Volume 1 – numéro 1 – 2019 : Nation et République sous le prisme des défis contemporains
Présentation. Nation et République sous le prisme des défis contemporains
Carole Valérie NOUAZI KEMKENG et Abdou Njikam Njifotie
Ce premier dossier d’Adilaaku. Droit, politique et société en Afrique rassemble des travaux sur la thématique « Nation et République sous le prisme des crises contemporaines ». D’une manière générale, le projet de cette revue est de contribuer modestement à la réflexion sur les mutations et transformations qui affectent l’ordre politique et juridique contemporain. Elle participe ainsi au renouvellement de la compréhension des grands enjeux. Se fondant sur la maxime Ubi Societas, Ibi jus, Ibi Societas, Ubi politicas qui enseigne qu’il n’y a pas de société sans droit ni de société sans politique, Adilaaku met le droit et la politique au service du bien-être de l’humain. Il faut dire qu’une société d’individus est animée par la nécessité de réglementer et de pacifier les rapports.
Nation et République : filiation conceptuelle
La nation naît du besoin de vivre en commun, de la communauté d’intérêts résultant de la cohabitation sur un même territoire. Elle est définie comme
une communauté généralement fixée sur un même territoire déterminé dont la réalité résulte de caractéristiques ethniques, linguistiques, culturelles, de coutumes sociales et de traditions historiques et religieuses, tous facteurs qui développent un sentiment d’appartenance et des aspirations politiques trouvant leur manifestation essentielle dans la volonté collective de s’ériger en corps politique souverain au regard du droit international (Cornu, 2011, p. 672).
Dans cette acception, elle se confond à l’État. Selon Jean-Marc Siroën (2006), le passage du concept d’État à celui d’État-nation précise le cadre à l’intérieur duquel s’exerce le pouvoir coercitif de l’État. C’est dire que la Nation est liée à la République. L’État contemporain appartient à tous et toutes, à chacun et chacune, sous réserve de la nationalité.
En effet, après les accords sanctifiés par le traité de Westphalie en 1648, les sociétés humaines, au-delà des considérations sociologiques et culturelles, ont acquis l’identité de la « res publica ». Le modèle républicain a été largement plébiscité au XIXe siècle après la révolution française et, surtout, au cours du XXe du fait de la décolonisation. Le renforcement de l’État et la construction de la nation étaient des objectifs communs poursuivis par les pouvoirs africains nouveaux (Nouazi Kemkeng, 2015, p. 155). Appliquée aux États démocratiques, la distinction entre monarchie et République repose principalement sur le statut du Chef de l’État et, notamment, sur le mode de dévolution de la fonction. Substantiellement, la République tend à se rapprocher de la démocratie. Elle incarne un idéal de libération des peuples, de protection des droits et libertés, de gestion des affaires publiques dans l’intérêt de tous et toutes.
Ce modèle est aujourd’hui sacré, d’où sa constitutionnalisation et sa protection par la loi fondamentale. Les valeurs républicaines font l’objet d’un contrôle de constitutionnalité qui permet désormais de censurer. La constitution camerounaise du 18 janvier 1996 dispose, à cet effet, que « La République du Cameroun est un État unitaire décentralisé. Elle est une et indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle reconnaît et protège les valeurs traditionnelles conformes aux principes démocratiques, aux droits de l’homme [de l’humain] et à la loi » (article 1, paragr. 2). L’unité et la cohésion puisent leur essence à la fois dans l’émotion naturelle de tout groupe partageant le hasard de la géographie et dans les éléments objectifs qui nourrissent la volonté de vivre et de vaincre ensemble l’adversité et de réussir un projet de société largement partagé.
À l’ère du déclin de l’État, dont le pouvoir s’est dissout dans les réseaux du marché mondialisé, la nation est sommée de redéfinir son rôle et de repenser son association à l’État. D’un autre côté, la souveraineté des États est largement mise en cause par les compétences et les contraintes transnationales (Kacowicz, 2000). L’État est aujourd’hui mis en concurrence par d’autres formes d’organisations publiques ou privées (Kacowicz, 2000). La délimitation de l’État et de la nation est d’ailleurs loin de correspondre à la réalité. Au Cameroun, il existe
une mosaïque ethnique et linguistique sur laquelle se superposent d’autres facteurs de divergence (religion, politique, corporation, etc.). La construction d’un État-Nation sur cette hétérogénéité s’est souvent heurtée à certaines forces centrifuges et à des velléités de replis identitaires. Malgré les progrès réalisés en la matière, la consolidation des acquis en matière d’intégration nationale, de paix, de justice, de cohésion sociale et de démocratisation demeure un défi (Ministère de l’économie, de la planification et de l’aménagement du territoire, 2009, p. iv).
La République et la Nation en crise
Depuis quelque temps, la République du Cameroun est secouée dans sa cohésion et sa stabilité. La montée en puissance des revendications identitaires, la crise des frontières et le « choc des civilisations » forcent à admettre que l’interdépendance entre les concepts de République et de Nation s’effrite inéluctablement. Cette observation est valable dans bon nombre de pays sur la scène internationale, en Afrique et, en particulier, au Cameroun. Le constat de la crise des principes directeurs tels que l’unité nationale et l’égalité de tou-te-s les citoyen-ne-s devant la loi est une invite urgente à la réflexion contextualisée autour des concepts de République et de Nation. Cette urgence est d’autant plus avérée que, malgré la volonté gouvernementale de concrétiser et de consolider la nation, la démocratie et la République, les identités sociales et culturelles sont de plus en plus exposées et cristallisées sur la scène publique nationale.
La résurgence de la question anglophone soulève la question de l’unité et de l’indivisibilité de la République. Loin d’être « un slogan » constitutionnel, l’unité et l’indivisibilité de la République sont un trésor national et historique chèrement acquis. L’on se doit de protéger les acquis de la République sans toutefois minorer l’impérativité de sa mutation afin d’épouser les besoins et inégalités qui naissent aujourd’hui. Au rang de ces défis auxquels la Nation et la République font face, figurent également la résurgence des populismes et des irrédentismes régionaux, le poids et les valeurs des langues dans l’espace républicain, la multiculturalité, l’intégration nationale, les identités culturelles et la paix sociale au Cameroun, la place de la diaspora, les enjeux de la double nationalité en République, la gouvernance des identités et défis sécuritaires, etc.
Nation et république, sous la plume des contributeurs et contributrices…
Ce premier numéro apporte des réflexions constructives essentiellement basées sur des phénomènes qui semblent inciter à l’anarchie sur la scène politique nationale en légitimant les appropriations individualistes et les velléités séparatistes au mépris d’une construction homogène et inclusive au sein de l’État du Cameroun. Ainsi, les contributions viennent à point nommé, car elles apportent une valeur ajoutée à l’œuvre doctrinale sur cette question. Les divers articles, bien qu’explorant majoritairement le cas du Cameroun du point de vue interne et international, sont unis par la même ambition de participer à l’imposante réflexion tant sur la solubilité de la nationalité dans la République que sur la consubstantialité de l’identité et de l’État. Ils permettent ainsi d’évaluer la pertinence de la promotion des questions de nationalité ou de souveraineté républicaine dans le contexte actuel de politique mondialisée ou globalisée.
Face aux principes et théories contemporains, la remise en cause de la définition de l’État en droit international aujourd’hui constitue un signe évident. En se basant sur des cas concrets, Carole Valérie Nouazi Kemkeng questionne les transformations actuelles de l’État qui ont entraîné une déconstruction théorique de ses critères de définition en droit international. L’État gagnerait à s’adapter face aux défis et multiples contingences qui l’affectent aujourd’hui puisqu’il demeure une forme d’organisation politique insurpassable. Dans le même ordre d’idées, s’il est vrai que la République du Cameroun présente certaines matrices expressives de fragilité, comme le pensent Herman Minkonda et Bertrand-Michel Mahini, il n’en reste pas moins que les dynamiques développementalistes mises en œuvre par les pouvoirs publics et les partenaires internationaux l’éloignent de cette situation négativement dénigrante et stigmatisante.
En outre, le souci de construction de la nation camerounaise, face au bi-juridisme en matière de loi pénale de forme, a conduit à une harmonisation de la loi pénale dans le but d’actualiser la législation répressive en vue de la rendre conforme aux évolutions de la modernité. Serges Frédéric Mboumegne Dzesseu dira alors que la régulation des rapports dans une société donnée est une des conditions sine qua non de la paix, de la sécurité mais aussi du développement. Elle passe par des institutions fortes, assises sur des instruments juridiques accessibles et prenant en compte les réalités socio-économiques et culturelles. L’État devrait donc songer à une codification égalitaire.
Face à l’identité et au développement institutionnel, Albert Djiotsa dresse le constat qu’on se situe dans un contexte de crise des principes identitaires qui gouvernent la République et nourrissent l’unité nationale. Ainsi, la question de l’intégration nationale au Cameroun, abordée dans ce numéro, s’appréhende dans une perspective historique et considère que l’on peut mouler l’identité nationale à partir de l’identité ethnotribale. Mais cette contribution démontre que les éléments authentiques de l’âme camerounaise ne se perçoivent en l’identité ethnotribale que dans le cadre de la prise en compte de la somme des valeurs identitaires positives. Dans la même perspective, l’État gagnerait, selon Gabriel Nguijoi, à conserver le lien national à travers une gouvernance des identités, laquelle passerait par la consolidation d’une conception communautariste, voire « communaucratique » du politique dans un contexte de brouillage historique et de nonchalance de l’idéologie nationaliste. C’est pourquoi le désenchantement de l’identité républicaine au Cameroun, au regard de l’idéal-type de la République telle qu’originellement définie, est constitutionnellement proclamé, symboliquement projeté et politiquement entretenu si on en croit Bertrand Mahini et Sakinatou Daouada. Il a été recommandé à tous les acteurs et à toutes les actrices de la vie publique nationale d’œuvrer pour une réappropriation contemporaine de l’esprit de la res publica.
Enfin, l’analyse de la Nation et de la République dans un contexte de développement institutionnel inscrit le Cameroun dans un élan de compétitivité avec d’autres pays africains qui ont grandement besoin s’approprier de tous les avantages que procure la modernisation leur administration. Dans ce sens, Marcelle Lucette Mbang, Christine Nadège Ada et Carole Valérie Nouazi Kemkeng proposent que l’intégration de la numérisation dans l’administration puisse non seulement promouvoir le développement social, politique économique et humain, mais aussi permettre de faire face aux nouvelles formes de menaces sécuritaires (prévention de la grande criminalité et lutte contre la corruption) et sociopolitiques (maîtrise du fichier électoral et de la citoyenneté camerounaise). Ainsi, le système d’identification sécuritaire s’impose comme une nécessité de modernité et de fiabilité des titres identitaires dans le but de consolider la nation camerounaise.
Références
Cornu, Gérard. 2011. Vocabulaire juridique (9e éd.). Paris: PUF.
Kacowicz, Arie M. 2000. La mondialisation, nouveau défi pour l’Etat-Nation. Foi et développement, 284.
http://www.lebret-irfed.org/spip.php?article631
Ministère de l’économie, de la planification et de l’aménagement du territoire. 2009. Cameroun Vision 2035 (document de travail).
http://extwprlegs1.fao.org/docs/pdf/cmr145894.pdf
Nouazi Kemkeng, Carole Valérie. 2015. L’idéologie de l’unité nationale et le révisionnisme constitutionnel au Cameroun. Droit et politique, Jurisdoctoria. Revue doctorale de droit, 12, 155-181.
République du Cameroun. 1996. La Constitution du Cameroun (issue de la loi No 96/06 du 18 janvier 1996 portant révision de la constitution du 2 juin 1972).
Siroën, Jean-Marc. 2006. L’État-nation survivra-t-il à la mondialisation?. Dans Gérard Ebabdjian et Pierre Berthaud, Pierre (dir.), La question politique en économie internationale (p. 297-312). Paris: La Découverte.