Présentation. Enseigner et apprendre les langues africaines ou en langues africaines
Gilbert DAOUAGA SAMARI, Mohamadou Ousmanou, et Léonie MÉTANGMO-TATOU
Type de texte : Éditorial
De nombreuses années après leur indépendance, les pays africains continuent de rencontrer, sur le plan éducatif, d’énormes difficultés qui écornent notablement la qualité des enseignements dispensés et donc des apprentissages. Dans leur récent rapport, l’Unicef et l’Union africaine (2021, p. 15) font remarquer que la moyenne du taux d’achèvement scolaire diminue drastiquement en passant du primaire (65 %) vers le premier cycle (41 %) et le second cycle (23 %) du secondaire. La Banque mondiale signalait déjà trois ans plus tôt, en citant Van Fleet, que « 37 millions d’enfants africains apprendront si peu à l’école qu’ils ne seront pas beaucoup plus avancés que ceux qui n’ont jamais été scolarisés » (2018, p. 71). Ce diagnostic préoccupant, qui révèle une crise de l’apprentissage dans ce continent (Banque mondiale, 2018; Puren et Maurer, 2018), est la conséquence de la conjonction de plusieurs facteurs dont le plus constant et assez documenté est le choix fait par différents pays au niveau des langues de scolarisation (Métangmo-Tatou, 2001; 2019; Tourneux, 2011).
En effet, depuis 1951, année de la tenue à Paris de la réunion d’experts de l’Unesco sur L’emploi des langues vernaculaires dans l’enseignement, dont le rapport est reproduit dans Unesco (1953), des études (Unesco, 1953; Belloncle, 1984; Métangmo-Tatou, 2001; Tadadjeu, Sadembouo et Mba, 2004; Tourneux, 2011; Maurer, 2010; Puren et Maurer, 2018, etc.), avec force arguments et suggestions, soutiennent que le recours aux langues locales africaines pourrait contribuer à améliorer la qualité des apprentissages. Très récemment, le rapport de la Banque mondiale (2018) revient sur le rôle joué par les langues africaines dans l’appropriation des savoirs; mais celui de l’Unicef et de l’Union africaine semble plus détaillé dans cette recommandation :
compte tenu du lien étroit existant entre la langue d’instruction et les résultats d’apprentissage, il peut être utile, au niveau de la planification de l’éducation, d’accroître la part des langues maternelles dans les programmes scolaires des premières années, et de prévoir une meilleure coordination entre l’enseignement et l’apprentissage dans les différentes langues parlées par les élèves aux niveaux d’enseignement supérieurs (Unicef et Union africaine, 2021, p. 44).
Malheureusement, très peu de pays ont pris des initiatives réelles et soutenues pour faire des langues africaines des langues de scolarisation (Cf. synthèse dans le rapport de Maurer, 2010 pour quelques pays francophones). Dans beaucoup de cas, les langues et cultures africaines n’ont que le statut de matière aussi bien dans le primaire que dans le secondaire, ce qui ne répond pas aux problèmes diagnostiqués que l’insertion de ces langues devrait contribuer à résoudre, alors que, pour prendre par exemple le cas des pays francophones, « il a été établi que l’usage exclusif du français dans les premiers apprentissages de l’école primaire pénalise les enfants dont les parents ne sont pas locuteurs francophones » (Tourneux, 2011, p. 5). À l’exception des pays qui enseignent en langues africaines dans le primaire – comme le Burundi –, beaucoup d’autres enseignent simplement les langues africaines. Dans le premier cas, ces langues sont des médias d’enseignement alors qu’elles sont matières ou objet d’enseignement dans le second.
C’est l’état des lieux que ce numéro s’est proposé de faire dès le lancement de l’appel à contributions en faisant le choix de mettre en lumière la manière dont le statut didactique des langues africaines contribue à configurer les activités des enseignants et des apprenants en situation de classe. L’idée est d’analyser les pratiques effectives, telles qu’elles se déroulent en classe, que les langues africaines soient employées comme médias d’enseignement ou non. S’intéresser aux activités de classe pourrait aider à mieux appréhender ce qui se fait afin de faire des suggestions qui répondent aux difficultés répertoriées tout en tenant compte des travaux scientifiques menés jusque-là.
Les activités de classe sont généralement présentées dans la littérature scientifique comme la « boîte noire » du système éducatif (lire par exemple Bressoux, Bru, Altet, Leconte-Lambert, 1999). De nombreux travaux sont en effet consacrés aux facteurs externes qui permettent de tirer des conclusions relatives aux éventuelles conséquences sur l’action didactique ou de spéculer sur ce qui se passe en classe entre enseignant-e-s et apprenant-e-s. Les réflexions sur les pratiques de classe effectives sont si récentes que l’on convient avec Clanet que l’un des points qui font l’unanimité dans le rang des chercheurs et chercheuses en éducation est « bien celui d’une connaissance imparfaite de ce qui se passe en classe lors des situations d’enseignement-apprentissage » (2005, p. 13). À une date plus récente, Altet souligne pour le regretter qu’« au niveau des recherches en éducation, si sur l’Afrique subsaharienne, les travaux quantitatifs sont nombreux, trop peu d’attention a été portée à ce qui se passe réellement dans les classes » (2018, p. 120). Si cette situation préoccupante peut facilement s’améliorer pour le cas des disciplines séculaires, anciennes comme le français, les mathématiques, etc. du fait de l’existence de nombreux chercheurs et chercheuses susceptibles de s’y intéresser dans le monde, elle suscite encore plus d’inquiétude en didactique des langues africaines, champ de recherche en construction analysant une discipline toute nouvelle dans l’éducation de plusieurs pays.
En clair, ce numéro tente de répondre – de manière directe ou indirecte – à des questions comme : comment et pourquoi enseigner en/les langues africaines? Quelle articulation observe-t-on entre les langues africaines et le français ou l’anglais? Quelles sont les stratégies d’enseignement et d’apprentissage mises en place respectivement par l’enseignant-e et les apprenant-e-s? Quelles sont les activités d’apprentissage organisées? Comment s’y impliquent les apprenant·e·s? Comment se configurent les interactions didactiques? Quelles représentations enseignant·e·s et apprenant·e·s se font-ils de leurs activités? Comment les autres acteurs et actrices du système éducatif perçoivent l’enseignement des langues africaines? Quels sont les contenus enseignés? Quelle relation entre ces contenus et les réalités locales? De quelles ressources didactiques l’enseignant et les élèves disposent-ils pour leurs activités? Quels mécanismes sont-ils mis en place pour faciliter le transfert des apprentissages des classes des langues africaines vers d’autres classes de langues? Comment et pourquoi les enseignant-e-s évaluent leurs apprenant-e-s en classe de langues africaines?
Le volume s’organise autour de trois principaux axes : l’analyse des pratiques de classe, l’étude des discours sur les langues et les pratiques linguistiques et, enfin, des textes portant sur les questions techniques en rapport avec l’enseignement-apprentissage des langues.
La première série des textes commence par la contribution de Gilbert DAOUAGA SAMARI qui s’intéresse à la compétence disciplinaire des enseignant-e-s des langues camerounaises. L’auteur y souligne notamment la nécessité pour ces personnes d’avoir une bonne connaissance de la langue à enseigner. L’absence ou l’insuffisance dans ce monde débouche tantôt à une forme de banalisation des savoirs, tantôt à une généralisation excessive. C’est également à ces pratiques de classe qu’est consacré l’article de Bakari GATOUDJE. Partant d’une enquête au sein d’un collège d’enseignement secondaire, l’auteur propose une analyse des stratégies d’enseignement et d’apprentissage des langues et cultures nationales. L’étude sur un ensemble diversifié de données recueillies au moyen d’entretiens, d’un questionnaire et de l’observation des pratiques de classe. L’exploitation de ces données permet de montrer que les conditions et les pratiques au sein de cet enseignement ne sont pas favorables à un déploiement satisfaisant des langues et cultures nationales : préjugés défavorables, absence de matériel didactique, volume horaire faible, stratégies pédagogiques contre-productives en sont les principaux obstacles. Dans le troisième article, Joseph AVODO AVODO et Irène Aline MAFOU DABOULÉ étudient la notion de « présentation linguistique et culture » du point de vue de l’enseignant-e du mundang. Il s’agit précisément d’analyser le discours et les gestes professionnels réalisés par l’enseignant-e lorsqu’il ou elle se positionne en qualité d’expert-e de la langue et de la culture enseignées. La description du déroulement des leçons montre une propension importante à une méthode transmissive de savoirs, accordant peu de place à la construction personnelle des apprenant-e-s. Par ailleurs, elle souligne la place des expériences vécues dans la construction de l’image de soi, de la représentation de l’identité professionnelle à travers l’activité langagière.
La deuxième série d’articles a pour singularité de s’intéresser aux questions de représentations en rapport avec l’enseignement des langues. André MAHAMA explore les discours épilinguistiques des élèves pour comprendre l’univers de l’imaginaire linguistique des acteurs et actrices à qui est destiné le projet d’introduction progressive des langues locales dans les écoles camerounaises. À partir d’une enquête réalisée auprès un échantillon de 150 élèves sélectionné-e-s dans cinq établissements primaires, l’auteur présente un tableau qui rend compte des choix et des préférences des élèves, ainsi que leurs différentes motivations. Si on constate que les langues pratiquées n’ont pas les mêmes valeurs aux yeux des élèves, il faut surtout relever la prégnance des préjugés négatifs vis-à-vis des langues locales qui trouvent leur origine dans les jugements défavorables provenant soit du milieu scolaire ou du milieu familial. Pour clôturer cette série, l’étude proposée par Hamidou BAÏBAVOU et Léonie MÉTANGMO-TATOU porte sur un corpus de chants populaires en daba, une langue tchadique de la branche biu-mandara. En se fixant pour objectif de montrer comment ce genre de texte peut, à diverses occasions, servir dans la communication de proximité au sein d’une communauté, l’article esquisse des pistes pour l’exploitation de ce matériau linguistique dans la perspective d’un enseignement contextualisé.
Les deux articles qui forment la troisième et dernière série constituent des réflexions sur des aspects techniques de l’enseignement et de l’apprentissage des langues africaines. La contribution de MOHAMADOU OUSMANOU concerne la question de ressources didactiques pour le fulfulde, variété dialectale du peul parlé au Cameroun. Il y fait une recension raisonnée des ouvrages susceptibles de répondre aux besoins des enseignant-e-s et des apprenant-e-s; et il propose des activités de classe adaptées pour l’exploitation de ces ressources. Enfin, le texte de Fulbert TAÏWÉ interroge les pratiques orthographiques en tupuri. Le propos de l’auteur s’inscrit dans le cadre d’un processus de standardisation et de la stabilisation d’un système d’écriture pouvant favoriser le développement de la langue.
Références
Altet, Marguerite. 2018. Former les enseignants autrement par l’analyse des pratiques effectives d’enseignement-apprentissage : le projet OPERA. Dans Maurer, B. et Puren, L. (dir.). La crise de l’apprentissage en Afrique francophone subsaharienne. Bruxelles : Peter Lang, 119-135.
Banque mondiale. Rapport sur le développement dans le monde 2018 – Apprendre pour réaliser la promesse de l’éducation. En ligne : https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/28340/9781464813184.pdf
Belloncle, Guy. 1984. La question éducative en Afrique. Paris : Karthala.
Bressoux, Pascal, Bru Marc, Altet, Marguerite et Leconte-Lambert, Claire. 1999. Diversité des pratiques d’enseignement à l’école élémentaire. Revue française de pédagogie, 126, 97-110.
Clanet, Joël, 2005. Contribution à l’étude des pratiques d’enseignement : caractérisation des interactions maître-élève(s) et performances scolaires. Les dossiers des sciences de l’éducation, 14, 11-28.
Maurer, Bruno. 2010. Les Langues de scolarisation en Afrique francophone, Rapport général du projet LASCOLAF. Paris : AFD-AUF-MAEE-OIF/Éditions des Archives contemporaines.
Métangmo-Tatou, Léonie. 2019. Pour une linguistique du développement. Essai d’épistémologie sur l’émergence d’un nouveau paradigme en sciences du langage. Québec : Éditions science et bien commun. Disponible sur : https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/linguistiquedev/
Métangmo-Tatou, Léonie. 2001. 1996 : Cap significatif dans la dynamique des langues au Cameroun. Dans Cameroun 2001 : Politique, Langues, Économie et Santé (33-60). Paris : L’Harmattan.
Tadadjeu, Maurice, Sadembouo, Étienne et Mba, Gabriel. 2004. Pédagogie des langues maternelles africaines. Yaoundé : Éditions du CLA.
Tourneux, Henry. 2011. La transmission des savoirs en Afrique. Savoirs locaux et langues locales pour l’enseignement. Paris : Karthala.
Unesco. 1953. L’emploi des langues vernaculaires dans l’enseignement. Paris : Unesco. En ligne : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000131582
Unicef et Union africaine. 2021. Transformer l’éducation en Afrique : un aperçu basé sur des données probantes et des recommandations pour les améliorations à long terme. En ligne : https://www.unicef.org/media/108921/file/ %20Transforming %20Education %20in %20Africa %20- %20French.pdf
Gilbert DAOUAGA SAMARI
L’auteur est enseignant de didactique des langues à la Faculté des Sciences de l’éducation de l’Université de Ngaoundéré au Cameroun. Ses travaux de recherche portent sur l’enseignement-apprentissage bi/plurilingue langues nationales/français.
Courriel : daouaga@gmail.com
MOHAMADOU OUSMANOU
L’auteur est enseignant de linguistique à l’Université de Maroua. Ses travaux portent sur l’analyse multimodale des discours médiatiques (intonation, morphosyntaxe, gestualité) et la didactique des langues africaines.
Léonie MÉTANGMO-TATOU
Léonie Tatou est professeure des universités HDR en sciences du langage à l’Université de Ngaoundéré (Cameroun). Elle est fondatrice et responsable du laboratoire Langues, Dynamiques et Usages (LADYRUS). Ses travaux de recherche ainsi que son engagement social s’articulent autour des dynamiques multilingues et multiculturelles observables en Afrique et de la problématique du développement durable par le biais de la formation du capital humain et de la circulation des sciences et des savoirs, tout cela en lien avec la dynamique des langues et des cultures. Elle s’intéresse particulièrement à la mise en cohérence de ces dynamiques avec la problématique du développement humain et la promotion de la justice cognitive.
Elle est chercheuse associée au CIRAM (Centre international de recherche sur l’Afrique et le Moyen Orient de l’Université Laval, Canada) et membre de plusieurs organisations savantes. Elle a obtenu la distinction de Chevalier dans l’Ordre national de la Valeur. Parmi ses livres récents, Pour une linguistique du développement (2020) en libre accès aux Éditions science et bien commun et, en collaboration avec Joseph Fometeu et Philippe Briand, La langue et le droit (L’Harmattan, 2018).