Volume 2 – numéro 2 – 2022 : Paix, temps et territoires à l’ère des dynamiques contemporaines
La dynamique de construction de la paix au Cameroun : conceptions théoriques et approches pratiques
Joseph WANGBA JOSEPH
Introduction
La paix est un sentiment individuel et collectif, une valeur sociale commune à toutes les sociétés humaines (Galtung, 1984, p. 32). Pascal Touoyem parle d’une « valeur supérieure à toutes les autres formes de richesse que la vie peut offrir à l’homme » (Touoyem, 2014, p. 215). C’est aussi un comportement (Eteki Mboumoua, 1998, p. 25), voire une réalité sociale qui se construit de façon permanente. Depuis la période antique jusqu’à l’époque contemporaine, la paix a toujours été au centre des préoccupations des diverses sociétés humaines. À travers une analyse spatio-temporelle, il est objectif d’admettre qu’au-delà des efforts de mondialisation du processus de construction de la paix, il y a toujours une certaine propension à la territorialisation de ce processus. Les traités de Westphalie ont marqué un tournant décisif dans cette architecture de pacification des communautés humaines. En effet, ces traités internationaux ont fait émerger un cadre très original pour la territorialisation de la paix. Il s’agit de l’avènement effectif de l’État moderne. Sans entrer dans les débats doctrinaux de l’émergence de l’État moderne, nous retenons que cette « entité politique bien clôturée » a permis de circonscrire les efforts de construction de la paix au sein des différentes communautés humaines, avant d’aboutir à sa progressive excroissance à travers les doctrines régionalistes et mondialistes. « Il existe dans presque toutes les aires culturelles un idéal de paix et de non-violence. […]. Il faut oser parler de paix égoïste, géographiquement et culturellement localisée et déterminée » (Géré, 1998, p. 93-94).
Depuis lors, la paix était vécue comme un phénomène strictement national, avant de tendre vers une régionalisation voire une mondialisation (Géré, 1998, p. 80). Néanmoins, la paix est avant tout un phénomène national. En Afrique, l’occidentalisation du monde (Badie, 1992) a permis de faire un greffage et une superposition de l’État moderne (Bayart et al., 1996) sur les anciennes sociétés politiques africaines, à travers un processus d’importation (Badie, 1992). Le Cameroun n’a pas échappé à une telle réalité historique (Bayart, 1984). Avant cette dynamique coloniale d’occidentalisation du monde sur fond d’étatisation, les sociétés africaines étaient relativement organisées et pacifiées dans des cadres plus restreints, et parfois diffus.
Ainsi, il existe une certaine disparité sur l’idée de paix et les actions de pacification d’une société à une autre. Une disparité qui se perçoit à la fois dans les pensées et dans les pratiques permettant de construire la paix dans l’adéquation entre les concepts et la pacification sociale à proprement dite. En tout état de cause, « la paix est à la fois pensée (formulation cognitive) et démarche concrète (agissements). C’est d’abord une réalité dans la conscience sociale » (Lawson Boêvi, 2015, p. 107). Les travaux de sociologie de la paix de Johan Galtung permettent de faire une distinction systématique entre les conceptions théoriques et les actions pratiques de construction de la paix. C’est dans ce contexte que cet auteur a pu élaborer les concepts de Peace Thinking (Galtung, 1967, p. 17) et de Peace Action (Galtung, 1984, p. 20). D’une part, la Peace Thinking est le résultat d’une divergence perçue entre ce qui est et ce qui devrait être, entre le fait et la valeur (Galtung, 1967, p. 19). Il s’agit d’une philosophie de paix (la conception des modèles de philosophie de paix), des recherches sur la paix (la conception des modèles pragmatiques et de l’homme rationnel), c’est-à-dire des « propositions », des « théories » et des rapports des chercheur-e-s avec la réalité sociale (Galtung, 1967, p. 21). Dans ce répertoire des conceptions théoriques de la paix, les discours et les activités politiques (le modèle du « masque » politique) y sont inclus (Galtung, 1967, p. 21-22). D’autre part, la Peace Action se définit comme étant le fait de travailler pour la réalisation des politiques et des stratégies d’inclusion sociale, susceptibles d’être dites ou évoquées et qui sont également susceptibles d’être approuvées par quelques soutiens, à travers les conclusions des recherches sur la paix. C’est l’ensemble des actions concrètes de construction de la paix, menées par les acteurs et actrices politiques, les autorités gouvernementales, les mouvements associatifs et religieux, les organisations intergouvernementales, les organisations de la société civile, les professionnel-le-s et expert-e-s sur la question de paix et de sécurité, etc.
Le présent travail a pour ambition de mener une analyse simultanée sur les conceptions théoriques et les approches pratiques de la dynamique de construction de la paix au Cameroun, dès l’avènement de l’État moderne en 1960. De façon étiologique, le diagnostic de la dynamique de construction de la paix au Cameroun nous suggère un certain nombre de questionnements qui se placent au centre de notre analyse. Dès lors, comment est-ce que la paix se construit au Cameroun depuis 1960? Quelles sont les approches théoriques et pratiques d’une telle architecture? Quelles sont les appréhensions de la paix au Cameroun? En dehors de son pur concept, de son idéal et de ses différentes conceptions théoriques, comment construire la paix de façon pratique?
La réponse à ces interrogations nous suscite l’idée selon laquelle la paix sur l’espace Cameroun se construit sur la base de la dynamique des conceptions théoriques, classique et moderne, d’une part; et des approches pratiques de nature stratocentrée et stratosociale, d’autre part. Quoiqu’il existe plusieurs conceptions théoriques de la paix, celles-ci se trouvent résumées dans les concepts de paix négative et de paix positive (Galtung, 1969, p. 183; 1967, p. 12 et 19). Au Cameroun, la paix a longtemps été perçue comme une absence de guerre à travers la lutte acharnée contre les maquisards de l’UPC et la recherche de la stabilité politique, car la vision négative de la paix semblait dominée sur celle positive. Mais, l’intermittence des crises sociopolitiques et socioéconomiques a fait altérer cette vision classique de la paix et en a fait émerger une nouvelle vision. C’est dans ce contexte que les appréhensions de la paix vont, depuis les années 1990, au-delà de la négation de guerre pour se préoccuper des considérations positives portées plus vers la recherche du développement intégral de l’Homme. Par ailleurs, la trajectoire de pacification du Cameroun a adopté un certain nombre d’approches pratiques, ayant permis de construire réellement la paix dans ce pays d’Afrique centrale. En faisant un ancrage méthodologique sur le constructivisme, phénoménologique et irénologique, nous allons articuler notre analyse autour de deux axes. D’une part, une analyse approfondie des différentes conceptions de la paix; et d’autre part, une objectivation des deux approches pratiques du processus de construction de la paix au Cameroun.
Les conceptions théoriques de la paix (Peace Thinking)
C’est une lapalissade de dire que la notion de paix est polysémique et difficile à définir, car cette complexité est avérée jusqu’au point où, à une certaine période, Maria Montessori a eu du mal à admettre la pertinence du phénomène de la paix comme pouvant faire l’objet d’une analyse scientifique (2004, p. 35). En dépit de cette complexité, la paix n’a cessé de susciter la curiosité scientifique en sciences sociales. L’abstraction y relative a permis d’objectiver ce phénomène et de le conceptualiser de diverses façons. En effet, il existe plusieurs conceptions théoriques de la notion de paix (Peace Thinking), mais le présent travail a opté pour une simple classification sociohistorique et sociologique qui permet, selon notre entendement, de comprendre facilement cette notion. Il s’agit des conceptions de la paix, à la fois classique et moderne, dont l’une est négative et l’autre positive. Ces deux concepts symbolisent la dynamique des paradigmes holistes ayant dominé les études sociologiques et pluridisciplinaires, relatives aux problématiques de paix et de sécurité dans le monde. Une analyse phénoménologique de la paix au Cameroun nous a permis d’objectiver cette vision duale des choses.
La paix négative : une conception classique de la paix
Par définition, la paix négative est la recherche des meilleures conditions pour garantir l’absence des relations négatives (Galtung, 1967, p. 12), c’est-à-dire l’absence de guerre et de conflits sociaux divers. Cette conception implique deux aspects importants. D’une part, la
Paix est synonyme de stabilité ou d’équilibre. Cette conception de la paix renvoie aussi à l’état intérieur de l’être humain, la personne qui est en paix avec lui-même. Elle recouvre les concepts de loi et de l’ordre, en d’autres termes l’idée d’un ordre social prévisible même si cet ordre est mené par les moyens et la menace de la force (Galtung, 1967, p. 12).
D’autre part, elle renvoie à
L’absence d’une violence collective organisée, en d’autres termes la violence entre les grands groupes humains; particulièrement les nations, mais aussi entre les classes, les groupes ethniques et raciaux à cause de la puissance que les guerres internes peuvent exercer (ibid.).
Pendant très longtemps, et ce depuis l’Antiquité jusqu’aux XVIIIe et XXe siècles après Jésus-Christ, la paix a été perçue comme un état de non-guerre (Hermet et al., 2005, p. 227-228). Ici, il est question de rechercher la paix, c’est-à-dire « une absence de guerre par guerre », l’usage de la force dissuasive. Il s’agit d’une matérialisation de l’adage romain selon lequel « qui veut la paix prépare la guerre ». Cette conception classique tire ses origines dans l’Antiquité grecque, avec la comédie satirique d’Aristophane mise en scène en l’an 421 avant Jésus-Christ (Le Dictionnaire Universel, 1998, p. 864). Selon cette conception, l’idée de paix s’oppose à la guerre et est synonyme de l’absence de guerre.
Dans le cadre de la vision négative de la paix, il y a une méconnaissance des valeurs positives de la paix au profit de l’absence de guerre et des conflits sociaux. Cette vision a également caractérisé l’Empire romain avant Jésus-Christ et aux premiers siècles de l’ère chrétienne. C’est dans ce contexte et à cette période que la conception classique de la paix s’est de plus en plus répandue. Elle a ainsi été désignée par le vocable latin de pax romana, c’est-à-dire la paix romaine (Galtung, 1967, p. 8-9.). En réalité, il s’agit d’une longue période de paix qu’a connu l’Empire romain. Durant cette période, Rome a imposé sa domination à plusieurs royaumes européens, asiatiques et africains. L’objectif principal de l’empire était d’éviter toute menace de guerre, d’assurer l’ordre interne de l’empire et de maintenir sa domination sur les royaumes conquis.
Ainsi, la négation des conflits violents à travers la propension à l’usage de la force pour garantir la sécurité, l’autoritarisme et le réalisme d’État sont au centre des préoccupations de cette conception classique de la paix. En effet, cette vision ancienne de la paix a constitué un paradigme ayant dominé les études de paix et de sécurité à travers le monde[1]. L’on peut dire sans risque de se tromper que la conception classique de la paix est consubstantielle aux paradigmes réalistes, développés par certains auteurs dans le cadre des études de paix et de sécurité en relations internationales. Il s’agit de Thomas Hobbes (Le Léviathan), Sun Tsu (L’art de la guerre), Nicolas Machiavel (L’art de la guerre), Carl Von Clausewitz (De la guerre), Raymond Aron (Paix et guerre entre les nations), Hans Morgenthau (Politics amonsgt nations), Hugo Grotius (Le droit de la guerre et de la paix), Charles-Philippe David (Théories de la sécurité), Gaston Bouthoul (Traité de polémologie. Sociologie des guerres), etc. Ces derniers ont développé l’idée de paix en opposition à la guerre, synonyme de l’absence de guerre. Par ailleurs, la recherche de la paix se fonde sur l’usage de la force dissuasive et/ou de la guerre. Selon eux, cette approche semble avoir dominé les actions des États sur la scène internationale.
Au Cameroun, entre les 1960-1990, la perception et le sentiment de paix ont également été dominés par cette vision classique de la paix. Cette conception de la paix tire ses origines à la fois dans la période précoloniale et dans la dynamique de la colonisation (Meyomesse, 2010, p. 6-20). En effet, les conflits interethniques qui jalonnaient les rapports entre les populations camerounaises avant l’arrivée des Européens ont servi de prétexte à la colonisation occidentale, ceci au nom de la civilisation. Ainsi, cette mission civilisatrice et de pacification a fortement déterminé la logique de fonctionnement des institutions des nouveaux États africains, ayant accédé à leur indépendance il y a six décennies. Elle est essentiellement fondée sur l’usage de la violence structurelle (Galtung, 1969, p. 170-175) qui crée d’autres situations inconfortables, c’est-à-dire la domination, l’exploitation, l’inégale répartition des ressources et l’exclusion des masses par les institutions politiques sous le prétexte de la stabilité. Compte tenu du caractère stratocentré du processus de construction de la paix, une bonne franche du discours sociopolitique tend à sacraliser l’option de la paix, comme absence de la guerre, en relevant que « le Cameroun est un havre de paix et de stabilité » (Wiegandt, 2011, p. 17). D’autres parlent d’« [un] îlot de paix dans un océan de guerre » (Anafak Lemofak, 2013, p. 172). En réalité, la conception négative de la paix est essentiellement exclusive dans sa matérialisation. Dans ce cadre, les « discours de la paix » (Wangba Joseph, 2019, p. 4) sont dominés par la négation ou l’absence de la guerre et des conflits violents.
Depuis 1960, cette conception négative a dominé la vision camerounaise de la paix jusqu’à l’avènement des crises économique et sociopolitique à partir des décennies 1980-1990. Il s’agit d’une longue période d’instabilité politique ayant eu pour vocation l’anéantissement de la guerre anti-upéciste, la construction de l’unité nationale et d’une économie à revenu intermédiaire. Tout ceci, au profit de l’autoritarisme, du monolithisme politique et des lois liberticides. Luc Sindjoun a évoqué l’hypothèse d’une « stabilité hégémonique » (Sindjoun, 1996, p. 57). Cependant, la crise économique des années 1980 (Ngandjeu, 1988; Aerts et al., 2000) et les mouvements de revendication de la démocratie des années 1990 (Ngniman, 1993; N’Gayap, 1999) ont pu altérer la conception de la paix négative au profit de la paix positive. Quelle que soit cette dynamique, la conception négative de la paix subsiste toujours dans le processus de construction de la paix positive. Dans le champ sociopolitique, l’avènement de la conception positive de la paix tend à entrer en contradiction avec la conception négative (Kä Mana, 2011, p. 22-25). Pourtant, une perception rationnelle et constructive de ces deux conceptions théoriques de la paix nous permet de comprendre que celles-ci sont complémentaires et demeurent enchevêtrées (Galtung, 1969, p. 183; 1967, p. 12 et 19; Kä Mana, 2011, p. 25-28).
De façon synthétique, la vision négative de la paix se résume à l’absence de guerre et des conflits; l’usage de la force armée pour la sécurisation et la pacification sociale; la prépondérance de l’État, c’est-à-dire le statisme (Galtung, 1985, p. 1) et le monolithisme politique; ainsi que la méconnaissance ou l’ignorance des facteurs, des dispositifs et des acteurs sociaux de pacification positive. Telle est la quintessence de la conception classique de la paix au Cameroun. Dès lors, la prise de conscience et la revendication de ces éléments de positivité de la paix marquent le point de départ de la réappropriation de la conception moderne de la paix, c’est-à-dire l’idée de la paix positive.
La paix positive : une conception moderne de la paix
Il est bien vrai que l’idée de la paix positive se trouve bien ancrée dans la tradition philosophique de l’Antiquité, mais elle est restée pendant longtemps plongée dans la pénombre de la paix négative. En effet, les prémisses de la paix positive se trouvent développées dans les conceptions philosophiques d’Aristote, de Saint Augustin et de John Locke (Polin, 1954, p. 253-262). Par ailleurs, le paradigme de la paix perpétuelle d’Emmanuel Kant (Ruby, 2005, p. 21; Emmanuel Kant, 2001 [1795]) constitue le fondement de la conception moderne de la paix depuis la fin du XVIIIe siècle. Sur le plan philosophique et à l’époque moderne, cette conception remonte à Saint Augustin et à John Locke tel que cela a été évoqué précédemment. Durant la première moitié du XXe, à la fin de la Première Guerre mondiale, la conception moderne de la paix a commencé à faire progressivement son expansion dans le cadre des relations internationales à travers la doctrine idéaliste de Woodrow Wilson : le wilsonnisme (Hermet et al, 2005, p. 227 et 228). Cette doctrine politique est tributaire des quatorze points de Woodrow Wilson, mis en valeur lors la signature des traités de paix de Versailles à Paris.
En dépit de l’expansion de la conception moderne de la paix à travers la doctrine idéaliste, la prépondérance du réalisme dans les relations internationales a conduit à l’échec de la Société des Nations (SDN) et à la recrudescence de la guerre : la Deuxième Guerre mondiale. Depuis la fin de ce deuxième conflit d’envergure mondiale, le nouvel ordre mondial a également été obstrué par l’avènement de la guerre froide. Malgré le caractère peu probant de sa vérification empirique dans le contexte postérieur à la Seconde Guerre mondiale, la conception moderne de la paix a fini par être systématiquement théorisée et mise en pratique à la fin de la guerre froide à travers la diffusion de la paix démocratique. Par ailleurs, cette dernière demeure très critiquée dans le contexte africain (Ateba, 2016, p. 190-191), car « la plupart des pays africains, à cause de leur pauvreté et de la violence de leur politique, sont incapables d’avancer vers la démocratie » (Huntington cité par Ateba, 2016, p. 183).
En réalité, à partir des années 1970-1980, le concept de paix positive a donc fait son émergence (Galtung, 1967, p. 12 et 19; 1969, p. 183) pour désigner cette vision moderne de la paix. L’expression paix positive est, à cet effet, un concept très vague et imprécis (Galtung, 1967, p. 12). De façon consécutive, la conception moderne de la paix implique foncièrement les concepts de paix positive, de paix durable, de paix inclusive, de construction de la paix, de culture de la paix et de sécurité humaine qui demeurent intimement liés. Cette théorisation de la paix positive nous semble plus appropriée dans le cadre de cette analyse. Malgré son imprécision, la paix positive se conçoit substantiellement « comme un synonyme pour toutes les bonnes choses dans la communauté mondiale, particulièrement la coopération et l’intégration entre les groupes humains, avec une faible emphase sur l’absence de violence » (ibid.). Il s’agit de rechercher les meilleures conditions qui facilitent l’instauration des relations positives, fondées sur un certain nombre de valeurs que sont la présence de la coopération, la liberté vis-à-vis de la crainte et des besoins, le développement économique et intégral de l’Homme, l’absence d’exploitation, l’égalité, la justice sociale, la liberté d’action, le pluralisme et le dynamisme (Ibid., p. 14). À la suite de cette définition du concept de paix positive, il y a plusieurs autres auteurs qui ont également tenté de lui donner un contenu ou une substance qui s’inscrit dans la grille des valeurs constitutives de cette « grande valeur » qu’est la paix.
Pour Célestin Tagou,
Cette paix qui n’est plus une simple absence de guerre ou de violences ouvertes, mais qui présuppose également des conditions de vie qui offrent les possibilités aux citoyens de s’épanouir pleinement sur tous les plans tout en restant en harmonie avec l’écologie (Tagou, 2011, p. 42).
Quant à Frank Wiegandt qui partage la même conception de la paix que Célestin Tagou,
[La] paix n’est pas seulement le contraire de la guerre. Elle est équilibre intérieur de l’homme, équilibre à l’intérieur de chaque nation, équilibre entre les nations. Elle est liée aux valeurs de justice, de démocratie, de tolérance, aux droits de la personne humaine et aux droits des peuples (Wiegandt, 2011, p. 17).
Fondamentalement liée aux différentes valeurs circonscrites (Galtung, 1967, p. 14), la conception moderne de la paix a également été la préoccupation de Pascal Touoyem (2014, p. 215), de Camille Nkoa Atenga (1996, p. 21), de Nassé Sangaré (2007), etc. Sans être exhaustive, la conception positive de la paix semble dominer les discours ontologiques et scientifiques, relatifs à la construction de la paix au Cameroun (Wangba Joseph, 2019) et dans le monde à l’époque contemporaine. Au Cameroun, même si l’objectivation de cette dynamique dans la conception de la paix est récente, cette dynamique phénoménologique a été amorcée depuis les années 1990, car au-delà de la recherche de la sécurité et de l’absence de guerre, l’amélioration des conditions de vie des citoyen-ne-s est depuis lors au centre des préoccupations.
Aujourd’hui, l’extrême politisation de l’idée de paix au Cameroun a conduit à des contradictions sans importance (Kä Mana, 2011, p. 22-28). Ainsi, il y a une oscillation, parfois une rupture, entre les différentes conceptions théoriques de la paix qui sont fondamentalement imbriquées, avec une forte tendance vers la paix positive. Selon Kä Mana, elle est fondée sur la conception sociopolitique, sous-tendue par trois grandes hypothèses dont les deux premières sont contradictoires et politisées. La première hypothèse est un discours d’autosatisfaction de paix dont se gargarise le pouvoir politique en place. La deuxième hypothèse est un discours émanant de l’opposition politique qui considère, comme une vaste supercherie, la position tenue par le régime en place selon laquelle l’absence de conflagrations sociales à grande échelle et des batailles sociales de grande ampleur signifie absolument la paix, alors que la véritable paix a pour synonyme le développement. Ces deux premières hypothèses tendent à faire opposer le concept de paix négative à la paix positive. Pourtant, au-delà de l’absence des conflits violents de grande envergure, certains problèmes socioéconomiques sont susceptibles de les provoquer. Et donc, il est impératif de résoudre ces problèmes pour construire une paix durable. Enfin, la combinaison de ces deux discours contradictoires permet de percevoir et de concevoir la paix au Cameroun de façon positive. En réalité, la paix positive implique déjà la paix négative (Galtung, 1984, p. 11; Wiegandt, 2011, p. 17). Il est question de transcender ces contradictions afin de construire une paix durable de manière pratique. Les conceptions théoriques se résument en deux concepts synthétiques : la paix, en référence à l’absence de guerre et de conflits violents, et le développement pour faire allusion à la paix positive. Dès lors, il reste à savoir la praticabilité de ces théories de la paix. Par ailleurs, il est aussi important de relever que les conceptions théoriques de la paix favorisent l’institution des fondements instrumentaux pour la construction de la paix au Cameroun. Ces sources fondamentales de la paix sont de nature morale, philosophique, religieuse, culturelle et juridico-institutionnelle (Wangba Joseph, 2020, p. 55-224). La mobilisation de ces fondements instrumentaux en constitue des ressources et instruments d’actions concrètes, c’est-à-dire la mobilisation des dispositifs juridiques, technico-institutionnels, ainsi que les dispositifs stratégiques, pragmatiques et de ceux de l’environnement du système politique (ibid., p. 230-425). C’est ce qui donne sens aux approches pratiques de construction de la paix, au-delà de ses conceptions théoriques.
Les approches pratiques de la paix (Peace Action)
La théorisation des approches pratiques de la paix au Cameroun s’est fondée sur les conceptions théoriques ayant inspiré ces approches concrètes. De façon consécutive, « la paix est à la fois pensée (formulation cognitive) et démarche concrète (agissements) » (Lawson Boêvi, 2015, p. 107). Partant de ce postulat, nous envisageons ainsi faire une objectivation des approches pratiques de construction de la paix au Cameroun : la Peace Action. Cette dernière est une méthode pédagogique (Galtung, 1984, p. 10) et d’action concrète (ibid., p. 26) en matière de construction de la paix. En effet, au-delà de ses conceptions théoriques, la dynamique de construction de la paix au Cameroun se fait pratiquement sur la base des approches stratocentrées et stratosociale. Au sens pratique, la matérialisation des théories de la paix se fonde sur les modèles de paix romaine (pax romana) et de paix démocratique (pax democratica). En tout état de cause, les différentes conceptions théoriques de la paix sont tributaires à ces deux modèles philosophiques de construction de la paix. Au Cameroun, le processus de construction de la paix a subi une dynamique, partant de l’approche stratocentrée à une approche polycentrée. Ces deux dernières s’apparentent respectivement à l’approche classique de maintien de la paix et celle moderne de construction ou de consolidation de la paix (ibid.).
L’approche stratocentrée et la pratique de la paix romaine (pax romana)
La paix romaine est un modèle de construction de la paix qui s’assimile à l’approche dissociative (Galtung, 1976, p. 282-297). Au Cameroun, elle a constitué une vision de construction stratocentrée de la paix, dominée par les éléments de négativité à travers la lutte sans concession contre le maquis (la rébellion) et la subversion. Elle consiste à combattre toute forme de violences directes, manifestée tant à l’intérieur qu’aux frontières du territoire national. L’implémentation de ce modèle s’est étalée sur la période allant de 1960 à 1990. Cette période est essentiellement caractérisée par un élan de construction de la paix négative comme absence de violence, et dont l’État détient le monopole. En effet, l’approche stratocentrée de construction de la paix constitue la matérialisation du modèle de la paix romaine. Cette dernière est une paix autoritaire, c’est-à-dire une paix imposée par la force, pourvu que la stabilité politique soit réalisée tant au plan intérieur (paix intérieure) qu’au niveau des frontières et au-delà (paix extérieure). On parle de plus en plus de l’imposition de la paix ou du maintien de la paix. Dans le cadre de cette approche stratocentrée, le concept de construction de la paix n’est pas approprié même s’il est employé ici par extrapolation et de façon interchangeable avec le concept de maintien de la paix ou celui de l’imposition de la paix. Fondamentalement, le concept de construction de la paix est consubstantiel à celui de la paix positive. Néanmoins, nous allons l’employer de façon synonymique au maintien de la paix négative dans le cadre de la présente analyse.
Dès la première décennie de l’accession du Cameroun à son indépendance en 1960, la stabilité et la sécurité de l’État étaient les principales préoccupations des autorités politiques de cette époque. Dans ce cas, la stabilisation de l’ordre politique est synonyme de pacification sociale (Bayart, 1984). L’idée de maintenir prioritairement la paix négative a donc été un préalable voire un impératif gouvernemental, car
La défense nationale, pour l’entité État-nation, apparaît comme un impératif catégorique, une nécessité vitale sans laquelle les institutions étatiques et les activités économiques et sociales ne peuvent être assurées d’un fonctionnement normal (Njoh Mouelle et Owona (dir), 1989, p. 271).
Durant cette période, quoique certains aspects de la paix positive, tels que le développement économique et l’unité nationale, étaient mis en valeur de façon inconsciente ou sélective, il faut se dire que la téléologie d’une telle dynamique était la négation des conflits violents sur le plan interne, c’est-à-dire la conduite d’une lutte acharnée contre ce phénomène sur la base des dispositifs pragmatiques, appelant également l’emploi des moyens violents : le monopole de la force coercitive ou la « certacio per vim » (David et Roche, 2002, p. 19).
Pratiquement, la théorie de la paix négative détermine la nature des dispositifs ou des mécanismes fondamentaux de construction de la paix dans toute société politique. L’idée de construire prioritairement la paix négative a dû déterminer les actions de la société politique camerounaise en faveur de l’implémentation de la théorie de la paix romaine. Dans cette dynamique similaire à l’approche du modèle centre-périphérie (Shills, 1975; Chevalier, 1978, p. 07), l’État central impose la paix négative à la société en dépit de ce que Jean-François Bayart (1975, p. 09) et Bernard Lacroix (1985, p. 475 et 476) dénoncent le découpage rigide et abusif entre l’État et la société. Au-delà de cette ambiguïté relative à une supposée ligne de démarcation entre l’État et la société, un certain nombre de dispositifs spécifiques est de manière permanente conçu et institué pour instaurer la paix, synonyme de stabilité sociale. Ces dispositifs sont simultanément mobilisés en temps de besoin, c’est-à-dire dans la dynamique de pacification sociale. Ils sont essentiellement gouvernementaux, car l’État dispose, contrairement à la société, d’une souveraineté absolue qui lui confère le monopole des ressources diverses, et surtout le monopole légitime de l’usage de la violence physique pour maintenir la paix sociale. L’exclusivité et la prépondérance des pouvoirs de l’État sont inhérentes au monolithisme politique qui prévalait dans l’intervalle de la période des années 1960-1990. Ici, la dynamique de construction de la paix est réalisée de façon souveraine, exclusive et sans concession par l’État central. Il n’y a donc pas de consensus dans ce processus de construction de la paix. Même si les composantes sociales sont impliquées dans ce processus, cela se fait presque toujours dans le sens voulu par les autorités gouvernementales, d’où le monolithisme politique. Dans ce contexte, le maintien de la paix est réalisé par une mobilisation active et singulière de l’État, avec une participation passive de la société.
Parmi les dispositifs fondamentaux, institués et mobilisés pour la négation de la guerre et des conflits violents, nous pouvons évoquer dans la foulée : les structures gouvernementales dans leur globalité; et de façon spécifique, les forces de défense et de sécurité nationales, les moyens de la diplomatie, l’instrumentalisation des autorités traditionnelles, la mise en œuvre des politiques d’inclusion sociale, etc.
Alors, si l’approche stratocentrée est exclusive ou dissociative (Galtung, 1976, p. 282-297), celle stratosociale ou polycentrée est inclusive voire associative (ibid., 1976, p. 297-304; 1984, p. 26). En réalité, la première cherche à faire éviter essentiellement les conflits violents (paix négative), tandis que la seconde a pour souci la création des conditions de vie harmonieusement durables (paix positive). Ainsi, il serait opportun de s’interroger avec Sylvestre Ndoumou de la manière suivante : est-ce que « [la] préservation de la paix au Cameroun doit-elle être la seule affaire de l’État? » (Ndoumou, 2015, p. 1). En réponse, « on ne saurait ignorer l’action du peuple dans la fabrication de la paix et de la stabilité » (Bélomo Essono, 2007, p. 471).
L’approche polycentrée ou stratosociale et la matérialisation de la paix démocratique (pax democratica)
La mise en œuvre de la conception moderne de la paix, dans le contexte camerounais, se fonde sur le modèle de la paix démocratique. En réalité, la paix démocratique est une philosophie de la paix moderne développée par Emmanuel Kant. Elle a été reprise et diffusée par Bruce Martin Russett, Arnaud Blin, Bill Clinton, Alain Caillé, etc. Cette philosophie est consubstantielle à la culture démocratique (Sindjoun, 2000, p. 528). Au Cameroun, la culture démocratique, amorcée à nouveau depuis 1990, est qualifiée de « démocratie apaisée » (Bellon, 2009, p. 3). Par ailleurs, cet apaisement démocratique est bien critiquable au vu des crises sécuritaires et sociopolitiques ayant fait suite à cette nouvelle amorce du processus démocratique. D’une manière sociohistorique et historico-politique, le développement politique (Pye, 1965, p. 3-26) au Cameroun est parti de la modernisation des structures traditionnelles à travers la construction de l’État-nation à la démocratisation de la vie politique, en passant par une expérience autoritariste (Sindjoun, op.cit., p. 529). « La démocratisation devient ainsi un instrument du maintien de la paix et de la sécurité internationale » (Ateba, 2016, p. 182). Aujourd’hui, les organisations intergouvernementales, les structures gouvernementales nationales et étrangères, les organisations de la société civile nationale et internationale, ainsi que les éléments individuels, font régulièrement et depuis lors, la promotion des valeurs sociopolitiques comme la démocratie, les dialogues sociopolitiques et de réconciliation nationale, la promotion des minorités politiques, la construction des alliances et coalitions politiques, etc. À l’époque contemporaine, la démocratie est la plus grande valeur politique à laquelle le Cameroun et la grande majorité des nations du monde y attachent du prix. Il se pose juste un problème de modèle à implémenter. Luc Sindjoun (2000, p. 528) met ainsi l’accent sur le fait que la démocratie est une valeur à promouvoir pour la création des institutions démocratiquement solides, respectant le principe de la séparation des pouvoirs et favorisant le développement local, c’est-à-dire la paix. Elle représente l’une des sept valeurs de la culture de la paix[2] élaborées par Diénéba Doumbia (2006, p. 225), tandis qu’Emmanuel Kant (1795) en a fait une philosophie de paix perpétuelle.
Au-delà de ce qu’Enoh Meyomesse considère comme « sous-développement politique au Cameroun » (2010), la culture politique (Pye, 1965, p. 3-26) de participation, c’est-à-dire la démocratie est, en dépit de ses insuffisances, une réalité sociale. À dire vrai, l’implémentation du modèle occidental de la démocratie en Afrique présente encore plusieurs lacunes et insuffisances. Il y a là une certaine perversion du processus de démocratisation à l’origine de laquelle se trouvent les acteurs nationaux (Ateba, 2016, p. 190). Samuel Huntington a relevé à ce sujet que « la plupart des pays africains, à cause de leur pauvreté et de la violence de leur politique, sont incapables d’avancer vers la démocratie » (ibid., p. 183). Au lieu de rimer avec le développement, elle rime plutôt avec la corruption, le népotisme, le clanisme, l’ethnicisme, les inégalités sociales, les guerres civiles, et autres fléaux contre-productifs à la paix sociale (ibid., p. 191). Ce processus de démocratisation entaché d’irrégularités tend à rendre illusoire (ibid, p. 190) le processus de construction de la paix. En effet, la paix tend ainsi à devenir une arlésienne dans le cadre de cette culture politique de participation en cours de construction. Mais alors, si la démocratie est un facteur de développement politique, l’on pourrait donc retenir que le Cameroun, comme tous les autres pays africains, a renoué avec la démocratie depuis les années 1990 et a entamé une nouvelle ère de son développement politique. Ainsi, le développement politique est abordé ici comme étant un processus, et non comme un état. Il s’agit d’un processus de construction de la paix dans le cadre d’un régime politique démocratisé. Parler donc de culture de la paix démocratique, c’est parler de la culture politique de participation citoyenne qu’est la démocratie. La paix sociale est à la fois un facteur et un fruit de la vie démocratique (Sindjoun, 2000, p. 529). Les fondements de la démocratie au Cameroun ont donc été posés depuis la période de la décolonisation et se sont consolidés dans les années 1990 (ibid., p. 523) à travers le retour (Nkainfon Pefura, 1996) à cette valeur politique, productrice des valeurs politiques connexes ou dérivées, un catalyseur de normes et d’institutions sociales de plus en plus rationnelles. En effet, dans les années 1990, un ensemble de facteurs à la fois internes et externes ont conduit le Cameroun à faire une revalorisation de la démocratie, considérée comme un fondement politique de la paix positive. La démocratie, qui a été au départ un objet de revendication politique, est finalement devenue un moyen d’apaisement efficace et durable, même si certains estiment qu’elle a été mal interprétée et mal intériorisée comme étant synonyme d’anarchie ou de libertinage (Kamga, 1985).
Pourtant, une analyse compréhensive permet de constater qu’il s’agissait d’une mise en crise de la culture autoritaire à travers la colère publique subversive (Sindjoun, 2000, p. 522-532; Monga, 1996) ou même un désordre inventif (Sindjoun, ibid.). La valeur téléologique de la démocratie comme fondement de la paix a longtemps été élucidée dans le cadre de la vie politique internationale. C’est le cas de Boutros Boutros Galli qui a fini par découvrir que la démocratie favorise deux choses importantes : le développement et la paix (Caillé, 2004, p. 11). L’amorce de la démocratie est donc à la fois un facteur et un processus d’émergence ou de développement qui implique tout aussi l’aspect politique, puisque « Démocratie, Paix et Développement » demeurent intimement liés dans cette trilogie. Ce sont des éléments qui « forment un triangle interactif. Chacun de ces trois éléments est tributaire des deux autres » (Mayor, 1997, p. 5). En tant que valeur politique favorisant la paix, la démocratie favorise ipso facto la libéralisation et l’implication fulgurante de la société dans le champ politique et dans le processus de construction de la paix positive. Elle favorise de ce fait la forclusion de la violence politique et par conséquent, la pacification de la vie politique (Sindjoun, 2000, p. 528). C’est cette vague de démocratisation des années 90 (Huntington, 1991), qui semblait transitée le Cameroun (Eboussi Boulaga, 1997), dont les organismes de la société civile ont profité avec opportunisme pour se déployer largement sur les chantiers de la construction de la paix. À cet effet, la démocratie est devenue un long processus d’apprentissage à travers l’éducation tant formelle qu’informelle, la transmission des pratiques, ainsi que l’institutionnalisation de certaines normes et structures sociales pouvant favoriser la paix. Au fond, « [la] priorité de l’Afrique n’est pas la démocratie, mais plutôt la paix sociale, sans laquelle aucun projet de développement ne peut se réaliser » (Ateba, 2016, p. 192). Au Cameroun, le concept de « démocratie apaisée » a donc été adopté par le politique comme étant la version camerounaise de la paix démocratique. Elle consiste à favoriser un dialogue social républicain et inclusif, la prise en compte des aspirations nationales, la fédération des opinions et avis divers, fondements de ce qui est dénommé démocratie apaisée, expérimentée au Cameroun avec un bonheur relativement évident. C’est une approche camerounaise de gestion voire de résolution des conflits sociaux, fondée sur des valeurs politiques, consubstantielles à la démocratie.
De façon incrémentale, la véritable paix démocratique s’accompagne sur le plan politique des valeurs telles que : la promotion du dialogue sociopolitique dit inclusif, et de la réconciliation nationale; l’institution des alliances et coalitions politiques; la promotion des minorités politiques; la bonne gouvernance; la promotion des droits de l’homme; etc. Ainsi, la paix démocratique constitue le point d’inspiration de l’approche polycentrée dans la dynamique de construction de la paix au Cameroun. De nature polycentrée, cette approche est focalisée à la fois sur l’institution et la mobilisation des dispositifs tant gouvernementaux que sociétaux. Elle associe, dans le processus de construction de la paix les mécanismes d’essence gouvernementale et sociétale. C’est pourquoi cette approche est qualifiée de stratosociale. Elle est inhérente à la démocratie. Par ailleurs, ces dispositifs de construction de la paix sont d’essence nationale et internationale. Ici, la paix est construite de façon associative (Galtung, 1976, p. 297-304; 1984, p. 26) pour donner sens à la conception positive de la paix au Cameroun.
En dépit de ses insuffisances, l’approche stratosociale de construction de la paix est une réalité sociale objectivable depuis trois décennies durant. Elle est la matérialisation de la philosophie de la paix démocratique et de la théorie de la paix positive, consubstantielle à l’approche associative de la paix. Depuis lors, le processus de construction de la paix au Cameroun met en rapport dialectique l’État et la société à travers la mobilisation des mécanismes qui leur sont inhérents. Il s’agit concrètement des dispositifs juridiques, technico-institutionnels, sociétaux, stratégiques, pragmatiques et systémiques. Dans la réalité, l’approche polycentrée ou stratosociale mobilise à la fois les institutions sociales et politiques, les organismes gouvernementaux, les Organisations intergouvernementales (OIG), les Organisations de la Société Civile (OSC) nationale et internationale, les autorités traditionnelles et religieuses, les cadres familiaux, les individus, etc. Qu’elle soit négative ou positive, la paix au Cameroun se construit donc de façon collective, c’est-à-dire dans une approche concourante, voire concurrentielle, entre l’État et la société tant nationale qu’internationale. Par exemple, la mobilisation collective dans la lutte contre les mouvements terroristes de Boko Haram depuis mai 2014 est illustrative à cet égard (Batchom, 2016). De même, les cadres non permanents de concertation nationale (Wangba Joseph, 2020, p. 279-282) tels que la Conférence tripartite de novembre 1991 et le Grand dialogue national de septembre 2019 en disent plus sur l’approche stratosociale de résolution des conflits et de construction de la paix au Cameroun dans le contexte de la paix démocratique.
Conclusion
À l’issue de cette analyse sur la dynamique de construction théorique et pratique de la paix au Cameroun, il est important de retenir que le processus de construction de la paix a subi des transformations du point de vue théorique et pratique. Depuis les Traités de Westphalie, il est objectif d’admettre que le processus de construction de la paix a connu une forte territorialisation. Cette dynamique a également exercé une influence sur le territoire du Cameroun dès la signature du traité germano-douala du 12 juillet 1884 et la tenue de la conférence de Berlin de novembre 1884 à février 1885. Ainsi, la « clôture progressive du territoire » de la société politique camerounaise le 1er janvier 1960, puis le 1er octobre 1961, a permis à cette entité politique de circonscrire depuis lors le processus de sa pacification sociale. En dépit de l’influence de la mondialisation sur ce processus, il y subsiste toujours une forte territorialisation. L’État du Cameroun n’y a pas dérogé. La problématique centrale de cette analyse est celle d’objectiver la dynamique des conceptions théoriques et des approches pratiques de structuration de la paix au Cameroun depuis 1960, en dehors de son pur concept et de son idéal.
Dans l’objectivation du processus de construction de la paix au Cameroun comme partout ailleurs, l’on peut s’apercevoir qu’il existe des théories (Peace Thinking) qui permettent de concevoir l’idée de la paix et de décrire la dynamique de pacification sociale. Ces conceptions théoriques se trouvent résumées dans les concepts de paix négative et paix positive (Galtung, 1969, p. 183; 1967, p. 12 et 19). Dans le cadre de ce travail, nous les appréhendons comme étant respectivement, une conception classique et celle moderne de la paix. La première s’appréhende comme étant une absence de guerre et de conflits violents, tandis que la seconde se focalise sur le développement intégral de l’Homme. Consécutivement, la trajectoire de pacification du Cameroun a adopté un certain nombre d’approches pratiques dites Peace Action (ibid.). Il s’agit de l’approche stratocentrée, fondée sur la pratique de la paix romaine (pax romana), c’est-à-dire la construction de la paix par la force de l’État, et l’approche polycentrée ou stratosociale, fondée sur la pratique de la paix démocratique (pax democratica), une construction de la paix de façon concertée. Quoiqu’il y ait une certaine dynamique dans ce processus, la construction de la paix au Cameroun se fait en oscillation entre la conception négative dite classique et la conception positive dite moderne. En même temps, il y a une oscillation entre l’approche stratocentrée et celle stratosociale, sans oublier la double dimension interne et externe d’un tel processus.
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- L’idée de paix constitue une alternative à la guerre ou elle suppose une cessation de la guerre. Cette vision se déduit bien dans les travaux des auteurs ayant adoptés des approches réalistes de la paix et de la sécurité. ↵
- Ces sept valeurs de la culture de la paix citées ci-dessus sont regroupées en deux catégories. Il y a d’une part, les valeurs de la citoyenneté, constituées des valeurs juridiques (le respect des droits de l’Homme et le respect du Droit ou de la justice) et politique (la promotion de la démocratie); et d’autre part, les valeurs cordiales (la non-violence, la tolérance et la solidarité) et écologique (la protection de l’environnement). De manière linéaire, elles sont entre autres : le respect des droits de l’Homme, le respect du Droit ou de la justice, la promotion de la démocratie, la non-violence, la tolérance, la solidarité et la protection de l’environnement. ↵