Numérisation des enseignements des langues et cultures nationales camerounaises : quelles ressources pour quels rendements?
Constantine KOUANKEM et Béatrice DJIDJI DOUDOU
Introduction
À la faveur du contexte de la pandémie à covid-19 qui a secoué l’éducation depuis plus de trois ans, le ministère des Enseignements secondaires du Cameroun (MINESEC) a, entre autres stratégies, mis sur pied le titanesque projet du Distance Education pour donner un coup de pouce au processus d’enseignement/apprentissage et permettre ainsi aux enseignant·es et à leurs apprenant·es d’apprendre par d’autres canaux. Cette vision éducative rejoint celle de l’Organisation de coopération et de développement économique (OECD, 2020) qui préconise une métamorphose du métier et de la fonction des enseignant·es afin de faire de ces personnes des guides pour leurs apprenant·es. Aujourd’hui, la pandémie s’estompe peu à peu, mais le principe acquis reste et se positionne pour perdurer, comme l’indique le thème de l’année scolaire 2021-2022 : « Pérennisation des pédagogies alternatives post-covid-19 ». En clair, c’est l’ère de la numérisation des enseignements. Pour se mettre à niveau, chaque enseignant·e du Cameroun doit se remettre à l’école du numérique (Ndibnu-Messina et Kouankem, 2021) pour ne pas rester en marge de cette nouvelle donne. S’inscrivant dans cet objectif, divers dispositifs ont ainsi été mis en place, devant permettre aux enseignant·es de dispenser des leçons de langues et cultures nationales en vue d’aider les apprenant·es à développer les compétences de façon autonome. Dans une perspective exploratoire et actionnelle, ce travail s’intéresse au processus de numérisation des enseignements des langues et cultures nationales (LCN) avec pour objectif de mesurer le rendement effectif observé sur la base des modalités préconisées et des ressources mises à disposition par le gouvernement camerounais. Comment s’opérationnalise l’intégration des ressources numériques dans le processus d’enseignement des LCN? Comment le personnel enseignant a-t-il été capacité afin de les aider à s’arrimer à cette hybridation du savoir? Sachant que des défis subsistent, cette recherche propose des perspectives d’amélioration de l’accompagnement pédagogique médiatisé en période post-covid.
Contexte et justification
À ses débuts, la crise due à la covid-19 a conduit à la fermeture des établissements scolaires dans de nombreux pays. Apprenant·es et enseignant·es ont été affecté·es par cette fermeture prolongée de leurs établissements scolaires. Par la suite, les gouvernements ont instruit les établissements secondaires et universitaires d’assurer la continuité pédagogique en s’aidant d’outils numériques (Ndibnu-Messina et Kouankem, 2021; Baudoin et al., 2020; Croze, 2021). Cette période donne à voir comme « un laboratoire pour repenser l’école à l’ère du numérique » (Cerisier, 2020, section « Nouvelles compétences », paragr. 5). En un temps record, et sans préparation préalable, les enseignant·es du Cameroun sont passé·es de la classe traditionnelle en présentiel à un enseignement à distance. Cette situation de crise a ainsi obligé les enseignant·es à transiter d’un paradigme exclusivement présentiel à celui d’une introduction légitime du numérique dans leurs pratiques pédagogiques. Il est question d’« apprivoiser la distance et supprimer l’absence » (Jacquinot, 1993, p. 55). Afin de respecter les mesures gouvernementales et assurer la mise en œuvre de ces transformations pédagogiques, les enseignant·es pour « être à la hauteur des machines » (Jacquinot-Delaunay, 1999), tentent de s’adapter rapidement aux nouveaux dispositifs d’apprentissage que des chercheurs et chercheuses qualifient d’innovants (Caron-Fasan et Parmentier, 2019). Cette nouvelle praxis vise à « éviter aux apprenants un décrochage scolaire en l’absence physique d’enseignement/d’enseignant » (Szafrajzen et Moutouh, 2021, p. 3), et aussi les aider à « apprendre autrement » (Mandeville, 2004, p. 1). Pour les enseignant·es, il est question de les doter d’outils méthodologiques de préparation et de conduite de séance pédagogique en cohérence avec les canaux de l’enseignement à distance. Ils doivent donc s’approprier les dispositifs de numérisation pour la transmission des savoirs. C’est dans ce contexte de numérisation des ressources pédagogiques que cette recherche voudrait recenser et analyser les dispositifs institutionnels mis à la portée des enseignant·es de LCN pour assurer la continuité pédagogique et d’en évaluer le rendement effectif.
Cadre théorique
Comme une traînée de poudre, le virus corona s’est répandu sur la terre entière entrainant non seulement une crise sanitaire, mais aussi une crise éducative. Les enseignant·es du secondaire, n’ayant pas une bonne connaissance relative à l’usage des dispositifs numériques, se trouvent contraint·es de s’adapter à la nouvelle exigence pédagogique. Cette situation les oblige donc à reconsidérer leur mode de transmission du savoir et à envisager l’enseignement à distance; ce qui les conduit inévitablement à « stimuler la réflexivité sur l’agir professoral » (Vignes, 2019, p. 1). Ce contexte impose donc une « réinvention » comme le souligne Rogers (cité par Caneva, 2019, p. 20). Dans l’urgence et en vue d’une hybridation dans l’enseignement/apprentissage, enseignant·es et apprenant·es doivent s’approprier les technologies de l’information et de la communication (TIC) à leur façon. Cette « approche de l’hybridation » (Peraya et al., 2014, p. 1) qui permet de « créer de la présence à distance » (Jézégou, 2010, p. 257) sera analysée à partir du Modèle d’acceptation des technologies (TAM) de Davis (1985). Cette acceptation est fonction de l’affordance[1] de l’artefact numérique utilisé, mais pas seulement (Croze, 2021, p. 3). L’engagement des enseignant·es (Androwkha, 2020, p. 62) ou encore l’affordance liée à ces outils conditionne l’attitude des enseignant·es vis-à-vis du dispositif numérique. Jézégou souligne à cet effet que cette perception de l’artefact par l’enseignant « influe sur son intention de l’utiliser ou pas » (Androwkha, 2020, p. 62). Le présent travail se donne pour objectif d’analyser les ressources numériques institutionnelles octroyées pour la pratique enseignante et d’analyser l’efficience et l’efficacité de l’utilisation de ces dispositifs dans l’enseignement des LCN. Cette recherche prend pour cas pratique les enseignant·es du secondaire des lycées de la région de l’Est du Cameroun.
Méthodologie
Étant donné que la présente recherche propose d’étudier les dispositifs numériques de transmission du savoir en langues et cultures nationales au Cameroun, les variables relatives aux usages des ressources en vue de la médiatisation, ainsi que les indices d’efficacité sont à opérationnaliser.
Échantillon
L’échantillon sélectif a permis de focaliser notre attention sur les enseignant·es de LCN des lycées de la région de l’Est au Cameroun. Lors des journées d’inspections pédagogiques, nous avons pu administrer un questionnaire à 18 enseignant·es dont 16 formé·es, sorti·es des Écoles normales supérieures et 2 vacataires. Ce sont ces personnes qui ont fait usage au moins d’un dispositif numérique à un moment ou à un autre. Ce groupe est constitué de six hommes et douze femmes, réparti dans les quatre départements de la région, ainsi qu’il suit :
- 2 personnes à Yokadouma (département de la Boumba et Ngoko);
- 4 personnes à Bertoua (département du Lom et Djerem);
- 5 personnes à Abong-mbang (département du Haut-Nyong);
- 1 personne à Abong-Doum (département du Haut-Nyong);
- 2 personnes à Doumé (département du Haut-Nyong);
- 4 personnes à Batouri (département de la kadey).
Procédure d’enquête à partir du questionnaire
Un questionnaire a été utilisé pour interroger les enseignant·es des lycées et collèges des quatre départements de la région de l’Est. Relativement à l’administration de ce questionnaire, nous avons élaboré une dizaine de questions sous divers formats pour pouvoir collecter les données relatives à l’utilisation des différentes ressources pédagogiques digitales. La méthodologie employée dans ce travail met en œuvre plusieurs cheminements et procédés de recherche. À travers l’observation directe des situations d’enseignement, des entretiens individuels auprès des acteurs et actrices (enseignant·es, inspecteur·trices de LCN au niveau régional et national, le personnel du ministère des Enseignements secondaires en charge de la mise sur pied des dispositifs numériques), nous avons pu recenser les dispositifs institutionnels existants. Le croisement des différents discours recueillis et les observations faites auront permis de décompter et d’analyser l’efficacité des ressources médiatisées en lien avec les attentes des instances décisionnaires.
Pour ce qui est des questions, nous avons voulu, entre autres, savoir si ces personnes ont déjà accédé à la plateforme du MINESEC pour l’éducation à distance; puis, à quelle fréquence se situe cet accès. Nous nous sommes aussi demandé combien parmi ces personnes avaient déjà téléchargé et utilisé des vidéos de la plateforme du MINESEC pour des leçons. Le questionnaire s’intéresse également à l’utilisation en classe avec les apprenant·es des autres dispositifs de digitalisation tels que le téléenseignement au moyen de la chaine de télévision publique, la Cameroon Radio Television (CRTV), ainsi que les leçons de révision sur Zoom.
Les dispositifs mis en place par le MINESEC
L’engagement résolu du MINESEC dans le processus de numérisation a permis la mise en place de quelques dispositifs permettant la production, donnant l’accès et l’exploitation des ressources pour faciliter et améliorer l’enseignement dans les salles de classe. Il s’agit de la plateforme numérique, du téléenseignement par le canal de la télévision et de l’utilisation des médias sociaux tels que Zoom et WhatsApp.
La plateforme numérique
La plateforme consacrée à l’enseignement à distance créée par le MINESEC est appelée Distance Learning[2]; il est accessible à la fois aux enseignant·es et aux apprenant·es. Les ressources qui sont y postées sont institutionnelles, c’est-à-dire que leurs contenus sont conçus et financés par l’État (MINESEC et services déconcentrés) en conformité avec les programmes officiels. Il est à noter que les ressources mises à la disposition des enseignant·es de LCN proviennent des leçons élaborées et montées à partir d’un logiciel de présentation[3] par les enseignant·es des quatre coins du pays, conformément aux commandes reçues de l’Inspection pédagogique nationale et au protocole prescrit. Les étapes suivies jusqu’à cette mise à disposition des ressources numérisées sont les suivantes :
- la commande : c’est l’Inspection pédagogique nationale qui commande aux enseignant·es de faire des propositions de leçons;
- l’élaboration : les leçons sont élaborées par les enseignant·es, leur scrutation et expédition à l’Inspection pédagogique nationale par les Inspections régionales;
- la validation : les leçons font l’objet d’une validation après soumission au comité technique au Centre de l’éducation à distance à Yaoundé;
- l’enregistrement des cours : les cours sont enregistrés dans un format d’une durée de 30 minutes par des enseignant·es dans le Centre d’éducation à distance en présence d’un inspecteur pédagogique;
- la sauvegarde : les cours sont sauvegardés dans la banque de données dudit centre en attendant les révisions éventuelles ou la présentation audiovisuelle;
- l’accès : les vidéos des leçons enregistrées sont disponibles en ligne sur le site du MINESEC[4]. Ci-dessous, nous avons par exemple la capture d’écran d’un cours de cultures nationales de la classe de 5e qui a été consulté, puis téléchargé sur le site en question. Toutes ces leçons sont également téléchargeables sur YouTube. La leçon que l’on voit sur la capture d’écran est la même que nous avons retrouvée sur YouTube. En perspective, ce ministère voudrait rendre accessibles les leçons audio et vidéo aux établissements scolaires à travers les supports que sont les clés USB, les CD, etc., ainsi que les versions imprimées des cours dans les bibliothèques des établissements scolaires;
- l’utilisation : les ressources téléchargées sur le site sont utilisées par les enseignant·es de LCN pendant les cours. Les leçons audiovisuelles sont projetées aux apprenant·es à l’aide de rétroprojecteurs et exploitées au moyen de petites pauses pour les éclaircissements. Il y a lieu de dire que les contenus des cours sur le site concernent les classes de 6e en 3e. Ceux des classes du second cycle sont encore en construction et se mettent progressivement en place. La diffusion des cours audiovisuels aux élèves trouve principalement son intérêt dans le gain de temps. Un cours dispensé en temps normal en 55 minutes se trouve réduit à 30 minutes lorsqu’il est numérisé. Par ailleurs, les documents audiovisuels améliorent l’efficacité d’apprentissage, car ils offrent une grande variété d’informations (Talaván, 2013, p. 47). En outre, l’utilisation de matériels audiovisuels représente une motivation supplémentaire pour les apprenant·es et accroît leur participation active et dynamique (Mediero Duran, 2013). Ces ressources numérisées, véritables outils cognitifs d’aide à la construction des connaissances (Wertsch, 1995, cité par Catroux, 2006, p. 5), servent aussi d’aide à l’autonomisation de l’apprenant-e. De plus, les contenus disponibles de manière permanente sur divers supports donnent la possibilité aux apprenant·es de les consulter en dehors de la salle de classe et de traiter plus posément les exercices.
Le téléenseignement
L’utilisation des ressources audiovisuelles est un moyen que le MINESEC a mis en place pour aider les apprenant·es à ne pas perdre le fil de leurs apprentissages pendant les moments de confinement et à réviser leurs cours par la suite. Pichette (1987, p. 106) précise qu’il est nécessaire de remplir certaines conditions minimales afin de rendre le téléenseignement interactif. Il s’agit d’ajuster par exemple un outil ou un moyen comme la télévision en fonction du projet et des objectifs que l’éducateur ou l’éducatrice a mis sur pied. Ainsi, lorsque les leçons sont enregistrées, puis stockées dans la banque de données du Centre d’éducation à distance à Yaoundé, elles peuvent être utilisées par le canal audiovisuel, par exemple, à travers les programmes diffusés sur la Cameroon Radio Television (CRTV) comme ce fut le cas à l’époque où la covid-19 avait contraint les écoles à fermer. Cette diffusion suivait un programme précis mis à la disposition des enseignant·es et des apprenant·es à l’avance. L’enseignant·e qui présentait alors son cours sur un plateau de télévision s’imaginait qu’il ou elle avait devant lui des apprenant·es. L’intervenant·e prenait ainsi la juste mesure de son rôle de tuteur ou tutrice.
L’application Zoom
En dehors des leçons retrouvées sur le site Distance Learning du MINESEC, il existe également des leçons de révision organisées en phases et à des moments donnés pendant l’année scolaire. Ces leçons de révision se tiennent entièrement en distanciel sur Zoom dans les studios du Centre d’éducation à distance de Yaoundé et les élèves se connectent en direct. Le personnel choisi pour animer ces leçons de révision sont des enseignant·es des lycées et collèges formé·es pour la circonstance. Elles durent une heure trente minutes et suivent un canevas différent de celles postées sur le site ou diffusées à la télévision. Des liens sont envoyés par le Centre d’éducation à distance de Yaoundé dans les forums WhatsApp des délégations régionales. Ces dernières relayent aux délégations départementales qui, à leur tour, envoient l’information aux chefs d’établissements qui donnent l’information aux apprenant·es. Elles sont de ce fait interactives; les élèves pouvant notamment poser des questions. Certain·es chef·fes d’établissement scolaire utilisent les rétroprojecteurs dans leurs centres de ressources multimédia pour que ceux et celles qui ne peuvent pas se connecter à Zoom individuellement participent activement. La connexion à la plateforme Zoom demeure un défi pour la majorité des élèves.
Analyse des réponses au questionnaire de l’enquête
L’analyse des réponses données par les enseignant·es des LCN de la région de l’Est permet de mettre en évidence trois thèmes, à savoir la formation à la digitalisation, l’accès et l’exploitation des ressources digitales et, enfin, les obstacles relatifs à l’usage des dispositifs du MINESEC.
La formation à la digitalisation
Les 18 enseignant·es des LCN ayant participé à l’enquête affirment avoir reçu des formations relatives à la digitalisation des enseignements pendant les journées pédagogiques régionales organisées par l’Inspection pédagogique concernée. La moitié, soit 50 % d’entre eux et elles ont déjà eu l’occasion d’élaborer et de monter une leçon sur un logiciel de présentation conformément à la commande reçue. Ces leçons ont été transmises aux Inspecteurs pédagogiques régionaux pour scrutation, amendements et transmission à la hiérarchie.
L’accès à la plateforme digitale et l’exploitation des ressources pédagogiques
Tous les enseignants et toutes les enseignantes de LCN de notre échantillon d’enquête disent accéder au site du MINESEC dédié à l’éducation à distance à des fréquences diverses, tel que l’indique le graphique 1.
Il est clair que la majorité des enseignant·es de LCN, soit 12 d’entre eux et d’entre elles, accède rarement à la plateforme du MINESEC. Deux personnes parmi les 18 interrogées y vont quelquefois et 04 personnes y accèdent fréquemment.
Toutes ces personnes ont déjà téléchargé au moins une vidéo d’une leçon de langues ou de cultures nationales. Cependant, il n’y a que 04 enseignant·es qui utilisent ces ressources pendant leurs cours en présentiel, grâce à l’accès fréquent à la plateforme numérique.
Pour ce qui est de l’utilisation des autres dispositifs (leçons sur Zoom et téléenseignement au moyen de la télévision), seuls ou avec les apprenant·es, aucun·e enseignant·e n’a répondu par l’affirmative. Cela pourrait s’expliquer par l’absence de programmation des leçons de révision relatives aux LCN parmi les liens partagés aux établissements secondaires dans les forums pédagogiques à partir du Centre d’éducation à distance depuis Yaoundé.
Obstacles relatifs à l’utilisation de la plateforme
Parlant des ressources disponibles sur le site du MINESEC, la totalité des répondant·es est d’accord que celles-ci ne couvrent pas encore les programmes officiels des LCN. Les ressources qui y sont retrouvées concernent généralement les classes du premier cycle de l’enseignement secondaire général. En effet, pour que l’enseignant·e de la discipline puisse retrouver et utiliser les contenus complets des cours sur la plateforme numérique du MINESEC, conformément aux séquences didactiques nationales et aux fiches de progression harmonisées, les contenus manquants devraient y être ajoutés. Pour cela, une accélération du rythme de montage des leçons de langues et de cultures nationales sur un logiciel de présentation, de leur enregistrement en studio et de leur mise à disposition sur la plateforme numérique serait salutaire. Ainsi, chaque enseignant·e pourra y télécharger les contenus sollicités et les utiliser à bon escient pour enseigner.
Discussion de quelques résultats
De l’analyse des réponses des enseignant·es effectuée précédemment, il y a lieu de constater que depuis l’avènement de la covid-19, l’Inspection régionale de pédagogie chargée des LCN forme les enseignant·es de la discipline pendant les journées pédagogiques régionales, conformément aux thèmes fournis par le MINESEC. Ces séances de formation continue se tiennent une fois l’an, pendant les mois de novembre et décembre, après le ton donné par le ministère de tutelle lors de la rentrée pédagogique solennelle. En effet, depuis l’année 2020, les thèmes de formation tournent autour de la numérisation. Plus concrètement, les enseignant·es sont formé·es à l’utilisation des outils numériques et des logiciels, à l’élaboration et au montage des leçons devant meubler les contenus de la plateforme du MINESEC dédiée à l’éducation à distance.
Pour ce qui est de l’accès au site, la totalité des répondant·es affirme y être déjà entrée. Seulement, c’est rarement que la majorité, soit 67 %, y accède. Entre réticences à l’utilisation des outils numériques, préférences marquées pour les cours en présentiel, difficultés relatives à l’acquisition et à l’utilisation de la connexion internet, il faut dire que cette faible utilisation de la plateforme numérique dénote de la difficulté ou du refus de s’adapter progressivement au changement de paradigme pédagogique. Ce pourcentage suggère que les enseignant·es ont peur de n’être pas à la hauteur de l’utilisation des outils numériques dans le processus d’enseignement/apprentissage. Pourtant, il existe des formations pédagogiques pour les aider à s’arrimer à la nouvelle situation. Quelles que soient les causes éventuelles évoquées par Kouankem et Djidji Doudou (2024), cette faible fréquence met à mal les efforts consentis et creuse le décalage entre les attentes de l’instance décisionnaire (MINESEC) et le rendement escompté sur le terrain, comme le pensait Papi (2012). Ce fait est également mis en exergue par De Certeau (1990, p. 36) quand il fait une distinction entre « le monde de la production et celui des usages ». Il s’agit des usages prescrits par les producteur·trices et ce qu’en font effectivement les usager·es qui abordent différemment les dispositifs digitaux, en fonction des perceptions que ces personnes en ont. Il faut dire qu’il n’y a que 11 % et 22 % d’enseignant·es des LCN qui utilisent parfois et fréquemment le site de l’éducation à distance. Bien que toutes les personnes interrogées disent avoir déjà eu l’occasion d’y accéder et d’y avoir téléchargé les ressources numériques disponibles, c’est une frange d’enseignant·es, soit 22 % qui utilisent ces données pendant les cours en salle de classe. Dans cette proportion, il y a 02 enseignant·es vacataires résidant à Bertoua et 02 autres, sorti·es des Écoles normales supérieures de Yaoundé et de Bertoua, et exerçant à Abong-Mbang. Ce fait est assez étonnant, car on s’attendrait à ce que ce soit les enseignant·es de Bertoua qui excellent dans l’utilisation régulière des ressources digitales en situation d’enseignement/apprentissage. La raison en est que le statut de métropole régionale de cette ville est supposé lui conférer plus d’avantages quant à la disponibilité de l’énergie électrique et des outils numériques. Aucun·e répondant·e n’a eu l’occasion d’utiliser les deux autres dispositifs mis en place par le ministère. Cela est dû au fait que parmi les liens envoyés ou postés dans les groupes WhatsApp des délégations régionales, nous n’avons pas identifié ceux qui concernent les LCN.
La disponibilité des ressources numériques pédagogiques sur le site de l’éducation à distance n’est pas encore satisfaisante, selon les dires des enquêté·es. Une visite dans ledit site nous a permis de corroborer leurs dires. Cela nous projette logiquement vers les stratégies d’amélioration à mettre en place pour relever les défis sans cesse croissants de ce chantier d’innovation pédagogique.
Stratégies de remédiation
L’usage du numérique, qui entre plus ou moins timidement dans les mœurs et les pratiques des enseignant·es et des apprenant·es, est une petite révolution dans les pratiques dites traditionnelles utilisées jusqu’ici dans le processus d’enseignement/apprentissage en présentiel. Dorénavant, il faut alterner ce dernier avec un autre qui lui est complémentaire : la formation en distanciel. Ainsi, pour préserver ces contributions et les acquis qu’elle a déjà sur le terrain, il s’avère nécessaire, voire impératif de relever les nouveaux défis suscités par le train de la numérisation et qui se poursuit tant bien que mal, avec de grands espoirs.
Au vu des résultats observés à partir des données recueillies du questionnaire d’enquête administré aux enseignant·es de LCN dans la région de l’Est, il est clair que la numérisation n’est pas encore une réalité pour tou·tes et partout. Il n’en demeure pas moins vrai que la numérisation des enseignements est là pour rester et entrer dans les mœurs de tou·tes les acteur·trices impliqué·es dans le processus d’enseignement/apprentissage. Aussi est-il nécessaire de mettre en place quelques stratégies visant à améliorer le processus.
Tout d’abord, il faut moderniser les infrastructures scolaires afin de les arrimer aux exigences pédagogiques et numériques en cours. Les jeunes auront ainsi des opportunités qui leur permettront d’être bien équipés et plus compétitifs dans un monde de plus en plus exigeant. Pour cela, il faut doter progressivement toutes les écoles du pays en outils informatiques.
Ensuite, il est nécessaire de créer dans les délégations régionales des enseignements secondaires des unités techniques et des centres d’éducation à distance équipés afin d’accélérer la production, l’enregistrement et la mise à disponibilité des ressources en LCN. Cela permettra à coup sûr de contextualiser les enseignements en langues et en cultures nationales spécifiques et de meubler les contenus de la plateforme avec les ressources provenant de toutes les régions.
Il faut également que les enseignant·es disposent d’ordinateurs et/ou d’autres outils numériques. En réalité, il incombe à chaque personnel enseignant de le faire. Cependant, nous pensons que le ministère de tutelle pourrait leur faciliter en entrant en partenariat avec des prestataires ou particuliers, afin de permettre une acquisition progressive d’ordinateurs par tout le personnel.
Conclusion
Enfin, il y a lieu de constater que la numérisation est venue pour rester dans les pratiques enseignantes au secondaire. Seulement, cette vaste opération de conversion et de transformation des pratiques d’enseignement n’a pas atteint l’ensemble du personnel enseignant.
En partant des études relatives à l’hybridation dans les pratiques pédagogiques, qui génère la présence à distance, la numérisation se doit de faire passer les enseignant·es par le modèle d’acceptation des technologies pour que ces personnes soient plus enclines à utiliser les dispositifs mis en place par le MINESEC. Ces dispositifs ont certainement un potentiel avantageux pour l’amélioration de la qualité des enseignements de LCN
Il faut dire que la faible fréquence d’utilisation par les enseignant·es de LCN de la plateforme mise sur pied reflète tout simplement l’attachement de ces personnes aux modalités traditionnelles de travail en présentiel qu’il est nécessaire, voire primordial de rendre complémentaire avec celles du distanciel afin de permettre à l’enseignant·e d’accomplir sa tâche de formateur·trice. Pour installer des comportements plus favorables à l’utilisation des ressources digitales et faire acquérir aux enseignant·es de LCN une capacité d’adaptation rapide, il est indispensable que les stratégies suggérées soient mises en application individuellement (par chaque enseignant·e de LCN) et institutionnellement (par le MINESEC). La digitalisation des enseignements en général, et celle des LCN en particulier, demeure un projet éducatif porteur d’espoir et qui épouse correctement les pratiques du paradigme de l’approche par compétence (APC) en cours dans le système éducatif camerounais.
Références
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- Le terme « affordance » est forgé à partir du verbe anglais to afford qui signifie « être en mesure de faire quelque chose », ou encore « offrir ». Issu des travaux en psychologie (Gibson, 1979; Norman, 1988), le concept s’inscrit dans une théorie « qui attribue aux objets des activités cognitives et en particulier des instructions sémantiques quant à leur usage » (Paveau, 2017, p. 130). On rencontre comme équivalent en français « potentialités » ou encore « capacité de suggestion », selon France terme https://www.culture.fr/franceterme/terme/DEFE819. ↵
- On peut le consulter à l’adresse : https://minesec-distancelearning.cm/ ↵
- Dans ce cas spécifique, il s’agit de Microsoft PowerPoint. ↵
- Voir https://minesec-distancelearning.cm/ ↵