Volume 1 – numéro 1 – 2019 : Nation et République sous le prisme des défis contemporains
Gouvernance identitaire et défis sécuritaires au Cameroun
Gabriel Cyrille Nguijoi
La composante identitaire du Cameroun est particulièrement marquée par une pluralité ethnique et linguistique. Cette pluralité peut être porteuse non seulement d’une richesse culturelle facteur d’unification, mais aussi d’une bifurcation réfractaire aboutissant à des fractures sociopolitiques. De ces fractures, parfois marquées par de fortes tensions et autres fratricides, découle une dynamique d’insécurité. Dans le contexte camerounais, cette dernière est issue de l’apparition des velléités sécessionnistes anglophones dans les années 1980 (Konings et Nyamnjoh, 1997), des mémorandums ethnorégionaux et de la question Boko-haram qui se pose dans la partie septentrionale du Cameroun depuis 2011. Ces phénomènes systémiques forcent à regarder la question identitaire avec plus d’attention. Ils débouchent sur une forme de gouvernance qui repose sur les identités et s’arrime à une gestion transversale des fractures causées par celles-ci. En effet, la gouvernance n’est pas un concept nouveau. On en trouve des traces dans la période médiévale. Elle signifie la conduite, le pilotage ou la direction (Toupane, 2009). Cette notion renvoie de nos jours au processus de coordination d’acteurs et actrices, de groupes sociaux et d’institutions en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement. L’intérêt actuel de la gouvernance répond à la transformation du rôle de l’État et des modes de régulation politique, de changement social et de stabilisation sociétale. Elle apparaît dans une logique ambitieuse et globale de désétatisation. C’est la raison pour laquelle Guy Hermet soulignait en 2005 qu’elle est une « idéologie globale de substitution de l’État » (p. 14), mieux encore, un processus « d’excellence démocratique », au sens d’Alain de Benoist (s. d., en ligne), dans la mesure où elle s’assimile à la consubstantialité de la démocratie participative (implication et participation directe des citoyens dans le débat public et dans la prise de décision politique). Elle complète, de ce fait, la démocratie représentative tout en soulignant une relation d’engrenage qui introduit la démocratie dans la gouvernance et la gouvernance dans la démocratie. C’est dans cette logique que Guy Hermet précise qu’elle est un « mode horizontal de gestion des affaires publiques » (2005, p. 13). Pour Daniel Bourmaud, il s’agit d’un « processus de dépolitisation » (2006, p.78), c’est-à-dire la technocratisation des problèmes politiques. Bref, selon Hugues François Onana (2011), la gouvernance se déploie au Cameroun dans un contexte de « mutations politiques », « d’intention démocratique » et de « dynamiques protestataires ». Comme le fait remarquer Letourneau (2009), de Vasudha et Stoker (2009), l’intérêt scientifique de la gouvernance est d’autant plus pertinent que ses théories visent plutôt les processus de prises de décision sur des questions d’intérêt public, en faisant référence à une pluralité d’acteurs ou de groupes, d’ailleurs hautement variables selon les secteurs. Cette théorisation comme paradigme explicatif d’une certaine réalité sociale en Afrique est tout au moins compréhensible dans les travaux de Mbacke Cisse et al. (2010) dans la mesure où la gouvernance est un concept opératoire, une pratique concrète qui ne peut se satisfaire simplement de considérations globales des orientations politico-institutionnelles, et donc stato-centrées. Cela suppose qu’elle est indéfectible au paradigme néo-institutionnaliste qui s’accorde, selon Roberto Rizza (2008, p. 7), sur le fait que « les institutions contribuent à la définition de profondes régularités dans le comportement des individus en réduisant l’incertitude et en rendant plus prévisibles les phénomènes sociaux, économiques, politiques et culturels » (2008, p. 7). Cela traduit, non pas une dynamique de dés-Étatisation, mais de cohabitation avec pour but de fournir des orientations stratégiques aux politiques publiques et de créer des conditions d’efficacité optimale pour parvenir aux objectifs visés.
Cette cohabitation revêt tout son sens quant à la gestion des clivages identitaires qui laissent présager une situation d’insécurité au Cameroun dans la mesure où elle se résume à un ensemble de règles, de normes et de pratiques collectives (entre l’État et la société civile), conjoncturelles et structurelles, qui ont tendance à substituer l’autorité politique dans son rôle régalien (veiller à la sécurité de tous ses citoyen-ne-s). En clair, il s’agit d’une décentralisation des questions sécuritaires face à des fractures identitaires, d’où le questionnement ci-après. Quels sont les mécanismes qui ont structuré l’émergence d’une gouvernance des identités au Cameroun? Comment cette dernière se présente-t-elle? Pour quelle finalité? Mieux, comment les fractures socio-identitaires sont-elles prises en charge au Cameroun? Cette prise en charge est-elle une technocratie politique rénovatrice ou un pseudo-mécanisme managérial des questions identitaires lié à des risques d’insécurité? Les tentatives de réponse à ce questionnement se trouvent dans l’argument selon lequel la gestion des fractures socio-identitaires dans l’espace camerounais s’organise et se structure autour d’un ensemble de procédures d’actions et de réactions faisant souvent appel à la mise en œuvre de réformes normatives, structurelles et infrastructurelles plus ou moins autonomiques, technocratiques et technologiques. La gouvernance se présente alors comme un cadre de mobilisation d’instruments communautaires dans la gestion des questions sécuritaires. La gestion technocratique ou bureaucratique et socio-stratégique – la manière sociologique d’appréhender la stratégie, elle-même considérée par Lucien Poirier (1997, p. 27) comme étant « la manière générale de la guerre » – voire, communaucratique ou « tribalocratique » (Touoyem, 2014, p. 6) des fractures identitaires sous l’étendard démocratique (Mouiche, 1996) – se construit à partir des politiques du « libéralisme communautaire », théorisé par Paul Biya en 1987, et de « l’équilibre régional » initié par Ahmadou Ahidjo dans les années 1970. Le constructivisme, qui est le cadre théorique qui sous-tend cette réflexion, nous permet de mettre l’accent sur l’influence discursive et normative des valeurs et de l’identité dans la régulation sociale, tout en insistant sur la manière dont les fractions socio-identitaires ont été perçues comme des défis sécuritaires (Berger et Luckman, 1987). De manière plus précise, le constructivisme nous permet de voir les logiques qui marquent la perception des fractures identitaires comme défis sécuritaires au Cameroun. Toutefois, l’examen des questions posées ci-dessus nous amènera à mobiliser l’analyse sociohistorique et la sociologie critique comme outils méthodologiques. Ceux-ci permettront de mieux cerner la sociogenèse de la gestion identitaire autour du discours intégrationniste avant d’explorer, dans le contexte actuel, la mise en place des structures compensatrices et régulatrices.
La perception des fractures identitaires comme menace sécuritaire et la redéfinition du profil de l’État
Le débat sur les fractures socio-identitaires et la transformation de l’État constitue une des interrogations principales de la sociologie de l’action publique. Les transformations bureaucratiques des années 1990 interviennent dans le cadre de la régulation des fractures socio-identitaires et sociopolitiques qui ont animé la scène camerounaise. Cette vague de contestations et de replis identitaires semble être l’élément qui stimule, pour le moins, la gouvernance identitaire qui trouve ici un détonateur avec l’effervescence démocratique (Goran et Bratton, 1992). Une telle lecture semble confortée par un constat rapide de plusieurs auteurs et autrices sur le lien étroit entre démocratisation et contestations identitaires au Cameroun (Oyowe, 1991; Darbon 1995). Cette réalité fait montre d’une dialectique marquant la quasi-difficulté à réaliser une synthèse des dynamiques de transformation de l’État (Onana, 2011). Toutefois, c’est dans ce sillage transformateur et réformateur que se sont greffées, tour à tour, la remise en cause politique des mouvements identitaires et leur prise en change prioritaire par l’agenda politique.
La remise en cause des fractures socio-identitaires et la variation bureaucratique
L’avènement de la démocratie libérale dans les années 1990 avait une double mission. En premier lieu, l’éradication du monolithisme étatique; en second lieu, l’instauration du pluralisme politique (Zelao, 2012). L’expression plurielle des identités différentes qui en découlent va être mobilisée contre la superpuissance ethniciste marquée par la centralité de l’ethnie dans le régime de la première République du Cameroun. Cette mobilisation prend la forme de contestations identitaires où le sentiment d’appartenance à un groupe ethnique, linguistique, religieux ou régional semble être plus ancré que celui de l’appartenance à l’État qui confère la nationalité.
La volonté de stabiliser les clivages sociaux afin de réduire l’incertitude a amené le régime Biya d’alors, en place depuis le 6 novembre 1982, à entreprendre une dynamique symbolique, idéologique et mécanique de l’appareil bureaucratique, structurée autour de la politique d’ « intégration nationale ». Cette politique régulatrice, qui s’inscrit dans une logique de réforme institutionnelle et de mobilisation identitaire au niveau de l’appareil politico-administratif, se présente moins comme une rupture d’avec la politique d’ « unification » d’Ahidjio qui consistait elle aussi à stabiliser les fractures socio-identitaires autour d’une politique centralisée. Cette régulation passe donc par un ensemble de relâchements normatifs, de réaménagements structurels, de changements idéologiques et de mutations sociopolitiques dont la spécificité fait montre d’une certaine originalité autour du management des identités. La construction idéologique constitue le point de départ d’une relecture politique des questions identitaires, conduisant inévitablement à une nouvelle gestion des affaires publiques, et rend plus urgent l’approfondissement de la nature et de la spécificité éventuelle de cette régulation politique (Commaille et Jobert, 1998).
Cette construction revient à promouvoir une décongestion politique et bureaucratique, voire démocratique, capable de capitaliser les singularités pour en faire un cadre d’intégration nationale. Cela a été fait dans le cade de la politique du « libéralisme communautaire » (Biya, 1987) et de l’ « équilibre régional ». Cette politique, développée par le président Biya, consiste à assurer une répartition plus ou moins équilibrée du produit étatique entre les différentes régions et les groupes humains du pays. Cette gestion sociopolitique des identités émerge dans un contexte de démocratisation et de défi réformateur (Mbock, 1990, p. 16) qui consiste à remplacer le système autoritaire par le système libéral (Jobert, 1994).
Cela s’est fait à travers la mise en place de la loi no 96-06 du 18 janvier 1996, portant révision de la constitution de 1972, qui définit la République du Cameroun comme un « État unitaire décentralisé ». Deux niveaux de décentralisation administrative sont prévus: les régions et les communes. La constitution prévoit ainsi, d’une part et en bonne place, « la libre administration des collectivités territoriales par des conseils élus » et, d’autre part, « le développement harmonieux de toutes les collectivités territoriales décentralisées sur la base de la solidarité nationale, des potentialités régionales et de l’équilibre inter-régional ». Sur cette base, les différentes initiatives visent à réguler les clivages sociaux et à favoriser la participation des acteurs et actrices d’une localité.
Cette logique réformatrice cherchait à rompre avec les clivages identitaires pour ouvrir une nouvelle perspective sociopolitique au Cameroun. L’une de ces perspectives réside dans la reconnaissance et la participation des groupes identitaires à la gestion des affaires publiques. La reconnaissance et la participation des groupes identitaires y constituent en réalité un gage pour l’inscription prioritaire des questions identitaires dans un agenda politique.
La variation sociale de la crise identitaire et la transaction rétributive
La chute de la première république au Cameroun a posé avec beaucoup d’acuité le problème de l’intégration politique « tribalocratique » et « communaucratique » qui portait les stigmates d’autonomisation communautaire plus ou moins relative. Or, la logique intégrationniste, qui émerge avec l’avènement de la deuxième république en 1982, suppose l’établissement d’un sentiment d’appartenance nationale. Cette dernière consiste à supplanter et à éliminer les fractures socio-identitaires et à réfuter le cheminement unilinéaire de la société camerounaise.
Le modèle de gestion des fractures socio-identitaires dans cette dynamique d’intégration politique des communautés ethnolinguistiques et culturelles ne peut véritablement être pris en compte qu’en dehors des procédures d’action et de réaction; lesquelles font souvent appel à des ressources liées à la mise en œuvre des structures et superstructures bâties sous le prisme des politiques publiques (Garraud, 1990). Les processus de sélection de ces fractures constituent, de ce fait, le rapport des analyses en termes de mise en agenda. À partir de là, l’on peut distinguer, sur le plan analytique, la dimension horizontale de la gestion des questions identitaires. Elle suppose de prendre en compte notamment les logiques de mobilisation collective d’ordre identitaire, auparavant fortement centralisées autour d’une politique unificatrice, et conduit à diminuer le spectre des fractures sociales. Cette politique participe à cadrer l’action publique et à mettre sur pied une méthode institutionnalisée à caractère gestiologique, destinée à neutraliser les capacités de contestations ethno-régionales, « ethnocidaires » ou, interethniques. Elle a débuté par une reconnaissance normative de la participation des groupes identitaires à la gestion des affaires publiques, suivie par une ethnicisation du système étatique et par une (re)structuration du cadre politico-administratif qui permet de profondes mutations, lesquelles engendrent d’importantes réorientations des pratiques de « gouvernementalité » (Foucault) des identités, au point où certain-e-s auteur-e-s en tirent l’idée d’une fragmentation de l’État, de sa dilution et de son retrait (Offe, 1979). La « gouvernementalité » au sens de Michel Foucault (cité par Laborier, 2014, p. 170) renvoie à « l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, bien que complexe, de pouvoir, qui a pour cible la population, pour forme majeure le savoir ».
Le relâchement normatif remonte au décret présidentiel no 75/496 du 3 juillet 1975 qui prévoyait la répartition des places pour les concours administratifs et autres grandes écoles en tenant compte de la « région d’origine » des parents du candidat, suivi par le décret no 82/407 du 7 septembre 1982 modifiant celui de juillet 1975 et le décret no 2000/696/PM du 13 septembre 2000 fixant le régime des concours administratifs et révisant dans le même temps les quotas entre les groupes ethniques et ancien-ne-s militaires (Centre 15 %, Sud 4 %, Adamaoua 5 %, Extrême-Nord 18 %, Nord 7 %, Est 7 %, Littoral 12 %, Nord-Ouest 12 %, Ouest 13 %, Sud-Ouest 8 %) (décision n°0015/CAB d’aout 1992). Ces dispositifs normatifs sont couronnés par la constitutionnalisation des droits des minorités à travers la révision constitutionnelle de janvier 1996 et la reconnaissance des « autochtones » et des « allogènes ».
L’exacerbation de la menace sécessionniste anglophone dans les années 80, les revendications minoritaires Kirdi et autochtones Sawa en janvier 1996 vont pousser le régime du renouveau à mobiliser un répertoire d’actions politiques à caractère ethno-identitaire. Ce répertoire d’actions se structure autour de la création des « ethnies-régions » et de « l’État-ethnie ». En effet, la création des Collectivités territoriales décentralisées (CTD) respectant plus ou moins le découpage ethno-identitaires, des « communes à régime spécial » mettant en exergue l’autochtonie et l’instauration d’une bureaucratie ethnoreprésentative (exécutif, Béti; sénat, Bamiléké; assemblée nationale, nordiste; premier ministère, Anglophone…) sous-tendent le discours identitaire qui se trouve obligé de définir de nouvelles modalités de légitimation et d’application pratique de l’intégration nationale dès l’instant où ce sur quoi se fondait sa pertinence, c’est-à-dire la politique unificatrice, est battu en brèche.
La création de l’État-ethnie comme mesure de régulation des contestations ethnocidaires représente une dimension essentielle et séquentielle de la perspective sécuritaire dans la mesure où il semble que le principe de « l’équilibre régional », qui en découle, est la séquelle de l’intelligibilité de la gouvernance identitaire.
Des clivages socio-identitaires et la consécration d’un État-social régulateur et compensateur
Si la situation sécuritaire au Cameroun est marquée par le retentissement de la question anglophone en 2016 peu après la résurgence de Boko-haram en 2011, elle expose ainsi une bifurcation ethnocidaire (Chamoun, 2008) qui révèle, à son tour, l’existence d’une insécurité systémique et donc, une menace pour « l’intégrité territoriale » et » l’unité nationale ». Le recours à « l’État-social » (Cattacin, 2009) et la « décompression autoritaire » (Bayard, 1991) qui en découle conditionnent une pratique politique engageant la responsabilité des masses. Cette pratique politique repose sur un modèle compensateur et régulateur, consistant à prendre en compte la variante sociologique dans la gestion des affaires publiques; le but étant d’asphyxier les clivages identitaires existants.
Le recours à la socio-stratégie comme politique régulatrice face à des revendications locales
Le courant cognitif néo-institutionnaliste indique que la crise d’un système centralisé ne découle pas toujours de nulle part (Karl et Schmilter, 1991). Elle émane souvent d’une volonté manifeste du changement systémique, lui-même tributaire des arrangements et perceptions institutionnels, imposés par des contraintes conjoncturelles. Cette interdépendance permet de modifier la structure cognitive des acteurs et actrices politiques. C’est dans ce sillage que la socio-stratégie, marquée par le transfert des compétences sécuritaires étatiques à des actrices et acteurs sociaux, se pose en s’imposant comme mode de gestion des fractures sociales. En clair, elle permet de modifier l’ordre sécuritaire et d’instaurer une logique situationnelle et rationnelle en associant la société civile dans la gestion des problèmes sécuritaires. C’est là que se situent donc le sens et la quintessence des politiques publiques de sécurité face à des antagonismes identitaires au Cameroun.
Ces politiques publiques de sécurité se sont clairement illustrées dans la résolution du problème anglophone à travers la mise en œuvre des mesures contractuelles qui répondent plus ou moins aux revendications dites corporatistes. Ces mesures permettent donc de rétablir la confiance et d’apaiser les tensions sociales. C’est ainsi que le président Biya décide, le mercredi 30 août 2017, d’arrêter les poursuites pendantes au Tribunal militaire de Yaoundé contre les leaders du consortium anglophone, de réformer le système administratif et éducatif en intégrant une section Common Law à la Cour suprême et à l’ENAM, mais aussi, d’augmenter le nombre d’enseignant-e-s « anglophones » à l’ENAM. Bien plus, il ordonne le recrutement de magistrat-e-s « anglophones », la création de départements de Common Law dans des universités francophones et autorise provisoirement les avocat-e-s « anglophones » de continuer d’exercer les fonctions de notaire dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest.
Cette politique régulatrice passe aussi par la création d’organes indépendants de gestion et régulation sociale à savoir: la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme en janvier 2017; le Comité interministériel ad hoc en novembre 2016, chargé de mener des négociations avec les leaders du Cameroon Anglophone Civil Society Consortium (CACSC « le consortium »).
Toutefois, la montée en puissance de Boko-haram, accentué par des tensions identitaires déjà existantes dans le septentrion, notamment entre Arabes Choa et Kotoko (Socpa, 2002), a permis à l’État camerounais de mobiliser, de manière circonstancielle, des chaînes de commandement traditionnel et social (notamment des associations à base culturelle AC-SAO, ACM, ACADIR…) (Zelao, 2006) dans les localités de Kousséri, Mokolo, Mora (auxiliaires d’administration lawan/blama, chef de canton, sultan/lamido), dans la gestion de ces tentions afin de limiter les risques d’enlisement de conflits intercommunautaires. Force est de constater qu’en tout état de cause, ces conflits qui y perdurent suivent une trajectoire de rejet mutuel et de stigmatisation de l’autre.
La mise sur pied d’un ensemble de dispositions de régulation des fractures identitaires, permet de mettre en relief la configuration du champ de négociation qui révèle à son tour, une sous‑traitance par essence « sécuritaire » laissant émerger une « pluralisation de l’autorité régulatrice » (Roitman, 1999). Cette mobilisation des ressources sociales dans la gestion sécuritaire, face à des revendications sociales à caractère contestataire et protestataire, montre à suffisance la pertinence de la socio-stratégie. Celle-ci renvoie donc à une sorte de décentralisation de la puissance publique en matière de sécurité, intégrant la société civile et la création d’institutions ad hoc pour gérer les problèmes sociaux de nature identitaire.
La capitalisation d’une politique sociale compensatrice face à des revendications identitaires
Le relâchement du champ politique et la « pluralisation du champ social » (Sindjoun, 1996), face à des contestations identitaires de nature ethnocidaire, illustrent la tentative de légitimation de l’ordre sécuritaire (Ngnemzue et Bergson, 2009). Cette légitimation se traduit par la mise sur pied d’une politique compensatrice, c’est-à-dire une vision de l’état fondée sur la politique de « l’équilibre régional » que le président Paul Biya apportait à l’ouverture du champ politique parce que générateur d’une dynamique de paix et de stabilité sociopolitique. Une lecture froide du cadre sociopolitique camerounais révèle l’existence d’exclusions sociales de certains groupes ethnorégionaux par rapport à d’autres (Mouiche, 1997). Entre les Bamiléké de l’Ouest, Kirdi du Nord ou encore les Arabe-Choa et les Pygmées de l’Est du Cameroun, ces groupes ethniques ne participaient presque pas à la prise de décision sous le régime monolithique. On a assisté à une énorme crise de représentativité ethnorégionale au niveau de l’appareil étatique. Le régime du renouveau saisit à son compte une politique équilibriste structurée autour des quotas et donc de l’équilibre régional, consistant à intégrer les groupes ethniques exclus (Bamiléké de l’Ouest, Kirdi du Nord-Cameroun et Anglophones et Arabes du Logone-et-Chari). Cette politique équilibriste, mise en œuvre par le pouvoir politique en place, est considérée comme une sorte de compensation à la sous-représentation ethnique et tribale au niveau de l’appareil gouvernant des groupes ethniques concurrents et antagonistes. Elle peut aussi être perçue comme un processus de frustration des uns, plus méritants, au profit des autres, moins méritants. Toutefois, les mesures compensatrices, qui consacrent cette politique de redistribution des places réservées aux ressortissants des différentes régions admis aux concours administratifs, permettent d’interpréter la volonté des pouvoirs publics à maintenir un certain équilibre sociopolitique face à des revendications identitaires et à des risques sécessionnistes. Le décret no 82/407 du 7 septembre 1982, modifiant et complétant celui du no 75/496 du 3 juillet 1975 subodore la nécessité d’une répartition plus ou moins équilibrée de la fonction publique tenant compte des identités. L’on pourrait croire, dans un premier temps, qu’il ne s’agissait que d’une territorialisation du pouvoir politique (Kouomegni, 1989), c’est-à-dire une répartition simple des fonctions gouvernantes selon un critère purement territorial. Mais à y voir clair, ni la notion de territoire ni même celle de groupe ethnique n’apparaissent nulle part dans ce décret. Alors, l’on peut subodorer qu’il s’agirait d’une politique compensatrice et redistributrice élaborée par l’autorité politique pour remédier et dissimuler les risques d’insécurité tributaires aux revendications identitaires. Pour preuve, les circonscriptions administratives du Cameroun sont délimitées selon les frontières ethniques plus ou moins précises. Cette disposition, voire prédisposition, est renforcée par le fait que les tensions interethniques sont en grande partie dues à la sous-représentation ou à la non-représentation tout court de certains (micro ou macro) groupes sociaux dans les sphères politico-administratives de l’État camerounais. Remédier à ces tensions revient donc pour le régime du renouveau à prendre en compte le sérieux de la représentation identitaire et la responsabilité de la reconnaissance des groupes ethniques dans la gestion de l’État.
Conclusion
La gouvernance par essence se veut un mode de gestion horizontale des affaires publiques par opposition à la démocratie qui est un mode de gestion verticale de l’action publique traditionnelle (de Benoist, s. d.). Selon Hugues François Onana (2011), elle s’est inscrite au Cameroun dans le processus de réforme et de démocratisation enclenché dans les années 1990, révélant à la fois la « transitologie » (democratization studies) et la « consolidologie » (institutionnalisation des règles du jeu). Elle introduit dans ce processus un esprit consultatif, délibératif puis décisionnel des actrices et acteurs sociaux (non pas élu-e-s) comme porte-paroles de l’intérêt général (ELECAM créé en 2008, les communautés urbaines). La gouvernance repose sur un « soubassement de type injonctif » ou prescriptif et répond à une logique gestiologique conservatrice.
Face aux défis sécuritaires révélés par des clivages identitaires au Cameroun depuis plusieurs années, la gouvernance des identités s’offre spontanément comme un instrument de stabilisation et de régulation sociale. L’enjeu est non seulement d’imposer une rhétorique unificatrice, mais de susciter également une haine séparatiste comme pensée idéologique dans le processus de construction nationale. La résistance de ces mouvements et contestations identitaires dans le temps et dans l’espace fait émerger la problématique de l’efficacité de ce mode de gestion. Ce dernier puise, dans son fonctionnement, une légitimité presque naturelle en s’assimilant à l’excellence démocratique. Une analyse profonde de ce rapport fonctionnel présente plus un substitut démocratique qu’un raffermissement. Au moment où elle tente de jouer ce rôle régulateur et stabilisateur à travers la politique « équilibriste », puis « intégrationniste » dans un contexte où l’État est en quête de légitimité, la gouvernance identitaire s’installe tout naturellement comme un modèle « sur mesure ». C’est ce que l’on peut appeler une « gouvernance réflexive » où tout est structuré autour de l’autorité centrale et du pouvoir politique.
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