Présentation
Pierre Boris N’NDE
De plus en plus, les villes-refuges refont surface, mettant à l’actualité les problématiques liées aux migrations et à l’urgence de l’accueil. En Afrique, la prégnance des catastrophes naturelles et des conflits a des conséquences préoccupantes sur les migrations. Le rapport du haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés au sujet des questions relatives aux réfugié·e·s, aux rapatrié·e·s, aux déplacé·e·s et plus largement aux questions humanitaires fait état de 33,4 millions de personnes[1] accueillies en urgence à la fin de l’année 2019. Cela inclut 6,3 millions de réfugié·e·s, 18,5 millions de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays, 529 600 demandeurs et demandeuses d’asile et 975 000 apatrides[2]. Le Soudan du Sud, la Somalie, la République Démocratique du Congo, le Soudan, la République centrafricaine, l’Érythrée ou le Burundi comptent parmi les pays de provenance du plus grand nombre de réfugié·e·s. Pendant ce temps, en ce qui concerne les pays d’accueil, selon le HCR pour 2019.
L’Ouganda a accueilli le plus grand nombre de réfugiés (près de 1,4 million), principalement en provenance du Soudan du Sud. D’importantes populations de réfugiés ont également été accueillies au Soudan (1,1 million), en Éthiopie (733 000), en République démocratique du Congo (523 700), au Tchad (442 700), au Kenya (438 900), au Cameroun (406 300), au Soudan du Sud (298 300) et en République-Unie de Tanzanie (242 200) (Assemblée générale des Nations Unies, soixante-quinzième session, rapport du HCR, Distr. Générale 24 août 2020).
Cet état des lieux donne une brève idée de l’ampleur des migrations et des mobilisations des États pour accueillir les populations en détresse.
D’autre part, les migrations n’ont pas toujours à l’origine la détresse. Elles peuvent être également la conséquence d’une quête de mieux-être, de développement, de prospérité ou de ressources. L’accueil ou le refuge renvoie à des successions d’implications. Celles-ci peuvent être économiques, sociales, politiques ou culturelles. Autant le/la réfugié·e ou migrant·e est à la recherche de sécurité, d’abri ou de survie, autant les dispositifs mis en place pour lui garantir un accueil ne vont pas sans bouleverser les fonctionnements des sociétés. La ville se présente donc comme le lieu d’une multiplicité de ressources souvent nécessaires pour rétablir un certain équilibre de vie chez les migrant·e·s. Le présent numéro vise à faire la lumière sur les différentes conséquences et implications de l’accueil dans la ville qui accueille, qui reçoit, qui invite et qui s’ouvre à l’inconnu, à la multitude, à la diversité et à la différence. Quelles sont les offres de dispositifs en présence essentielles à l’accueil? Quelles sont les transformations dont les villes font l’objet?
L’humanitaire est sans doute une vitrine manifeste d’observation des dynamiques des réfugié·e·s, de leur accueil et de leur gestion. Dès lors, l’interdépendance entre action humanitaire et urbanisation ne va pas sans se déployer dans un environnement de risque et de vulnérabilité. Faire de l’action humanitaire, c’est travailler à offrir des ressources de différentes natures aux populations réfugiées. Ces ressources répondent aux besoins sanitaires, en éducation, en logement, d’accès à l’eau potable ou même aux dispositifs d’hygiène. La liste pourrait s’étendre pour inclure les besoins économiques (notamment en activités génératrices de revenus ou coopératives) ou en activités ludiques. C’est ce qu’essaye de démontrer le texte de Yvan Hyannick OBAH, Loïc Bertrand BIANGO NYAMA et Marie Thérèse MENGUE. En effet, il en ressort que l’humanitaire contribue à créer la ville au sens où l’entend Michel Agier ; les auteurs et l’autrice parlent d’une « urbanisation humanitaire » qui fait référence à la transformation des milieux ruraux et urbains mettant dont au centre de l’analyse les questions infrastructurelles, les relations économiques et sociales, bref l’urbanité. C’est dans ce même contexte humanitaire et d’urgence qu’intervient le travail de Pierre Boris N’NDE. Ce dernier analyse la transition urbaine dans une ville frontière – située au carrefour d’échanges économiques importants – sous le prisme de l’afflux des réfugié·e·s, de leur accueil et des insécurités qui naissent à l’occasion de cet accueil. L’idée est de montrer comment les dynamiques migratoires pour causes humanitaires ont mis en lumière les insuffisances des ressources urbaines de la ville de Garoua Boulaï et par la même occasion comment celle-ci s’est transformée sous l’influence des réfugié·e·s inséré·e·s dans le tissu urbain ainsi que des interventions humanitaires et militaires.
Le texte d’Assonsi SOMA, qui étudie la capitale ouagalaise comme lieu de refuge pour les populations parties du sahel et du nord burkinabè, prolonge l’observation sur les influences des dynamiques humanitaires. Celui-ci analyse les choix des migrant·e·s, les capacités des autorités publiques à gérer l’insertion socioterritoriale de nouveaux et nouvelles arrivant·e·s qui négocient, dans une sorte de résilience, des espaces urbains d’installation. L’auteur relève les effets pervers des installations de fortune que meublent très opportunément les dynamiques d’entraide ou de solidarité. Cette thématique se voit renforcée et davantage problématisée par les analyses de Seydou SERE sur la trajectoire résidentielle des déplacé·e·s internes et migrant·e·s internationaux et internationales dans la ville de Ouagadougou. En mobilisant plusieurs sources de données, l’auteur montre que la forte croissance naturelle due non seulement à l’accroissement naturelle, mais aussi aux réfugié·e·s (ivoirien·ne·s pour la plupart) a un impact sérieux sur l’accès au logement. Les installations qui se font de plus en plus en marge de la ville. Dès lors, les déplacé·e·s internes auraient tendance à occuper des logements à la périphérie de la ville tandis que les migrant·e·s internationaux et internationales se retrouveraient davantage dans des logements centraux et péricentraux. L’auteur note que les mobilités s’effectuent du centre vers la périphérie.
Le numéro offre également un entretien avec Cyrille HANAPPE, architecte et maître de conférences à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Belleville. À l’issue de cet échange enrichissant basé essentiellement sur les problématiques des villes-refuges, le regard du spécialiste relève des points principaux à partir des réalités françaises d’une part et européennes d’autres qui peuvent se résumer en quelques mots : impréparation; improvisation; hostilité; fermeture; urgence; invisibilisation et violence. En montrant la nécessité d’anticiper sur les flux et les mobilités, Cyrille HANAPPE, dans un entretien accordé à Pierre Boris N’NDE, entrevoit, en clôturant son propos, la ville-accueil dans sa dimension durable. Celle-ci intégrerait des paramètres d’adaptabilité, de transformation et de résilience.
C’est dans cette approche résiliente que se manifestent les informalités urbaines, très souvent pour résister aux contraintes qu’impose la modernité des villes, mais aussi pour trouver des espaces de survie et d’existence. Le texte de Pierre Boris N’NDE et Guy Sylvain TALLA relève à juste titre, à partir de deux villes camerounaises, l’investissement populaire dans les projets urbains à partir des quartiers. L’idée est de montrer que la migration qui consacre le passage des villages vers les villes participe à une construction des territoires urbains, à une identification aux territoires et, pour des besoins de sécurité, à une forme d’utopie urbaine.
Ce premier numéro de la Revue Gari. Recherches et débats sur les villes africaines culmine par un travail de mémoire de crise extrait de l’exposition intitulée Traces d’Yvon NGASSAM. L’artiste visuel présente les visages meurtris des victimes de la crise de Boko Haram. Il remet en scène ces enfants, femmes et hommes invisibilisés par la crise qui les a rendu·e·s migrant·e·s, réfugié·e·s, meurtri·e·s et parfois laissé·e·s-pour-compte. Ce sont ces mémoires violentes et douloureuses qui sont dépeintes dans les encadrés biographiques et dont les photographies illustrent les visages de la peine qui laissent des traces chez les observateurs et observatrices. Cette exposition, c’est aussi la symbolique de l’amertume des crises qui trace bien opportunément et de manière incisive ses marques chez les migrant·e·s, réfugié·e·s, déplacé·e·s victimes que l’on retrouve aussi dans les villes. Les photographies de l’auteur leur redonnent vie et contribuent ainsi non seulement à leur donner une vitrine, une part d’espace, une part de territoire, mais surtout, une part de ville.
- Ce chiffre comprend les réfugié·e·s, les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays, les demandeurs et demandeuses d’asile, les apatrides et les autres personnes dont la situation s’apparente à celle des réfugié·e·s, ainsi que les personnes retournées dans leur pays d’origine en 2019 et qui reçoivent encore une aide. ↵
- Assemblée générale des Nations unies, soixante-quinzième session, point 63 de l’ordre du jour provisoire, rapport du haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, questions relatives aux réfugié·e·s, aux rapatrié·e·s et aux déplacé·e·s et questions humanitaires. Distr. Générale 24 août 2020. ↵