Plaidoyer pour une orthographe harmonisée du tupuri : nécessité pour la confection de ressources didactiques adaptées
Fulbert TAÏWE
Introduction
Si l’on a pris l’habitude d’affirmer que les langues africaines sont des langues à tradition orale, il est désormais indéniable que ces langues sont dotées de système d’écriture. Il existe des langues qui ont connu des avancées dans leurs descriptions. Par le biais des travaux de littérature orale, de linguistique descriptive ou encore des travaux de lexicographie et de traduction dans la littérature chrétienne, les langues africaines se développent de plus en plus pour être mises à la disposition du grand public. Seulement, les pratiques linguistiques sont divergentes en ce qui concerne leur système d’écriture. La langue tupuri ne déroge pas à cette pratique. Elle rencontre plusieurs variations auprès des chercheurs et chercheuses (linguistes), traducteurs et traductrices. Or, pour que le processus de standardisation de la langue soit enclenché, cette langue doit être dotée d’un système orthographique stable puisqu’elle est la reconnaissance d’une norme écrite. L’orthographe, en tant qu’adéquation à une norme écrite de la langue, est autant un fait culturel qu’un fait linguistique.
Le plus important dans cet article, c’est d’attirer l’attention des communautés linguistiques sur les pratiques plurigraphiques, sur ses enjeux et de donner des orientations pour une politique linguistique améliorée des langues africaines en général, celle de la langue tupuri en particulier (Taïwe, 2020a). Le tupuri est l’une des langues Adamawa du sous-groupe mbum parlée au Nord du Cameroun et dans le Mayo-Kebbi Est au Tchad (Ruelland, 1992). Cette langue a bénéficié, à ce jour, d’importants travaux descriptifs dans tous les grands domaines de la linguistique.
Le présent travail qui s’inscrit dans le vaste domaine de la planification linguistique est une contribution aux débats sur la standardisation des langues africaines. Les méthodes ici se veulent comparatives, descriptives et prescriptives. Une lecture en parallèle sera faite entre les pratiques scripturales du tupuri afin d’éliminer les confusions, les lourdeurs, les amalgames et les imprécisions pour présenter au public et à la communauté scientifique une graphie harmonisée. L’article s’appuie principalement sur les principes orthographiques de l’Alphabet général des langues camerounaises (AGLC) publié par Tatadjeu et Sadembouo en 1979. Il est question d’harmoniser les graphèmes et les perspectives conventionnelles (1984, p. 3). Étant donné que ces principes s’appliquent à toutes les langues camerounaises, nous nous limiterons à ceux qui concernent la langue tupuri qui nous intéresse ici.
Notre méthode de travail consiste à faire un inventaire de tous les ouvrages ou travaux consacrés en langue tupuri. Le premier objectif est de jeter un regard panoramique sur l’état des pratiques orthographiques de la langue tupuri. Nous avons pu recenser comme travaux de références, les écrits de missionnaires (Cappellitti, 1996) et traducteurs tupuri (catéchisme de Luther traduit en tupuri), les travaux de Ruelland (1988; 1992), les travaux du Comité de la littérature chrétienne tupuri, notamment la Bible (Wããre Baa, 2005) et le Cantique (Naa togod Baa, 2017) en tupuri. La deuxième phase a consisté à établir un rapport entre 100 unités lexicales préalablement sélectionnées. Un tableau synthétique donnant l’idée de la chronologie des pratiques orthographiques dans la langue tupuri a été dressé. Celui-ci tient compte de deux paramètres essentiels. Au niveau de la première ligne horizontale sont classé-e-s les auteurs et autrices par ordre chronologique avec une traduction en français. Au niveau vertical se trouvent les variantes graphiques des unités lexicales. L’analyse tient compte des variations graphiques dans les travaux de Ruelland (1988), dans celui du prêtre Cappelletti (1996), dans la Bible en tupuri (2005), ainsi que le système d’écriture défendu par le comité de traduction de la langue tupuri (2004 à nos jours). Nous nous appuyons également de nos propres travaux et de notre expérience en lexicographie tupuri dans le cadre de l’Alliance Biblique du Cameroun (ABC).
Pour atteindre cet objectif, nous structurons notre analyse en trois parties. La première partie présente l’état actuel des pratiques dans les écrits en tupuri, la deuxième traite des enjeux que ces pratiques plurigraphiques représentent pour le développement de la langue en question, notamment sa portée didactique. La troisième partie propose des perspectives pour un aménagement du corpus du tupuri en particulier et pour les langues africaines en général.
État des lieux sur les pratiques plurigraphiques en tupuri
Nous présenterons ici la situation générale relative aux pratiques plurigraphiques dans les écrits en tupuri. Nous passons en revue trois éléments essentiels dont la variante orthographique du glossonyme, de la période des missionnaires et de Ruelland jusqu’au comité de la langue tupuri.
Partant des variantes orthographiques du glossonyme
L’unanimité est loin d’être faite au sujet de la manière d’écrire le glossonyme tupuri. Il existe une pléthore de graphies du nom de la langue qui varie selon les auteurs et autrices. L’explication que nous proposons est une reprise de celle proposée par Kolyang Il s’interroge en ces termes : « toupouri, toubouri, tupuri, tpuri – lequel est juste? » (2010, p. 22). Le peuple est désigné au Cameroun par le terme « Toupouri », avec une majuscule à l’initiale. Le même terme, mais avec une minuscule à l’initiale (toupouri), est utilisé pour nommer la langue. Il faut cependant reconnaître que cette appellation est sujette à caution. En effet, le terme « toubouri » parsème la littérature coloniale française (Seignobos et Tourneux, 2001). Ruelland dans tous ses travaux de recherche sur la langue préfère tupuri. Feckoua lui, reste dans l’ambivalence : tantôt tupuri (dans sa thèse, 1977), tantôt la forme francisée « toupouri » (2002). D’autres chercheurs et chercheuses dans la langue et la culture de ce peuple s’accordent aussi à écrire toupouri. Il s’agit entre autres de Cappelletti (1996) qui s’accorde aussi sur la graphie tupuri.
En revanche, Kolyang (2010, p. 22) prône dans ses écrits une nouvelle graphie. En tant que locuteur natif de ladite langue, il justifie cette utilisation par la prononciation de ce peuple. Il affirme :
Pose-t-on la question « qui es-tu? (ndɔ diŋ je mãy?) à un membre de ce groupe, il répondra je suis un Tpuri (ndi diŋ je Tpuri). Le « T » étant « humide » comme comportant un « e » aspiré. Le « i » final étant une déclinaison. En effet, l’on dit a diŋ jar tpur wɔɔ (ce sont des tpur). Le terme je (pluriel jar) désigne le genre humain suivi de la spécificité raciale, clanique ou sociale. Le peuple se nomme lui-même Tpur (décliné en Tpuri) (Kolyang, 2010, p. 22).
Pour cet auteur, la graphie « tpuri » est préférable à toutes les autres parce qu’elle se rapproche de la prononciation chez les locuteurs et locutrices de la langue. Cette hypothèse devra cependant être soumise à une enquête phonologique qui devrait établir les faits de langue de façon rigoureuse. C’est pour cette raison que nous utiliserons, dans le cadre de ce travail, tupuri, qui est d’ailleurs la forme la plus connue et répandue dans la littérature.
La période des missionnaires et période précoloniale
En Afrique, et au Cameroun précisément, les débuts de la standardisation des langues remontent à la période précoloniale et aux débuts de la colonisation. C’est une période où les missionnaires ont commencé à traduire tout ou partie de la Bible (l’Ancien et le Nouveau Testament) dans les langues africaines et se sont mis à élaborer des matériels pédagogiques pour l’enseignement primaire dans les missions catholiques et protestantes.
Le contact avec les explorateurs au XIXe siècle, les missionnaires catholiques et protestants venus d’Europe et d’Amérique ont facilité l’introduction de la pratique de l’écriture du tupuri. Aussi ne s’est-on jamais servi que de l’alphabet latin. Le passé colonial du Cameroun imposera les caractères latins qui à ce jour constituent la norme scripturaire attestée de la langue tupuri.
On citera ainsi Cappelleti (1996), qui a œuvré comme prêtre à la mission catholique de Guidiguis dans la région de l’Extrême-Nord au Cameroun vers 1990. Il est par ailleurs auteur d’un ouvrage lexicographique, le Dictionnaire tupuri-français. Un autre, plus ancien, fut envoyé par la mission luthérienne américaine vers 1970 auprès de l’Église fraternelle et luthérienne du Cameroun et fonde un grand champ de mission dans à Doukoula dans le Mayo-Danay. Il s’agit du missionnaire Gimes Ericson qui a fait ses preuves dans l’enseignement biblique et la traduction du Nouveau Testament et du catéchisme de Luther en tupuri.
La période postcoloniale : de Ruelland au comité de la langue tupuri
Depuis le début des travaux de Suzanne Ruelland jusqu’à la traduction de la Bible en tupuri, en passant par les travaux effectués par le comité de traduction, l’écriture tupuri se diversifie davantage. L’on passe de plus en plus à un militantisme scriptural. Les batailles engagées par le comité de langue se trouvent obstruées par l’absence d’une harmonisation internationale. Au Tchad comme au Cameroun, toutes les communautés ont une culture particulière de l’écriture de la langue tupuri. Ce phénomène est observable aussi bien chez les universitaires que chez les spécialistes de la traduction des textes chrétiens.
Dans un autre contexte, les communautés ecclésiastiques publient régulièrement des documents de différents genres destinés à l’évangélisation et l’édification spirituelle des fidèles. Dans les divers documents rédigés tels que les cantiques (Naa togod Baa), le catéchisme (Katɛkisma ma ni Lutɛr no), le manuel de formation des moniteurs et monitrices d’école de dimanche, les abécédaires, ainsi que des textes de littérature orale (contes et les proverbes), l’on est peu soucieux des règles du système d’écriture normée de la langue. Pour beaucoup, l’argument avancé est plus méthodologique et technique. L’accès aux caractères spéciaux, les livres canoniques régulant l’écriture tupuri et l’accès aux logiciels d’installation des claviers adaptés pour les langues africaines sont difficilement accessibles. Les usagers et usagères ne disposent pas d’ordinateurs dotés de systèmes d’écriture de ces langues africaines. Quand bien même ils sont disponibles, rares sont ceux et celles qui connaissent leur fonctionnalité. La plupart des personnes chargées de la rédaction des livres chrétiens dans les communautés tupuri n’ont pas une grande connaissance des travaux de la linguistique. L’on ignore qu’on n’écrit pas souvent comme on ne parle. Être locuteur natif ou locutrice native du tupuri ne fait pas de nous une personne qui sache écrire correctement en tupuri. Il faut tout au moins consulter les spécialistes pour des conseils de clarifications orthographiques. L’objectif primordial est d’avoir un système d’écriture stable et unifié en partage.
Voici quelques exemples qui montrent à suffisance la diversité de l’orthographe dans les pratiques scripturales en tupuri.
Tableau 1. Synthèse chronologique des pratiques plurigraphiques en tupuri
À la simple lecture de ce tableau, on se rend compte que d’une époque à une autre, d’un-e auteur-e à un-e autre, les graphies utilisées ne sont les mêmes. De Ruelland jusqu’à l’édition de la Bible en tupuri, le système d’écriture de la langue a été sujette à plusieurs modifications. Ruelland (1988) adopte un système plutôt rigoureux. Le système graphique prôné par Cappelletti (1996) et celui défendu par le comité de traduction de la langue tupuri (2004) prêtent à confusion. On est tenté de dire qu’il relève de la même école. Seulement, la graphie en usage dans la Bible en tupuri (2005) se trouve être la plus simplifiée.
À notre avis, l’on devrait parvenir à une normalisation de la langue tupuri. Un ensemble de prescriptions sur les variantes linguistiques devrait être adopté et respecté par tous les usagers et toutes les usagères. Cette entreprise ne peut aboutir sans une politique linguistique bien soutenue par les chercheurs, les chercheuses et les organismes en charge des langues.
Le tupuri est une langue à tons. Selon Di Cristo « en linguistique, les tons sont usuellement définis comme des unités mélodiques minimales distinctives (des phonèmes de hauteurs en quelque sorte, ou des tonèmes) dont les oppositions ont pour effets de changer le sens des mots (ou des morphèmes) » (2013, p. 3).
Les tons permettent de faire des différences nettes entre les phonèmes. De même, on peut aussi constater que la variation des hauteurs tonales sur un même mot peut être à l’origine de la multiplication du sémantisme de ce lexème. On distingue en tupuri quatre hauteurs tonales (Ruelland, 1992; Kobada, 2016, p. 36) :
- le ton haut [´], exemple : « húúli » (la mort);
- le ton mi- haut [ ¯ ], exemple : « kōō » (l’arbre);
- le ton mi-bas [ ¨ ] comme dans « söörē »(honte);
- le ton bas [`] comme dans « gàmlà » (bélier).
Enjeux de l’harmonisation orthographique et de l’aménagement du corpus du tupuri
Dans un pays comme le Cameroun qui compte à lui seul plus de 280 unités-langues (Binam Bikoi, 2012, p. 5) sans intercompréhension, le problème de l’intégration nationale ne peut pas se résoudre de manière efficace tant que le problème linguistique demeure en suspens. Et nos responsables politiques en sont tellement conscient-e-s depuis longtemps qu’ils et elles en font leur souci majeur. Pour preuve, cette intervention de Sengat Kuo lors de son discours d’ouverture du colloque sur « L’identité culturelle camerounaise » en 1985.
L’intégration culturelle, étape de notre intégration nationale passe ainsi par l’intégration linguistique. L’une et l’autre sont indissociables et obéissent aux deux plans horizontal et vertical. Sur le plan vertical, chaque Camerounais est invité à maîtriser sa langue maternelle pour mieux se pénétrer de sa culture ethnique afin d’en extraire des universaux (Sengat Kuo, 1985).
Il faut souligner la coïncidence d’idée entre Sengat Kuo et Tadadjeu (1980) dans son trilinguisme extensif qui est un modèle fiable pour une intégration linguistique camerounaise en vue d’une intégration réussie.
D’un point de vue linguistique, il faut reconnaître que les cas d’usage de système d’écriture plurigraphique pour une langue donnent matière à réflexion aux spécialistes du domaine et leur permettent de trouver des solutions à ce type d’irrégularités, voire d’anticiper afin d’éviter qu’elles se reproduisent dans d’autres contextes ou dans d’autres communautés.
Toutefois, les enjeux sont tels qu’une harmonisation du système d’écriture faciliterait à la fois les descriptions linguistiques et fournirait une base solide pour la confection d’outils pédagogiques adaptés. Il a aussi des études sur la traduction des documents d’une langue étrangère vers le tupuri; ce qui permettrait d’enrichir la terminologie de cette langue, et donc d’accélérer son processus de développement. De nombreuses initiatives, comme les réunions de travail organisées par des organismes tels que l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) ou l’ancienne Organisation de l’unité africaine (O.U.A.) dans les années 1960-1970 ont insisté sur la nécessité de mettre en place des systèmes alphabétiques de référence pour les langues africaines afin de permettre « la coopération en vue de la promotion des langues africaines comme véhicules de culture et instruments d’éducation permanente » (UNESCO, 1978, § « Préface »). Aussi, en proposant une orthographe harmonisée du tupuri, on ouvre des perspectives nouvelles à la langue pour la production littéraire et la confection d’outils didactiques adéquats. C’est également un motif de fierté pour les communautés tupuri de pouvoir associer des compétences de lecture-écriture à leurs pratiques orales de la langue.
Vers un nouvel aménagement du corpus du tupuri
L’une des préoccupations principales de l’aménagement linguistique tupuri est l’aménagement du corpus. Pour son statut, elle s’impose peu à peu dans les pratiques langagières et occupe une place de choix parmi les langues nationales du Cameroun et du Tchad. Cet aménagement suppose, selon Ekkehard, un certain consensus.
Une norme approuvée et acceptée, au-delà de toutes les vernaculaires, familières et dialectales, pour un usage généralisé et normatif dans certains domaines tels que la littérature, la science, l’éducation supérieure, les médias, les églises et tous les secteurs publics; un système de référence régularisé et codifié, fondé sur une orthographe standard, des grammaires standard de référence, des dictionnaires standard de référence, des dictionnaires standard si possible monolingues (Ekkehard, 2000, p. 394).
L’aménagement du corpus fait aussi référence à la standardisation. Celle-ci comprend plusieurs phases essentielles (Ekkehard, 2000, p. 402) : la détermination d’une variété linguistique reconnue, la codification de langue choisie, l’élaboration du vocabulaire et de la grammaire de la langue, la mise en place des normes de standardisation de la langue et le développement de la variété choisie.
La détermination et la codification d’une variété linguistique
Nous entendons par détermination d’une norme ici, le choix de la norme pour servir de cadre standard de référence pour une langue choisie. C’est généralement un sujet fort sensible dans la plupart des sociétés africaines. Il est vrai que pour le tupuri, le choix d’une variété existante pour lui donner un statut favorable, ou pour qu’elle devienne la forme standard défavorisera ceux et celles qui ne l’ont pas comme langue maternelle. Les locuteurs et locutrices des autres variétés considèrent qu’elles sont victimes de discrimination. Il faut cependant une bonne politique d’aménagement basée sur des critères objectifs dénués de tout intérêt égoïste de la part des parties prenantes.
Pour éviter cette discrimination, l’on peut arriver à la création d’une norme que nous dénommons idéalisée. On pourra parvenir à une variante médiane des variétés dialectales existantes puisqu’il y a intercompréhension. Un croisement linguistique entre le ɓaŋ- gɔ et le ɓaŋ- liŋ sera l’idéal. Il nous semble facile pour le tupuri, étant donné qu’il existe une Bible traduite. La forme attestée dans ce trésor linguistique est une aubaine. Cet ouvrage est en usage dans toutes les communautés tupuri au Tchad comme au Cameroun et partout ailleurs. Lorsqu’on opère le choix d’une variété médiane, différents critères peuvent être considérés :
- la force numérique (en nombre de locuteurs et locutrices) de la variété, et de degré d’utilisation de facto en fonction véhiculaire par les personnes dont ce n’est pas la langue maternelle par essence;
- le degré de standardisation et la quantité de matériau linguistique de post- alphabétisation disponible;
- le prestige historique ou culturel de la variante choisie pour les personnes dont ce n’est pas la variété dialectale par essence;
- le prestige historique, culturel ou religieux des locuteurs et locutrices de la variété dialectale;
- le statut politique et/ou économique dominant de ces personnes dont c’est la variété par essence.
La détermination ou le choix de la variété linguistique suppose l’harmonisation de son orthographe. Ekkehard (2000, p. 402) propose deux types d’harmonisation dont la première est nationale et la seconde internationale. Pour lui, l’harmonisation nationale des graphies par exemple vise à « Limiter l’inventaire des symboles graphiques, y compris les diacritiques, utilisés dans un pays multilingue pour ses différentes langues » (2000, p. 402). Le but pédagogique poursuivi de l’harmonisation nationale est de faciliter, dans un même pays, la lecture et l’écriture dans des langues autres que sa propre langue. L’harmonisation internationale fait référence à l’harmonisation transfrontalière des langues. La communauté linguistique tupuri est divisée par des frontières nationales. La langue tupuri est parlée au Tchad et au Cameroun. Il est donc question d’aboutir à un standard unifiant les deux communautés linguistiques départagées entre deux pays. Pour permettre aux manuels, livres et ouvrages lexicographiques produits d’un côté de la frontière d’être utilisés facilement de l’autre. L’harmonisation internationale vise donc à établir une orthographe représentative de toutes les variétés dialectales du tupuri.
Il y a eu des recherches antérieures sur l’orthographe des langues africaines en général, et d’autres sur celle des langues camerounaises en particulier. L’AGLC, proposé par Tadadjeu et Sadembowo (1984), est une contribution majeure, qui permet de transcrire et sans trop de symboles spéciaux les divers sons qu’on peut rencontrer dans les langues camerounaises parmi lesquelles, le tupuri. Nous voulons respecter les principes de standardisation posés par l’AGLC. C’est cet alphabet que nous utiliserons ici, et dont l’emploi s’impose dans toutes les publications linguistiques à caractère scientifique traitant des langues camerounaises.
Cependant, l’utilisation de cet alphabet requiert deux conditions : la possession de ressources permettant d’écriture et d’imprimer les caractères spéciaux et la connaissance du fonctionnement de ces appareils. Aujourd’hui, des progrès ont été réalisés dans la fabrication et la diffusion de logiciels de saisie, comme Keyman. De même, l’avènement du standard Unicode permet de résoudre le problème d’échange de fichiers. Récemment, la Société internationale de linguistique (SIL) a mis en place une application « Clavier camerounais » pour les téléphones portables d’un usage relativement aisé qui permet de rédiger des SMS, des courriels et d’échanger des messages sur les réseaux sociaux. Il faut reconnaître cependant que l’usage de ces outils reste assez restreint. Une formation ou des stratégies de communication pourraient amplifier leur utilisation.
L’élaboration du corpus et le développement de la langue
Pendant longtemps, certains chercheurs et les chercheuses européen-ne-s ont pensé que les langues africaines étaient dépourvues d’expressions permettant de prendre en compte les besoins de la technologie moderne et de la communication mondiale (Diki-Kidiri, 2008, p. 277) pour les échanges commerciaux et des moyens pour enseigner de façon adéquate ces langues. Il faut souligner que toutes les langues du monde ont la possibilité d’élargir leurs vocabulaires par la création et l’expansion de la terminologie (Atibakwa, 2008, p. 201) relative aux domaines scientifiques. C’est généralement la tâche des académies de langue de se pencher sur l’aménagement du corpus. Dans le processus de standardisation d’une langue, l’élaboration vise l’innovation lexicale programmée.
Le développement de la langue s’effectue progressivement après une mise en place de la langue par l’autorité linguistique compétente ou le politique. Les efforts fournis par les communautés ecclésiastiques sont louables. Depuis deux ans déjà, les enfants de l’école de dimanche dans certaines zones d’expression tupuri reçoivent des cours bibliques par écrit. Ces cours sont sanctionnés par un examen qui évalue leur niveau d’initiation au langage afin de comprendre le tupuri biblique. Ces initiatives constituent une contribution non négligeable, même si les matériels didactiques restent rudimentaires. Le niveau des moniteur-trice-s en la question est un sujet à débat. L’objet pour l’heure est de parvenir à une harmonisation du système orthographique tupuri pour ne pas demeurer dans un tâtonnement et une confusion scripturaire.
Après l’étape de la mise en place de la norme choisie, la langue tupuri a besoin du soutien constant des agences de promotion linguistique telles que les comités (comité de traduction de la littérature chrétienne tupuri, comité de développement de la langue tupuri), les associations et académies linguistiques. Ces instances consultatives sont nécessaires pour plusieurs raisons. D’abord, donner des conseils en matière de style et de variantes acceptables, essentiellement dans la production littéraire; ensuite, s’assurer que les textes imprimés respectent la norme; enfin, s’assurer que les innovations lexicales (Taïwe, 2020b, p. 115) soient constamment soumises à la standardisation afin d’éviter la concurrence incontrôlée.
Conclusion
Dans cette étude, nous ont permis de relever un certain nombre de dysfonctionnements portant sur l’orthographe de la langue tupuri. Ceux-ci sont liés à l’absence d’harmonisation orthographique. Les sources documentaires consultées ont révélé plusieurs divergences de forme qui affectent l’écriture de certains mots. Ce qui rend extrêmement complexe le choix orthographique lorsqu’il s’agit d’écrire la langue tupuri. Dans le contexte actuel de la vulgarisation des savoirs et savoir-faire locaux vers les autres mondes, la standardisation des langues africaines en général et la langue tupuri en particulier est une urgence.
Pour arrimer la langue tupuri à un niveau de langue codifiée, il faut la doter d’une orthographe standard, qui permettra de rédiger une grammaire de référence, un dictionnaire monolingue complet (Taïwe, 2021), des manuels suffisants et adaptés pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, des manuels pour les enseignant-e-s (Aleching, 2021). En outre, il faut que son vocabulaire soit constamment élargi de manière contrôlée en ce qui concerne la terminologie nouvelle pour l’utilisation de la langue dans l’éducation et pour la communication régionale ou nationale relative à tout ce qui concerne le monde moderne. Tous ces besoins de matériau linguistique concret, c’est-à-dire le corpus de la langue, peuvent être planifiés et mis en œuvre.
Il y a un besoin de passer à une franche concertation. Les parties prenantes devraient se mettre autour d’une même table pour discuter à l’unanimité du devenir de la langue tupuri et de son orthographe. De telles assises doivent être organisées et associées les spécialistes de la langue (sous la forme de colloque ou journée scientifique avec ateliers), de la traduction (dans les ateliers de traduction) et les dépositaires de la culture tupuri. Les acteur-trice-s du développement de la langue tupuri devraient donc prendre la juste mesure de la situation. Dans le contexte d’une présence de plus en plus croissante des technologies qui se ressentent dans les familles africaines notamment par le biais de la téléphonie mobile, l’on à l’occasion de faire un sort à des langues qui jouent un rôle essentiel au sein des communautés et de parachever leur processus d’intégration dans les systèmes éducatifs de manière durable.
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