybrides) découlant d’une série d’« actes interprétatifs » (Watier, 2007, p. 83-102) relatifs et pluriels. Dans cet esprit, elle se veut relative parce qu’elle croise le regard sur deux situations (significatives et différentielles). Elle se veut aussi plurielle, parce qu’elle fait apparaître des échanges d’arguments qui sont intimement liés à l’unité de l’habitus (Bourdieu, 2000, p. 405). Cette approche considère que les instruments constituent une dimension aussi déterminante dans les changements observables que les intérêts et mobilisations des acteurs qui définissent leurs organisations et leurs croyances.
Pour vérifier cette hypothèse, il conviendrait d’examiner, de manière logique et schématique (Passeron, 1997, p. 176-178; Aron, 1967, p. 34), les ressorts probatoires de l’interprétation sociologique de la réforme du Code pénal camerounais de 2016, à partir du développement d’une réflexivité sous l’égide de l’explication rationnelle (Gambetta, 1987, p. 25). Après quoi, il sera question d’évoquer la compréhension analytique de la réforme du Code pénal camerounais de 2016, question de décrypter le sens « interne » ou « endogène » (Frédéric Gonthier, 2004, p. 35-54).
L’explication rationnelle de la réforme du Code pénal de 2016
Encore appelée explication par la rationalité qui se distingue de celle causale, l’explication rationnelle désigne un mode de raisonnement qui s’investit dans la découverte de la logique non instrumentale des finalités (Mongin, 2002, p. 303). Transposée dans le cadre de cette analyse, elle se rapporte à un système d’idées qui accompagne la sédimentation du système de droit pénal en tant que sous-système du droit (Debuyst, Digneffe, Labadie et Pires, 1998, p. 176-178). L’explication rationnelle de la réforme du Code pénal de 2016 est essentiellement focalisée sur les fondements et les finalités de la pénalisation. Ce système d’idées est composé de « savoirs savants » (Debuyst, Digneffe, Labadie et Pires, ibid.) qui se présentent sous le prisme du système de pensée dominant (du système de droit pénal camerounais). De manière explicite, ce Code pénal est porteur de nouvelles rationalités (Kuçuradi, 2003, p. 12-20) dont l’ambition se fonderait sur la volonté d’identifier celui qui pourrait à nouveau le violer (Bikie, 2017, p. 7).
Ainsi, il s’agirait de montrer que la réforme du Code pénal est associée au pouvoir explicatif rationnel qui dépend des protocoles d’interprétation et de confirmation sociologique, à savoir : la redéfinition du modèle rationnel, d’une part, et la reconfiguration de la rationalité, d’autre part.
La redéfinition du modèle rationnel
Donnerait-on à Pires qui attribue à des penseurs de la Grande Réforme, comme Beccaria et Kant, un rôle important dans la formation de ce discours (Pires, 1998, p. 6) de redéfinition du modèle de rationalité et partant de la politique criminelle? Certainement. Plusieurs des idées promues par ces « penseurs de justice » seront, en effet, sélectionnées et stabilisées dans les structures cognitives du droit criminel moderne (Pires, 2001, p. 179-204).
En faisant intervenir différentes conceptions mythiques du « contrat social » (Ost et Kerchove, 2002, p. 34), cette formation discursive offre une nouvelle manière de concevoir le droit de punir, une nouvelle manière de penser le crime, la peine et le rôle du système de droit criminel moderne, et ce, avec l’objectif ultime de protéger les valeurs fondamentales de la société (Pires, op.cit, p. 50). Et c’est ainsi que l’on retrouve, de manière condensée, l’essentiel de ces constructions juridico-pénales de la réalité camerounaise dans les trames discursives traduites par les « théories modernes de la peine » (Pires, ibid., p. 51) qui militent en faveur des renforcements des valeurs essentialistes et fonctionnalistes à la vie en communauté.
Le renforcement des valeurs essentialistes à la vie en communauté
Par « valeurs essentialistes », il faut entendre des valeurs constitutives de la substance organisationnelle de la vie sociale (Pesqueux, 2011, p. 4). Elles sont fondamentales parce qu’elles créent un échange social. C’est à la faveur de la réflexion d’Émile Durkheim (1893, p. 45) que l’on s’autorise dans le cadre de cette analyse afin de mieux cerner le renforcement des liens sociaux entre les membres de la communauté sociale. C’est bien dans cette filiation que se situe cette intellection, même si l’objet peut apparaître comme très différent. Parce qu’il prend appui sur le champ de l’intelligibilité de la sociologie relationnelle, un examen plus attentif a pour principal objectif la réalisation de l’équilibre entre des intérêts antagonistes que constituent les droits des délinquants et la protection de la société. En procédant ainsi, elle décompose la société en ses éléments les plus simples (groupes, sous-groupes et conscience individuelle) pour examiner les relations entre ces éléments et les replacer dans différents ensembles. Ce cadre d’analyse permet de reconstruire la logique d’une vie en communauté (sans recours à l’idéal-type personnel). A-t-il respecté le nécessaire équilibre entre les droits de la défense et la sauvegarde des intérêts de la société? C’est ainsi que peut se résumer la question qui est au cœur de l’analyse interactionnelle. En mettant dès lors l’accent sur la recherche du juste équilibre entre la préservation des droits et libertés individuels, l’esprit de la réforme du Code pénal entend concilier l’exigence humaniste avec celle de la protection de l’ordre social. L’on peut s’en convaincre en recourant aux propos de l’ancien bâtonnier Tchoungang qui déclare à ce propos :
Par ces temps modernes où le capitalisme économique, les élans d’émergence et de développement des peuples cèdent de plus en plus la place à la nécessité que lesdits peuples voient leurs droits et libertés consolidés et préservés, il est important, voire impérieux, que la machine répressive régresse au profit d’autres mesures d’harmonisation sociales non moins efficaces que cette dernière[5].
En réalité, la vie sociale, partout où elle existe d’une manière durable, tend inévitablement à prendre une forme définie et à s’organiser, et le Code pénal n’est autre chose que cette organisation même dans ce qu’elle a de plus stable et de plus précis (Durkheim, 2007, p. 45). Or, la vie en société ne peut s’étendre sur un point sans que la réforme ne s’étende conjointement et concomitamment (Durkheim, ibid., p. 46).
On pourrait être tenté d’opposer la thèse structuraliste selon laquelle les appartenances communautaires recèlent en soi une capacité d’agir ensemble ayant comme effet la constitution d’une communauté d’action ou de production. Ce n’est pas par hasard si la politique criminelle du législateur camerounais s’inscrit dans une espèce de relation passionnelle avec la sanction pénale. En fait, quelle que soit leur nature, les sanctions pénales visent une même fonction, celle d’« assurer une suffisance conformité aux normes d’orientation de l’action pour sauvegarder, entre les membres d’une communauté donnée, le dénominateur commun nécessaire à la cohésion et au fonctionnement de cette collectivité. Elles ont pour fonction de décourager toutes les différentes formes de non-conformisme aux normes établies dans une communauté » (Roger, 1970, p. 161). À partir de cette considération, il devient possible de voir comment la politique criminelle législative subit une transformation qui se veut double. La première est liée à l’existence « souterraine » des modèles sociétaux de régulation sociale. Quant à la seconde, elle met en avant le renforcement de l’autorité de l’État, l’intensité de la pression exercée sur le corps social par l’accroissement de la répression pénale qui devient alors une variante déterminante de la réforme. Dans la mesure où elle enferme dans son faisceau de pouvoir cette violence qui permet ainsi de disposer du droit de vie et de mort (Carbonnier, 1994, p. 42). Partant de ces analyses, l’on assiste à une pénalisation de la vie collective, conséquence de l’intervention étatique croissante. On comprend de ce fait que, sans pousser à l’extrême la logique implicitement contenue dans cet état des choses, cela conduit à un foisonnement d’incriminations inédites (Cornu, 2016, p. 399).
Le renforcement des valeurs fonctionnalistes à la vie en communauté
Il faut, d’entrée de jeu, dire que les valeurs fonctionnalistes sont des valeurs qui régissent la substance fonctionnelle de la vie en communauté sociale (Pesqueux, op.cit, p. 3). Une fois ce décor planté, l’on ne saurait comprendre ce point de réflexion qu’à partir de la thèse de la rationalisation du monde chez Weber (2001, p. 301). Si le développement des normes sociales régule l’ensemble des interactions humaines dans toutes les sociétés, il contribue aussi à définir les conditions pratiques de moralisation de toute société dans son ensemble. Elle présente un autre caractère instrumental, celui de l’unité nationale. Pour la répression de la personne morale pénalement responsable, l’article 19 prévoit également des peines accessoires spécifiques : l’interdiction pour une durée déterminée de s’investir directement ou indirectement dans l’une ou plusieurs activités prévues par son objet social; le placement sous surveillance judiciaire pendant une durée déterminée; la publication de la décision ou sa diffusion par voie de médias, sans préjudice de toute autre peine accessoire prévue par les textes spéciaux.
Pour les décideurs politiques, la réforme du Code pénal de 2016 vise à concourir à réaliser ce rêve commun grâce à son effet d’intimidation (Weber, ibid., p. 302), tant qu’il peut atteindre en profondeur les mentalités et viser une efficacité sociale. L’on a la conviction que, plus la menace de la sanction pénale qui représente en quelque sorte la politique de défense sociale a une réelle emprise sur la conscience collective, plus les objectifs qu’ils se sont assignés dans l’intérêt de la nation n’ont le privilège d’être atteints. Le législateur camerounais est soucieux avant tout du développement du pays. Sous cet angle, il estime que le droit pénal constitue un instrument irremplaçable. Pour le démontrer, il évoque la détermination et la sévérité dont il a fait preuve à l’égard de certaines infractions qui ont montré à diverses occasions leur capacité à modifier les structures sociales ainsi que les mentalités. En réalité, les atteintes portées à l’intégrité de l’État et à ses représentations constituent une gravité aux yeux de la législation. Or, il faut signaler que les pénalités subséquentes ne font l’objet d’aucune possibilité d’assouplissement, dans la mesure où les peines sont généralement très lourdes. Il s’agit de peines pouvant atteindre vingt ans d’emprisonnement assortis de fortes amendes. La peine de mort peut être requise dans certains cas. Tout cela pour dire qu’il existe une gradation de la répression selon la nature de l’infraction. À titre illustratif, les infractions contre les intérêts de la nation sont réprimées plus sévèrement que les infractions contre les intérêts particuliers. On comprend d’autant plus pourquoi les actes de trahison et d’espionnage sont frappés par la peine de mort.
Par-delà l’examen de la redéfinition du modèle de rationalité, il importe à présent de s’intéresser à la reconfiguration de la logique de rationalité à travers la cristallisation des normes de sanction.
La reconfiguration de la logique de rationalité
Un courant de plus en plus important de l’analyse des politiques publiques tend à mettre l’accent sur le poids des idées (Weber, ibid., p. 147) dans l’action publique. Il repose pour l’essentiel sur la conviction que les éléments cognitifs jouent un rôle important dans la compréhension et l’explication (Weber, ibid.).
Dans ce qui suit, l’on examinera successivement deux grandes idées : la première est relative aux mécanismes d’exclusion des sanctions alternatives. Tandis que la seconde s’intéresse aux mécanismes d’inclusion des sanctions complémentaires (Weber, ibid.).
Les mécanismes d’exclusion des sanctions alternatives : l’idée d’assouplissement et d’humanisation de la dimension punitive et purgative
Si on veut expliquer les mécanismes d’exclusion des sanctions, l’on devrait se référer à la théorie kantienne de la rétribution fondée sur un principe d’ordre moral. Elle se veut fondamentale pour éclairer quelques aspects de la rationalité pénale sous-tendant la philosophie de la réforme du Code pénal camerounais. On voit quelle importance, elle accorde à l’expiation d’un mal illégitime par la distribution d’un second mal institutionnellement légitimé par l’État. Au regard d’une telle perception, on est en droit de s’interroger : comment les théologiens envisageront-ils leur rôle? C’est pourquoi il semble d’autant plus juste et convaincant de concilier le diptyque moralité-justice (Pires, op.cit, p. 167). En mettant à découvert et en transposant cette idée de Kant, il est possible de constater que la réforme du Code pénal de 2016 met l’accent sur la punition parce qu’elle constitue le moyen permettant d’effacer le mal causé et de rétablir la justice. Il est aussi possible de remarquer que, dans la perspective d’une théorie pénale rétributive (Kerchove, 2005, p. 22-31), la peine (afflictive), dans le cadre exclusif de la justice criminelle, permet de rétablir la justice même si tout le reste relève de la notion d’impunité » (Pires, op.cit, p. 168). Ce que l’on découvre, c’est cette vertu de punir les infractions commises pour le compte des personnes morales, par leurs organes ou par leurs représentants[6]. Il est possible, dans ce cadre, que cette responsabilité pénale induise quelques aménagements à l’article 18 qui prévoit désormais des peines principales spécifiques pour les personnes morales : la dissolution, la fermeture de l’établissement et l’amende.
Cette même analyse est attentive surtout au postulat selon lequel toute peine implique une sanction et toute sanction n’est pas nécessairement une peine. Grâce à ce postulat, l’on est en droit de penser que l’on devrait évoluer vers un droit de la sanction et envisager, à côté des peines stricto sensu, des mesures alternatives ou, à tout le moins, aménager l’exécution de la sanction prononcée : la semi-liberté, le fractionnement de la peine, le sursis simple, le sursis avec mise à l’épreuve, le sursis avec obligation d’accomplir un travail d’intérêt général, les dispenses de la peine ou l’ajournement[7], d’autant plus que ces mesures permettent d’aménager l’exécution de la peine. Sur ce point, il importe de comprendre que toutes ces mesures ont un seul objectif : permettre la réinsertion sociale du délinquant. Plus spécifiquement, l’on s’en convainc au gré des peines alternatives. Il est question de réduire le prononcé des courtes peines d’emprisonnement, c’est-à-dire des peines applicables aux délits passibles d’un emprisonnement inférieur à deux ans. Car, la resocialisation du délinquant par un court séjour en prison n’est pas évidente et est parfois dommageable. De ce point de vue, ce socialisme carcéral introduit une rupture, l’on est ainsi conduit à s’interroger sur le renforcement de l’autorité des chefs de parquet. Et pourtant, les procureurs ne s’intéressent plus en priorité aux affaires importantes ou « signalées », comme c’est le cas naguère, mais s’investissent désormais, avec leurs substituts, dans la définition de ces normes applicables au traitement des affaires en temps réel, notamment la petite et moyenne délinquance. La mise en œuvre du traitement des affaires à temps s’accompagne donc d’une tendance à l’uniformisation des décisions, appuyée sur un travail collectif et sur un cadre hiérarchique renforcé. En clair, on se dirige vers une certaine « automatisation » de la justice, le traitement des affaires s’écartant sensiblement du principe d’individualisation des décisions.
Les mécanismes d’inclusion des sanctions complémentaires : l’individualisation de la peine
En parcourant le Code pénal camerounais, l’on observe que l’un des objectifs poursuivis concerne l’individualisation de la peine. Clé de voûte de la pénologie moderne (Ottenhof, 2001, p. 7), l’individualisation de la peine est perçue comme la prérogative confiée à différentes autorités permettant de faire varier les sanctions pénales selon la personne du condamné et les circonstances de l’infraction (Cornu, 2016, p. 345). Cela permet à la sanction pénale de répondre au mieux à leurs besoins, à leurs santés corporelles ou mentales, ainsi qu’à leur cadre de vie. De plus, la mise en place d’une fluctuation de la sanction pénale permet aux personnes condamnées de mieux comprendre la sanction pour laquelle ils sont punis. Cette nouvelle perspective implique de repenser le contenu et les formes de la peine qui jadis, étaient proportionnels au mal matériel commis. Il s’agit avant tout de l’approprier à la nature, de la perversité de l’agent (Ottenhof, 2012, p. 19), à sa virtualité criminelle, qu’il faut empêcher de se réaliser de nouveau en actes. Dans le champ pénitentiaire, il a notamment été souligné le principe de la responsabilité pénale. Chez les mineurs, ce principe est prononcé et affirmé très clairement (Bonflis, 2009, p. 308). Les peines encourues sont souvent identiques à celles appliquées aux majeurs par des juridictions relativement peu marquées par des spécificités liées à la minorité[8].
C’est ainsi que, aussi indéniable que puisse être l’inspiration que cette « sanction » trouve au cœur de l’individualisation des peines, il n’en demeure pas moins qu’à côté de ces mesures et en tant que compléments, les mécanismes de remise de peine ou de libération conditionnelle sont mis en place. Le critère de remise de peine ou de libération conditionnelle devant être le comportement ambigu du délinquant en milieu carcéral. C’est ce qui explique peut-être que l’on devrait prévoir pour les crimes les plus graves, une période de sûreté dans laquelle le délinquant ne pourra pas bénéficier des bienfaits des mécanismes précédemment évoqués. Cette vision semble s’être écroulée, car individualiser la peine c’est laisser place à l’inégalité pour des fautes égales. Dès lors, il est bon de faire entrer en ligne de compte le sentiment d’injustice apparente que cette inégalité ne peut manquer de faire éprouver aux condamnés ou à un grand nombre d’entre eux ou à la masse ignorante du public. En fin de compte, on comprend que l’individualisation de la peine constitue un « germe de l’avenir moral du condamné » et s’adapte à sa personnalité, mais aussi tient compte des possibilités de sa réinsertion sociale.
Après avoir fait ressortir le pan de réflexion sur l’explication rationnelle de la réforme du Code pénal de 2016, il convient désormais d’aller à l’autre obédience réflexive qui s’évertue à comprendre de manière analytique cette dernière.
La compréhension analytique de la réforme du Code pénal de 2016
Comprendre de manière analytique revient à retourner au processus de production du sens (Gonthier, 2004, p. 37; Bourdieu, 1993, p. 56) qui s’exprime dans les différents motifs par lesquels les sujets rendent compte de leurs comportements. Par ricochet, le souci de saisir les subtilités et les caractéristiques de la compréhension analytique de la réforme du Code pénal camerounais de 2016, s’inscrit dans le dessein de l’interprétation sous quelques conditions préalablement posées qui se situe sur la perspective de modernité qui, selon Anthony Giddens (1994, p. 23) est profondément et intrinsèquement sociologique (Hamel, 2007, p. 45-56).
La perspective définie ci-dessus amène à amorcer l’examen de la tentative de reconstruction du processus de structuration et d’autonomisation sociale de l’État colonial, d’abord à travers les mécanismes par lesquels s’opèrent les ruptures hégémoniques des systèmes de domination pré-étatiques. D’où l’intérêt d’une présentation de l’institutionnalisation de la nouvelle arène de gouvernance.
La vision normative du monde social comme promotrice des valeurs fondatrices d’une société
On partira de l’idée que le législateur pénal fonde son agir normatif sur la vision normative du monde social qui constitue son idéal normatif recherché. Cette analogie se découvre de manière insidieuse dans la pensée d’Alain Touraine qui l’assimile à un nouveau paradigme ou schème de compréhension du monde présent (Touraine, 2005, p. 43). On peut donc émettre l’hypothèse qu’une mise à jour des processus de recomposition de l’État à travers les choix d’instruments dépend des choix significatifs de politiques publiques et des caractéristiques de ces dernières (Pourtois, 1991, p. 45-56).
Dans ce qui suit, il paraît opportun de construire l’architecture du présent raisonnement en s’appuyant sur une logique duale. D’abord, il convient d’étudier la rationalisation du monde et ensuite, convoquer l’idée d’un « relativisme cognitif » (Kuhn, 1970, p. 23-24) des cadres institutionnels.
La rationalisation du monde
Pour l’aborder, une perspective autorise fondamentalement que l’on circonscrive les notions de rationalité et de modernité (Martucelli, 1999, p. 45-50). Si la rationalité renvoie à la découverte des finalités nouvelles et logiques, elle s’accommode de la modernité qui, par contre, désigne une évolution de la conscience historique à partir d’une redéfinition des valeurs fondatrices du social (Wei, 2008, p.78) afin qu’elle corrobore avec les exigences actuelles. C’est ce qui justifie le fait qu’elle soit considérée comme la fille de la modernité. Il faut admettre que la rationalisation du monde s’opère sous l’effet d’un processus circulaire d’échange entre celui-ci et l’activité communicationnelle. Plus les individus cherchent à assurer par des processus d’intercompréhension leurs rapports au monde objectif, au monde social ou à leur monde intérieur, plus sont réfléchies les évidences liées à des formes de vie concrètes qui ont pour fonctions d’assurer la reproduction culturelle, l’intégration sociale et la socialisation des individus (Pourtois, ibid., p. 471). Sous l’effet de cette thématisation croissante, ces trois fonctions, indistinctes à l’origine, se séparent. Le monde vécu se scinde en trois sphères : celle de la culture, celle de la société et celle de la personnalité (Pourtois, ibid.). Par ailleurs, il est constant que les contenus particuliers des formes de vie se détachent toujours plus nettement des structures générales du monde vécu. On comprend aisément que la reproduction harmonieuse des mondes vécus est « de moins en moins garantie par les conditions traditionnellement établies, éprouvées et acceptées et est de plus en plus assurée par des consensus » (Pourtois, ibid., p. 472). Cela n’est pas sans conséquences sur l’évolution des structures du monde vécu. Cette logique est également présente en droit des accusés où un ensemble des prérogatives permet à l’individu pour faire valoir et assurer la défense de ses autres droits et libertés, spécialement devant le juge pénal.
Il faut encore, pour compléter cette analyse, évoquer un autre facteur responsable de l’audience de la rationalisation du monde à partir de la théorie des systèmes. En mobilisant cette théorie autour de ce problème, on peut penser que cette dernière met en valeur une autre manière de concevoir la fonction du droit criminel moderne, une manière qui puisse reconstruire la vision du monde à partir d’un « schéma régulateur de sens ». En empruntant les sentiers de l’analyse de Peter Hall, l’on souscrit à l’idée que l’observation des instruments permet surtout d’étudier les processus de changement et d’apprentissage spécifiques à une politique publique. Une transformation de l’agencement de différentes règles et de leur forme d’usage permet d’identifier un premier niveau de transformation, alors que l’introduction d’un nouveau Code pénal camerounais révèle un niveau de changement et d’apprentissage plus approfondi (Hall, 1993, p. 275-296). On s’aperçoit alors qu’elle vise à instituer des manières de penser et de faire qui peuvent limiter le recours à l’emprisonnement et « la perte inutile de valeurs humaines » (Wei, 2008, p. 73-99). En d’autres termes, le médium « protection de la société » ne paraît pas représenter la « meilleure » des options possibles pour la mise en œuvre de son projet de réforme global.
Le relativisme cognitif des cadres institutionnels
Sans méconnaître le relativisme cognitif qui désigne des connaissances objectives produites de manière générale et impersonnelle, les cadres institutionnels, dans cette perspective sémantique, impliquent un ensemble constitué des règles et normes (formelles et informelles) qui encadrent, prévoient et prescrivent les interactions des acteurs en société. Cela veut dire qu’ils modifient les ressources, intérêts et rapports de force entre les acteurs et représentent à la fois une ressource et une contrainte pour eux.
Par-delà, les cadres institutionnels ont une influence sur les schémas cognitifs et les philosophies d’action. Cette évidence logique amène à parfaitement considérer que les cadres institutionnels sont producteurs d’une représentation spécifique induisant un effet cognitif direct (Hanf, 1998, p. 65-67). Sur ce point, il impose des définitions conventionnelles de faits sociaux en fournissant une grille de catégorisation. C’est dans ce sens que la réforme induit une problématisation particulière de l’enjeu, dans la mesure où elle hiérarchise des variables et peut aller jusqu’à suggérer un système explicatif. À titre illustratif, au sujet de l’abandon de foyer, le législateur du 12 juillet 2016 introduit comme dispositions nouvelles et à la suite de cet ancien texte, l’article 358-1 qui traite de l’expulsion du domicile conjugal. Le législateur prend acte de certaines réprobations internationales liées aux droits de l’homme pour incriminer et réprimer certaines atteintes organiques dont les enfants sont souvent victimes. Aussi, il réprime tant l’entrave au droit à la scolarisation que l’entrave à l’exercice, par un parent, du droit de visite à son fils lorsque le couple vit en résidences séparées.
Après avoir examiné la vision normative du monde social, il convient à présent de s’interroger sur l’institutionnalisation de l’arène de gouvernance.
L’institutionnalisation d’une arène de gouvernance comme instrument de régulation et de prospective
En partant de l’idée que la réforme du Code pénal de 2016 révèle l’émergence et l’institutionnalisation d’une arène de gouvernance spécifique, il est tout à fait logique que l’on présente brièvement les raisons pratiques (Bourdieu, 1994, p. 9) de son avènement.
Pour saisir l’institutionnalisation d’une arène de gouvernance, il faut s’atteler d’abord à comprendre les raisons pratiques de la gouvernance. Après quoi, l’on évoquera les jeux de cette dernière.
Les raisons pratiques de la gouvernance
Afin de jeter un éclairage différent sur les raisons pratiques de l’institutionnalisation d’une arène de gouvernance, l’on est amené à dire qu’elles constituent la nouvelle logique de « faire ensemble » reposant sur la « mutualité » comme principe englobant « l’idée ». De plus, celle logique débouche sur la « démocratie consensuelle » par la création des modes d’échanges équilibrés et sur un nouveau système politique et de droit qui traduit, sur le plan institutionnel, cette immanence de la norme à la vie sociale, seule façon d’enrayer l’essor « métaphysique » de l’État.
En fait, l’approche par la réforme du Code pénal permet de saisir la transformation du rapport gouvernant/gouverné à partir d’un marqueur concret de l’action publique. La question du mode d’orientation des conduites individuelles et collectives et de sa légitimation est plus que jamais dans l’actualité. Comprendre l’instrumentation est une façon de saisir les transformations de l’État en envisageant ses pratiques et les recompositions qu’elles connaissent, en particulier dans la « tension permanente entre contrainte et incitation » (Lascoumes et Simard, 2011, p. 5-14). Au demeurant, il apparaît que la réforme du Code pénal est un moyen d’orienter les relations entre le corps politique (via l’exécutif administratif) camerounais et la société civile (via ses sujets administrés) par des intermédiaires, des dispositifs mêlant des composantes techniques (mesure, calcul, règle de droit, procédure) et sociales (représentation, symbole).
Les jeux de la gouvernance
En partant de l’idée selon laquelle le Code pénal ne peut être déconnecté des pratiques sociales (Durkheim, op.cit, p. 234), il est intéressant de relever que la loi s’adapte aux mœurs, au cas contraire, elle tombe en désuétude conduisant les individus à adopter des comportements déviants (Perron et Djelassi, 2015, p. 55). On comprend au travers de cet ordre de considération que les jeux de la gouvernance au sens sociologique du terme participent de la régulation de tout détournement ou distorsion volontaire (Mazouz, Garzon et Picard, 2012, p. 93). Et en tant que tel, il est constitué d’un ensemble plus ou moins coordonné de règles et de procédures qui gouvernent les interactions et les comportements des acteurs sociaux (North, 2005, p. 34). Les institutions fournissent ainsi un cadre stable d’anticipation à la gouvernance qui réduit les incertitudes et structure l’action collective (North, ibid., p. 35). Dans la version sociologique la plus dure ou la plus proche du culturalisme, on considère que ces régularités de comportement (par exemple, les comportements appropriés) sont obtenues à partir des matrices cognitives et normatives qui constituent des ensembles coordonnés de valeurs, de croyances et de principes d’action, voire des principes moraux inégalement assimilés par les acteurs qui guident leurs pratiques.
À partir de là, le Code pénal détermine en partie la manière dont les acteurs se comportent, créent des incertitudes sur les effets des rapports de force, conduisent à privilégier certains acteurs et intérêts et à en écarter d’autres, contraignent les acteurs, offrent des ressources et véhiculent une représentation des problèmes. Cette ligne d’analyse est pertinente, en ce sens que les acteurs sociaux et politiques ont des capacités d’action très différentes en fonction des instruments sélectionnés. Une fois en place, ces derniers ouvrent de nouvelles perspectives d’utilisation et d’interprétation, imprévues et difficiles à contrôler, aux entrepreneurs politiques, nourrissant ainsi une dynamique d’institutionnalisation. Dans ces conditions, ils déterminent en partie les ressources qui peuvent être utilisées. Comme toute institution, ils permettent de stabiliser des formes d’action collective, de rendre plus prévisible et sans doute plus visible, le comportement des acteurs.
Conclusion
Cette analyse sur la réflexivité s’est efforcée de saisir, sous des prismes de lectures interprétatives différentes, et en fonction des contextes situés du relativisme et de la pluralité, des actes d’interprétation sur la base de la sociologie de l’expérience (Dubet, 1994, p. 240) camerounaise de la réforme de son Code pénal de 2016. Ce travail constitue une étape cardinale au regard de la lecture d’intéressants problèmes de sociologie de la connaissance et d’épistémologie qu’il pose. Ceci dans la mesure où la réflexivité produite par l’interprétation sociologique de la réforme trouve son droit et sa mesure sous les degrés (pluriels et variables) d’implication (Corcuff, 1995, p. 65) susceptibles d’influer sur la réflexion qu’orchestre une telle perspective.
Dans l’univers de l’intelligibilité de l’interprétation sociologique de la réforme du Code pénal de 2016, il faut accepter que cette pluralité d’interprétations découle nécessairement de la pluralité des modes de lecture plurielle (Corcuff, ibid., p. 62) fondés sur les ressorts probatoires de la véridicité de l’explication rationnelle et la compréhension analytique de la réforme de son Code pénal. Mais cette pluralité ne signifie-t-elle pas une absence de hiérarchie entre l’unité conjoncturelle de chacune de ces interprétations?
Force est d’admettre que cette interprétation sociologique est donc sujette au jeu social en fonction duquel, selon les circonstances, elle peut être, dans le meilleur des cas, celui de la « démocratisation de la vie individuelle », une connaissance égale aux autres, ou dans le pire des cas, dominée par l’une et l’autre de ses concurrentes. En plus de cela, elle peut contribuer à la prise en compte d’une lecture plus complète, à partir des paramètres de stabilité et de prévisibilité. C’est bien dans cette filiation que se situent les analyses de Friedrich Nietzsche lorsqu’il affirme : « plus nous savons nous donner d’yeux, d’yeux différents pour [une] chose, et plus notre « concept » de cette chose, notre « objectivité » seront complets » (1995, p. 425).
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- V. L’exposé des motifs, projet de Loi n°989/PJL/AN portant Code pénal, n° 059/AN/9, juin 2016. ↵
- Adopté en 1965, ce livre I porte sur la loi pénale générale. Le Livre II quant à lui porte sur les crimes, délits et contraventions et est a adopté en 1967. Cf. La Loi. n°65/LF/24, 12 novembre 1965 (Journal officiel de la République fédérale du Cameroun (J.O.R.F.C. – 1965, n°sup., p. 85; R.C.D.C., t. v, p. 276-289) et la Loi n° 67/LF/1 du 12 juin 1967 (J.O.R.F.C., n°sup., p. 33; R.C.D.C., 1967, t. VII, p. 201-224). ↵
- Elle est sous-tendue par une exigence protectionniste des droits de l’homme et des libertés des citoyens. Mémorandum du Conseil de l’ordre des avocats sur le projet de loi portant révision du code pénal, https://www.tribunejustice.com/conseil-de-lordre-sexprime-projet-de-loi-portant-revision-code-penal-cameroun/, (Consulté, le 22 décembre 2018). Après cinquante (50) années de pratique du Code Pénal, l’on peut identifier les délits qui n’ont pas donné lieu à poursuites, et en déduire que les dispositions les prévoyant et les punissant n’ont plus lieu d’être. ↵
- Tout texte de caractère normatif, le droit pénal a besoin d’évoluer, puisque la société à laquelle il s’applique n’est pas statique : de nombreux comportements sont non susceptibles d’être pris en compte. ↵
- « Code Pénal révisé, un Code vénal, un Code bancal », https://germinalnewspaper.com/index.php?option=com_content&view=article&id=462:ecrit-par-maitre-claude-assira-engoute-avocat-au-barreau-du-cameroun&catid=29:maniere-de-voir&Itemid=53, (Consulté, le 2 juillet 2019). ↵
- Lire à cet effet, l’article 74-1 de la Loi n° 2016-007 du 12 juillet 2016. ↵
- La dispense de peine ne peut être accordée lorsqu’il apparaît à la juridiction de jugement que le reclassement du coupable est acquis, que le dommage causé est réparé et que le trouble résultant de l’infraction a cessé. Dans un tel de figure, la juridiction de jugement ne saurait ajourner le prononcé de la peine dans la mesure où il apparaît que le reclassement du coupable en voie d’être acquis ou que le dommage causé est en voie d’être réparé. ↵
- Le modèle non pénal (ou tutélaire) de justice des mineurs délinquants adopte une vision différente du mineur. On fait l’hypothèse que le mineur délinquant est, avant tout, un mineur en danger, de sorte qu’il doit lui être appliqué des mesures de protection et d’éducation, et non des peines, et ces législations adoptent souvent des modalités d’évitement du procès pénal avec des procédures (dé)-judiciarisées Un troisième modèle, intermédiaire, a la faveur des politiques criminelles contemporaines, si l’on se réfère à l’évolution récente des législations pénales des mineurs. ↵