Penser et construire la ville-accueil entre résilience et durabilité. Entretien avec Cyrille Hanappe
Pierre Boris N’NDE
Dans le cadre de ce dossier thématique sur la quête de territoire des populations migrantes, la rédaction de la revue Gari a rencontré Cyrille Hanappe le 27 avril 2020. Enseignant à l’École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Belleville, Cyrille Hanappe est architecte-ingénieur et co-fondateur de l’association Actes & Cités.
Revue Gari : M. Hanappe, l’équipe de rédaction de la revue Gari vous remercie d’avoir accepté cet entretien pour son premier numéro. Pour entrer dans le vif du sujet, d’après vous, quels sont les termes ou concepts qu’on peut mobiliser pour caractériser et décrire l’accueil dans les villes aujourd’hui?
Cyrille Hanappe : Je suis honoré pour l’attention que vous portez à ma personne et à mon expertise. Pour répondre à votre première question, j’ai des mots qui ne sont globalement pas très positifs. Je proposerai les termes suivants : impréparation; improvisation; hostilité; fermeture; urgence; invisibilisation et violence. Ceci concerne les villes françaises. La France ne dispose pas de guichet unique qui permettrait d’éviter de longues attentes et de longs délais. Actuellement, tout se gère de manière très improvisée.
Revue Gari : Et pourquoi parler donc de violence?
Cyrille Hanappe : J’évoque la violence pour signifier tout simplement la manière dont sont traités les gens. Les processus d’accueil actuels conduisent à de la maltraitance. Je propose d’ailleurs d’ajouter le terme « maltraitance » à la liste pour caractériser et décrire l’accueil dans les villes.
Revue Gari : Vous avez parlé d’invisibilisation?
Cyrille Hanappe : J’ai parlé d’invisibilisation pour décrire l’une des stratégies de l’État. Pour couvrir son incompétence et les entorses dans les processus d’accueil, il développe des politiques très actives pour déguerpir les gens des lieux où ils sont installés ou même pour les empêcher de s’installer. Donc, la stratégie, qui à mon avis est assez délibérée, consiste à rendre invisibles les camps, les squats, les campements de fortune, etc.
Revue Gari : Rendre invisibles les camps, cela veut dire que l’invisibilisation va passer par une absence à ce sujet?
Cyrille Hanappe : Oui, c’est-à-dire que dans la pratique, le problème sera couvert autant que possible. Puisqu’il y a des milliers de personnes qui sont dans les rues ou dans les bidonvilles en France, les rendre invisibles est assez courant.
Revue Gari : Pensez-vous que les informations à ce sujet restent dans le cercle assez restreint des pouvoirs publics et des intervenants, c’est-à-dire les ONGs, les organisations de la société civile ou alors les municipalités?
Cyrille Hanappe : Les réseaux sociaux permettent de s’informer, pour les gens qui s’intéressent à la question. À travers des listes de mails, Facebook, Twitter, de nombreuses informations circulent pour des personnes un peu spécialisées et qui s’intéressent à la question. Je m’aperçois qu’il y a un certain nombre de journaux, notamment le journal Le Monde qui va reprendre régulièrement les informations dans des articles récapitulatifs assez précis : une fois par semaine, une fois toutes les deux semaines.
Ensuite, le système médiatique existant fonctionne avec ses propres contraintes. Si les médias mettaient des articles tous les jours sur le sujet, ils perdraient probablement leur lectorat. Et si le public n’est pas intéressé à la lecture, n’en est pas informé, il ne reprendra pas forcément l’information. Cela peut se comparer à la question des migrants en méditerranée. On voit dans les médias très réputés, un article quasiment toutes les deux semaines même si dans la réalité les difficultés sont quotidiennes. L’île de Lesbos par exemple dans les îles grecques fait l’objet plusieurs fois par jour, par un certain nombre de personnes qui animent l’actualité, de publications sur des pages Facebook. Mais il faut remarquer que l’actualité sur la question de l’accueil des migrants est limitée dans les médias qui ne peuvent pas parler de cela tout le temps.
Par ailleurs, il y a des stratégies de communication qui se mettent en place suivant les positionnements que prennent les personnes ou les organisations intéressées par la question. Les associations parisiennes par exemple reprochent à Anne Hidalgo (Mairesse de Paris) de communiquer amplement sur ce qu’elle fait de positif pour les migrants – et mon avis elle fait bien de choses positives – mais il y a plusieurs problématiques qui ne sont pas abordées entre autres la question des mineurs isolés ou encore l’hébergement des personnes migrantes. Dans les rues de paris Il y a quelques mois, on dénombrait environ 700 mineurs isolés et la mairie de Paris était déficiente quant au processus de leur prise en charge.
Revue Gari : Je voudrais évoquer les capacités, les insuffisances de l’État et des municipalités sur la question qui est préoccupante en ce moment : les migrations. Je me demande comment entrevoyez-vous, sur le plan utopique, l’organisation de la ville dans sa dimension d’espace d’accueil pour les migrants?
Cyrille Hanappe : La ville accueillante renvoie aux principes de développement durable dans son sens le plus large et en particulier aux questions de résilience. Pour mémoire, la résilience d’une ville, c’est sa capacité à subir un choc pour mieux rebondir. La stratégie de résistance aux chocs, c’est l’adoption de mesures pour se blinder contre les chocs; on pourrait l’illustrer par l’analogie du roseau et du chêne dans la fable de Jean de La Fontaine selon laquelle on ne subit pas le choc, mais on s’y adapte et on le transforme.
Donc, l’accueil des migrants soulève des questions de résilience, d’adaptation, de bienveillance ou de cohérence. Le géographe Michel Lussault prenait l’image d’une forêt qui est remplie d’imperfections pour illustrer cela. La ville accueillante n’est pas du tout quelque chose d’efficient, ce n’est pas ce qu’on appelle la « smart city ». Dès lors, cette non-efficience va permettre une grande adaptation de sorte qu’en cas de problème, on verra une régulation parce qu’il y a de la place dans la ville pour que les choses se règlent.
Tandis qu’habituellement on fait face à des logiques d’efficience maximales dans les villes qui ne laissent pas de place à : l’adaptation, la transformation, à d’éventuels chocs, quels qu’ils soient. C’est un peu l’allégorie des masques ou de ce qu’on appelle le Lean management ou le management en direct. Pour des questions d’efficience économique, on n’a aucune mesure de large. C’est comme la France qui n’effectuait plus de réserves de masques chirurgicaux considérant qu’on pouvait juste les commander en cas de besoin. Et finalement devant un choc comme celui de la Covid-19 on se rend compte qu’on n’a pas suffisamment de masques disponibles; dû à une absence de marge de résilience.
Des questions comme celles-là se posent dans l’accueil des migrants surtout avec des variations de populations, de nombreuses personnes qui arrivent à un rythme qui est plus rapide que ce que les capacités d’accueil de la ville peuvent offrir. Encore une fois, la ville d’accueil est une ville capable de s’adapter, de se transformer, qui n’est pas figée dans des logiques de rentabilité, des logiques foncières (qui ont tendance à devenir surdéterminantes dans sa gestion et sa génération).
Revue Gari : Si on considère la dimension utopique dans le sens rationnel et positif du terme, c’est-à-dire une projection imagée de ce que serait un modèle idéal de ville accueillante, par rapport aux dispositifs de réponse de l’État, il y a un flux important et on dirait que les villes ne sont pas préparées pour répondre à ce type de choc. N’est-ce pas une façon pour l’État d’être submergé?
Cyrille Hanappe : De nombreuses interrogations surviennent avec cette question. Elles renvoient d’abord aux fonctions régaliennes de l’État. Michel Agier parle de la main droite et la main gauche de l’État. La main droite serait la main qui sanctionne (la police, l’armée, etc.) Et la main gauche qui apporterait une touche correctrice aux manquements de l’État. Considérant le niveau international, il y aurait une main droite de l’État qui serait les armées (l’armée française va intervenir par exemple en Afghanistan ou au Mali) et puis il y a quelque part sa main gauche, qui viendrait par l’intermédiaire des ONGs financées par les États, corriger ses insuffisances. Ce raisonnement, il peut s’étendre au niveau intérieur des États. On peut donc se poser la question de l’État policier, est-ce que c’est bien logique que ce soit lui aussi qui gère l’accueil d’un autre côté?
Ce qui est certain c’est que la question de l’accueil et de l’hébergement des migrants est globalement gérée par le ministère de l’intérieur. C’est un ministère dont la fonction première est policière. Est-ce à la police de savoir gérer l’accueil des migrants? Ceux-ci savent faire des prisons, mais savent-ils faire des structures d’accueil? – À mon avis, c’est moins évident.
Ensuite, il faut reconnaître que toutes ces politiques d’accueil ont été définies dans un système qui était complètement différent autrefois. Le texte de Karen Akoka (2012) sur la notion du statut des réfugiés de 1953 est très éloquent en la matière. Le texte évoque un statut défini en pleine guerre froide, dans un contexte où la définition de l’accueil et du réfugié selon les pays de l’ouest (pays occidentaux) s’opposait à celle des pays communistes pour qui la définition du réfugié était individualisée. Ce qui arrangeait les pays de l’ouest à l’époque où un certain nombre de réfugiés politiques venant des pays étaient persécutés sur des bases individuelles. Ainsi, toute la logique de l’accueil est fondée sur ces principes. Cependant, cette définition a du mal à s’accommoder aux situations extrêmes telles que les oppressions de masse ou les drames humanitaires de masse. Dans un contexte de famine de masse, la catégorie de victime de masse s’applique et non pas celle de victime individuelle.
C’est donc devant ces situations délicates que l’État se retrouve à arbitrer, à être submergé ou encore à régler un certain nombre de problématiques.
Revue Gari : Peut-on parler à ce moment d’une démission de l’État et d’une sur-responsabilisation des organisations de la société civile et des municipalités?
Cyrille Hanappe : On ne pourrait pas dire qu’il y a une démission de l’État. Les questions politiques s’entrecroisent, notamment celles au sujet de la satisfaction d’une frange de l’électorat surtout avec la montée des votes d’extrême droite. Mais dire que l’État est démissionnaire, ce serait abusif parce qu’il réalise des projets. Il pourrait avoir cependant des manquements.
Revue Gari : Dans votre article « Un nouvel urbanisme pour accueillir celui qui vient » paru le 29 février 2020 dans le magazine « UP’ », vous avez évoqué le désengagement de l’État, ne pensez-vous pas que l’État soit plutôt submergé par le flux sans cesse croissant des migrants?
Cyrille Hanappe : De manière générale, l’État délègue ses fonctions à des ONGs et c’est à ce moment que naît un ensemble de discussions. Certaines ONGs vont être financées par l’État pour mettre en place des structures d’accueil. Elles prennent en charge – et ça il faut le reconnaître – une bonne partie des migrants. Elles reçoivent des subventions de l’État pour accueillir et mettre en place des dispositifs d’accueil. Ensuite, d’autres ONGs, plus petites par leur champ d’action interviennent également. Elles sont constituées de bénévoles, de volontaires ou de militants et comblent les déficiences de l’accueil tel qu’il se gère au niveau étatique.
La situation est d’autant plus complexe lorsque l’accueil étatique prend en considération les réfugiés selon statut de 1953, c’est-à-dire ceux qui parviendront à démontrer leurs persécutions individuelles, ce qui aura pour conséquence d’exclure une grande quantité de personnes. C’est le cas en particulier de ceux qu’on appelle les « dublinés[1] », qui sont censés déposer leurs demandes d’asile dans un autre pays de l’Union européenne. Cela ouvre la porte à toute une catégorie de personnes qui se retrouve désormais dans une espèce de limbe. Cela renvoie à l’homo sacer d’Agamben. L’homo Sacer est un individu ayant une position très ambiguë dans la Rome antique, sans aucun statut : ni esclave ni citoyen. Il n’était rien. La particularité est qu’il pouvait être tué sans conséquences. Le paradoxe théorique qui va avec, c’est qu’inversement si un homo sacer se portait coupable d’un crime il n’était non plus poursuivi.
Donc, ces personnes qui ayant un statut ambigu, « dublinées », en transit pour un autre pays (on pense notamment à Calais ou même à ceux qui veulent aller en Grande Bretagne), sont si on reprend la définition d’Agamben, des homo sacer. Des personnes sans statut, qui n’existent pas. Pour cela, elles ne sont pas prises en charge par l’État ou par les ONGs qui travaillent avec l’État tout simplement parce qu’elles n’existent pas administrativement. On pourrait étendre la liste à celles qui sont en transit, qui sont déboutées du droit d’asile et qui vont entrer dans le cycle infernal des sans-papiers.
Pendant longtemps et jusqu’à quelques mois encore, les grandes ONGs pouvaient néanmoins accueillir les sans-papiers. Mais depuis deux ans, le ministère de l’intérieur exige des associations d’hébergement de déclarer la situation administrative pour toutes les personnes qu’elles hébergent, ce qui ne se fait pas sans tensions.
L’État pourrait être considéré comme démissionnaire pour toutes ces personnes dont les caractéristiques ne peuvent être insérées dans des « cases ». Même si en plus, on rencontre toujours des migrants au statut d’asile et de réfugié politique n’ayant aucune structure d’accueil ni de lieu d’hébergement à cause du débordement des services d’accueil.
Revue Gari : Est-ce qu’il y a dans ce type de contexte, des initiatives qui sont prises par les ONGs sans qu’elles ne soient un prolongement théorique de l’État?
Cyrille Hanappe : Il existe des initiatives prises par des associations caritatives. C’est souvent de petites associations qui regroupent des bénévoles et militants couramment appelés « milivoles ». Paradoxalement, la première d’entre elles, la plus grosse ONG du monde « médecins sans frontières » s’est affranchie depuis longtemps des financements européens et de l’État pour agir de manière indépendante. Médecins sans frontières a donc un statut très particulier, il s’occupe des personnes qui n’ont pas de statut et qui n’ont pas été pris en charge par les mécanismes conventionnels.
Revue Gari : Ces ONGs sont-elles comptables ou responsables? Si on veut apporter un regard évaluatif sur leur action est-ce possible vu qu’elle est menée à la discrétion de l’organisation?
Cyrille Hanappe : Ces organisations ne sont pas professionnalisées. Elles font de leur mieux. Elles sont pleines de gens d’excellente volonté, mais qui ont des moyens limités et qui n’agissent pas dans un cadre professionnel. Cela est d’autant plus remarquable pendant cette crise actuelle liée au Covid-19 qui cause de sérieuses difficultés aux actions de nombreuses associations.
Revue Gari : D’après vous, quelle est ou pourrait être la contribution des politiques publiques dans la conception d’un modèle urbain mieux accueillant?
Cyrille Hanappe : Définir une politique publique est une entreprise ardue. Cette définition amène à un re-questionnement de ce que peut être l’action publique aujourd’hui. Cela renvoie aussi à la question de la démocratie. Une politique publique représente souvent un processus lourd, qui se déploie dans un temps relativement long suivi de décisions empreintes de consensus difficiles à obtenir. Pour le cas d’espèce, l’accueil en milieu urbain fait appel à la résilience. Or, les problématiques de résilience et les politiques publiques ne font pas toujours excellent ménage. La résilience suppose de l’adaptabilité, de la transformabilité.
D’un autre côté, une politique publique suppose des lourdeurs dans les démarches doublées de fortes inerties parce qu’étant le fruit de consensus politiques difficiles à obtenir. Au sujet des politiques publiques, une question mériterait d’être soulevée : l’État ne serait-il pas une trop grosse machine pour traiter des questions aussi fines que celles de l’accueil, surtout chargées de logiques de transformation, donc individuelles?
Avec le contexte lié au coronavirus et des crises de grippe qui ont provoqué des millions de morts à travers la planète passant chaque fois sans qu’on ne s’en rende compte, le nombre ahurissant de décès a ordonné un ralentissement des activités à l’échelle de la planète. Dans les politiques, on passe des logiques de masses aux logiques individuelles. Si on rapporte le raisonnement à la réalité des migrants, on passe d’une considération des personnes en termes de statistiques, de chiffres, de masse de personnes vers une prise de conscience de leur humanité en tant qu’individus qui ont besoin d’attention et de bienveillance.
Donc, l’État pourrait être considéré comme une machine qui mobilise ses grosses mailles afin d’agir sur de grands nombres. Pourtant la réalité nous renvoie très souvent à des dynamiques individuelles. Dès lors, comment une politique publique pourrait-elle prendre en compte cette réalité individualisante? Les politiques publiques sont présentes presque dans tous les domaines de la vie sociale. On les rencontre notamment à l’hôpital ou dans l’enseignement. Ces logiques d’État ou logiques d’attention (qui encore une fois renvoient à la gauche de l’État) représentent des questions actuelles qui ne sont pas simples à penser.
Revue Gari : La problématique de l’accueil dans les villes que posent la mobilité et les échanges devrait tenir compte des variables de l’intermédiation comme espace de passage vers un abri idéal. Plus loin vous avez parlé de la ville durable, alors comment peut-on doter la ville de structures durables sans s’attaquer à son caractère transitoire ou provisoire?
Cyrille Hanappe : Cette question renvoie aux notions d’architecture, au contenu que l’on pourrait mettre dans l’expression « développement durable » ainsi qu’à la manière dont cela s’articule aux processus de transition, de situation provisoire et de résilience.
En termes d’architecture, si on aborde la dimension écologique, deux options s’offrent à la discussion : on pourrait par exemple penser aux bâtiments en bois démontable, transformable, d’architecture légère, qui porteraient en eux leur part de transformation et qui parviendraient à s’inscrire dans un temps relativement long, dans la mesure où une architecture de bois ne renvoie pas forcément à la pérennité. Dans les Alpes en France, on retrouve des chalets vieux de 400 ans faits de bois et qui n’ont pas bougé, cela donne une idée assez possible des constructions légères et pérennes. C’est une approche du développement durable.
La seconde option fait penser à la notion de « basilique romaine » dont l’expression décrit des structures très lourdes faites de pierres, de béton et qui intègrent dans leur conception, une possibilité de transformation ultérieure. C’est-à-dire dans le dessin du bâtiment en béton et dans sa conception, on pourrait envisager le fait qu’il serve plus tard à d’autres fins que celles pour lesquelles il a initialement été bâti. Il pourrait être un hôtel aujourd’hui et plus tard devenir un immeuble de bureaux ou un bâtiment d’enseignement ou encore un bâtiment de logements avec parfois des transformations mineures. Ce sont des aspects très importants qui renvoient au développement durable en termes d’inscription dans la durée. C’est une logique où les choses portent elles-mêmes leurs propres transformations, ce qui ouvre la voie à la résilience évoquée plus haut.
Définir aujourd’hui une politique de durabilité, quel que soit le niveau de décision des politiques publiques, c’est déterminer une politique de transformation. Dans son paradoxe, ce qui est durable est ce qui est le plus transformable.
En architecture, on utilise très souvent l’image du temple d’Ise au Japon. Ce temple est vieux d’environ 2 000 ans. Ce temple, construit en bois, amène à le concevoir en double, on dit qu’il y a deux temples d’Ise. Il y en a toujours un qui est en construction et un autre qui est en déconstruction. Ce temple se reconstruit constamment, mais reste toujours le même temple au bout du compte. C’est une image qui avait d’ailleurs été prise pour décrire l’intégration des migrants en se servant de la conception grecque et athénienne en particulier de la citoyenneté : soit on est citoyen d’Athènes, soit on ne l’est pas, mais on ne peut pas le devenir. Alors qu’au contraire dans la logique romaine qui est une logique impériale et expansionniste, on peut devenir un citoyen romain.
Une autre image pour décrire les structures durables est celle d’un bateau en bois. Le temps passe puis le bateau vieillit et on veut le conserver. Peu à peu on pourra changer les lames de bois qui font ce bateau. La question désormais sera celle de savoir si après avoir changé les lames de bois, on est toujours en présence du même bateau ou pas? L’empire romain considérait que c’était toujours le même bateau, un peu comme le temple d’Ise; pendant que la logique grecque estimait que ce n’était plus le même bateau puisqu’on n’avait plus les bois de revêtement d’origine. En architecture cette question de pérennité ou de durabilité est prégnante. De plus en plus, la durabilité représente la capacité à se transformer et à s’adapter.
Revue Gari : La « ville de demain » qui est décrite n’est-elle pas finalement un déplacement épistémologique de l’encampement vers l’assimilation des populations migrantes à la population d’accueil sans une étape légale (statut de réfugié ou de personne protégée, titre de séjour)?
Cyrille Hanappe : la complexité de cette question appelle les discussions sur la citoyenneté et la place dans la ville. L’humanité de manière générale a toujours eu un projet assimilationniste, transformateur et une fonction d’accueil. Ces dernières décennies en France, des logiques financières et monétaristes ont créé de l’inflation dans les villes entraînant ainsi de la difficulté pour les migrants à se procurer des espaces habitables. La conséquence de cet état de choses c’est le développement des ghettos.
En Amérique du Nord, la ville s’est constituée par les ghettos; ceux qui arrivaient en ville et pour une génération au moins, le temps d’être assimilé dans le pays, les migrants demeuraient dans les ghettos. Aujourd’hui, c’est devenu touristique dans plusieurs villes états-uniennes : « little Italy », « China town », « little Odessa ». Le ghetto, c’est un endroit où les migrants restaient au moins le temps d’une génération, en ressortaient quand ils estimaient être assez intégrés dans les logiques du pays d’accueil ou alors lorsqu’ils aspiraient à des ambitions plus grandes que celles des ghettos. En France ou en Europe, ces logiques de ghetto sont particulières, on ne les aime pas du tout pour des raisons bonnes et mauvaises. Le fait que les espaces urbains soient onéreux perturbe l’existence des ghettos. Les villes se retrouvent de plus en plus avec des migrants marginalisés.
Si vous êtes malien en France, vous pouvez trouver dans la ville de Montreuil (la deuxième plus grande ville de populations à prédominance malienne), un certain nombre de structures autoorganisées qui permettent au dernier arrivé de trouver sa place sans devoir dormir à la rue.
Contrairement aux logiques foncières qui entraînent l’inflation de l’immobilier; les logiques étatiques promeuvent un raisonnement de masse marqué un système simplifié qui fait que le dernier à arriver a de plus en plus de mal à trouver sa place. On comprend donc pourquoi il y a une multiplication de migrants qui vivent dans les rues.
Revue Gari : Alors, en guise de commentaire, cette légère disparition de la frontière entre le migrant et l’assimilé ou l’intégré varie en fonction des espaces ou alors des types de populations dépendamment de leur antériorité dans les espaces urbains. C’est-à-dire qu’on est mieux accueilli quand on retrouve la communauté d’origine précédemment installée.
Cyrille Hanappe : Oui, en effet.
Revue Gari : Vos interventions militent en faveur d’une dimension plus humaine de l’accueil dans les villes, afin d’offrir une part d’espace suffisamment complète aux migrants. Qu’en est-il de la participation des populations migrantes elles-mêmes sur les questions de leurs propres conditions? Est-il possible d’identifier des actions ou stratégies posées par celles-ci dans l’exercice de penser une ville plus adaptée?
Cyrille Hanappe : En partant d’une observation, on peut voir que les politiques publiques ne parviennent pas à répondre entièrement aux problématiques migrantes et en particulier celles de l’accueil. Par conséquent, ces migrants mettent en place des solutions d’accommodement. En absence de politiques publiques claires, un grand nombre de migrants trouvent la moins mauvaise solution et donc invente des solutions les plus accessibles.
Ces solutions sont extrêmement diverses. Les migrants peuvent transformer les espaces en bidonvilles, en squats comme c’est le cas pour les Maliens avec le foyer malien où on retrouve des personnes de plus en plus serrées dépassant les normes d’assistance aux foyers qui existent à Montreuil. Je pense que ces réalités existent pour témoigner le fait que ce sont les moins mauvaises solutions que les migrants se sont trouvées. Tant qu’il n’y a pas de solution idéale, la meilleure option serait d’accompagner les personnes qui se sont construit un abri. Cela constitue le meilleur moyen de les aider, de les accompagner afin qu’elles puissent transiter pour un ailleurs.
Dès lors, la question de la participation est une forme de maïeutique, c’est-à-dire une science médicale de l’accouchement. Je comprendrai la participation comme l’action d’accompagner ce qui se fait déjà. Globalement, les architectes ont toujours souhaité inventer la solution idéale, plusieurs ont dessiné l’abri idéal pour le homeless, pour le migrant, le dernier à arriver, le plus pauvre, etc., mais aucune de ces solutions ne s’est réellement accommodée à la réalité. Ce que nous préconisons au contraire c’est un accompagnement de ce qui se fait pour tendre vers une meilleure technicité. La question de la participation est un accompagnement de ce qui se fait.
L’idée maintenant est de veiller à la mise aux normes techniques et humaines correspondant notamment aux critères de dignité des personnes. Il arrive dans certains cas qu’on invente une solution parce que rien n’existe au préalable. Cependant, la solution que je préfère reste toujours celle de l’accompagnement de ce qui existe. C’est d’accompagner ces personnes pour améliorer selon les normes : entre autres créer des sanitaires, créer des conditions de chauffage et de ventilation des logements pour un environnement sain pour les habitants.
En situation de création de solutions pour ceux qui arrivent, on devra effectivement inventer quelque chose favorable à l’adaptation, à la transformation en fonction des besoins des habitants.
Revue Gari : Donc ici il y a une dimension qui peut être individualisée, personnalisée ou communautarisée. C’est-à-dire qu’on peut partir de ce qui se fait déjà pour apporter un accompagnement technique.
Cyrille Hanappe : Exactement! comme le ferait un médecin. C’est pour cela que j’aime bien cette image de maïeutique. L’art de faire accoucher.
Revue Gari : En termes de participation citoyenne, est-ce qu’on la prendrait comme une consultation communautaire?
Cyrille Hanappe : L’idée est de faire avec les gens. C’est plutôt de voir comment sont installés les gens pour comprendre pourquoi ils sont installés à un endroit précis et non pas ailleurs. En général, l’endroit qu’ils choisissent représente le moins mauvais endroit qu’ils ont trouvé. À titre d’exemple, il y a deux ans lors de mes récents travaux avec des étudiants dans un squat à Marseille, on cherchait simplement à savoir quel était le prochain besoin que ces communautés pouvaient exprimer pour bonifier leurs lieux d’habitation et comment en tant qu’architecte on pouvait les accompagner. Les réponses étaient surprenantes. La première chose qui nous avait été demandée c’était un lieu pour se réunir. Contrairement à ce qu’on pensait (toilettes ou douches). Jamais aucun architecte n’aurait pensé à cela tout seul.
Parce qu’on communique sur des questions complexes, on a compris qu’ils voulaient un lieu pour se réunir entre eux, mais aussi pour en faire une salle de fête qu’ils pourraient louer lors d’évènements (des mariages notamment). Ce lieu leur permettait non seulement de se réunir, mais aussi de gagner de l’argent. On n’aurait pas pu le deviner. C’est seulement l’année d’après qu’ils ont exprimé leurs besoins de douches et de sanitaires supplémentaires. Leur besoin économique était primordial.
Revue Gari : Donc finalement, à la question de savoir s’il y avait des actions ou des stratégies posées par ces communautés migrantes en vue de penser elles-mêmes une ville plus adaptée à leurs conditions, on peut dire que les actions ou les stratégies qu’elles posent, leur façon d’intervenir, de réagir serait dans une dynamique résiliente, c’est-à-dire trouver l’option la moins mauvaise pour exister pour vivre ou survivre. Est-ce que cela dépasserait ce cadre de la résilience ou est-ce qu’il y a autre chose qu’on pourrait identifier?
Cyrille Hanappe : Si on prend l’exemple de Grande-Synthe, la moins mauvaise solution que ces communautés avaient trouvée était terrible. Elles étaient dans un camp où la surface du sol était remplie de boue, à peu près 50 centimètres de profondeur. Dans ce cas, la moins mauvaise solution était une solution extrêmement mauvaise. Ces communautés ont néanmoins connu une sorte de miracle : la mairie conjointement avec l’ONG Médecins sans frontières a réussi à leur créer un espace moins mauvais. Ce n’était pas une solution parfaite, mais c’était une moins mauvaise solution que celle qu’elles avaient développée. Il existe des situations où on peut proposer de meilleurs accommodements, mais cela reste une situation où rien n’est gagné d’avance.
Il y a des exemples connus dans le monde entier, notamment au Kenya à Nairobi où la municipalité proposait de détruire un bidonville et a décidé de construire des immeubles HLM en béton moderne pour offrir aux habitants des espaces modernes, mieux lotis et ensuite détruire le bidonville. Paradoxalement, personne n’a choisi d’aller dans les nouveaux immeubles de logement. Bien au contraire, ils ont choisi de rester dans les bidonvilles afin de louer les appartements des nouveaux immeubles.
Revue Gari : Quels sont les défis posés à l’architecture et aux autres champs de la connaissance ou du savoir sur la ville dans l’optique d’inventer de nouvelles modalités de « ville-accueil »?
Cyrille Hanappe : Le défi de l’époque actuelle est d’intégrer la résilience et la transformation dans les constructions. L’architecture telle qu’elle est enseignée, telle qu’elle est pensée, telle qu’elle est pratiquée, depuis des millénaires, est une architecture de la stabilité et de la pérennité. Or les temps actuels tendent à montrer qu’au contraire il faut penser l’adaptabilité, la transformation, l’évolutivité des lieux. C’est une question de développement durable très importante.
Revue Gari : Finalement je reviens avec cette question de la durabilité pour rendre votre réponse beaucoup plus formelle et directe. Dites-moi, en quoi finalement la question de l’accueil dans les villes est-elle une question de développement durable?
Cyrille Hanappe : Je pense que c’en est une parmi d’autres. La modernité implique une mondialisation des échanges, une mondialisation de l’argent et une mondialisation des transports. L’impact de l’architecture et de la construction est énorme. C’est ce qui pollue le plus. Donc le fait d’arriver à concevoir des villes qui sachent se transformer, s’adapter aux gens qui arrivent en grand nombre représente une option manifeste de développement durable.
Revue Gari : Un mot de fin pour clôturer cet échange?
À titre personnel, je suis très honoré, c’est la première fois que je suis interviewé par un journal africain, je pense que ce sont des questions qui sont mondiales, ces questions de l’accueil, ces questions de développement durable, avec la crise du coronavirus c’est une question de transformation, de résilience, d’adaptabilité qui se pose. Parvenir à établir une pensée durable qui serait celle de la transformation avec un impact énergétique à baisser représente des questions fondamentales pour les temps à venir.
Propos recueillis par Pierre Boris N’NDE, PhD
- Cela renvoie aux accords de Dublin qui stipulent que c’est le premier pays dans lequel le réfugié est arrivé et qui notamment a recueilli ses empreintes digitales, qui va être en charge de sa demande d’asile. Il y a une grande littérature là-dessus. On a donc trois pays qui sont beaucoup plus exposés que les autres (la Grèce, l’Italie et l’Espagne dans une moindre mesure). Tous les migrants qui arrivent par la mer sont parfaitement au courant de ces accords. ↵