Des questions comme stratégies de défense discursive. Analyse des interviews de deux femmes leaders camerounaises en contexte médiatique

Jacques ZRA

 

Introduction

De brusques changements de rôle discursif entre les actant·es s’observe dans les interviews qui font l’objet de cette étude. Cela dit, si l’on considère la place qu’occupent les femmes leaders camerounaises (FELECA) dans les émissions télévisées que nous analysons, l’on trouverait, a priori, surprenantes les questions qu’elles posent, car elles y sont en qualité d’invitées, c’est-à-dire des personnes bien identifiées, et sollicitées, au regard des statuts qu’elles occupent, pour éclairer le public sur certaines situations au Cameroun. Aussi la posture des FELECA dans la logique de départ n’était-elle pas celle d’interrogatrice, mais plutôt de répondeuse. Mais en fonction du mode de gestion du dialogue et des enjeux des conversations, leurs positions énonciatives se sont parfois permutées. À divers moments de ces échanges, ce sont finalement ces femmes qui interrogent les journalistes, d’où le renversement du rôle discursif. L’on peut alors poser l’hypothèse que le recours à la modalité interrogative, par les FELECA, n’a pas pour objectif la demande d’information, mais constitue plutôt une stratégie de défense discursive. Il arrive souvent que l’on emploie l’interrogation non pas pour obtenir nécessairement des réponses mais parce qu’elle peut servir de subterfuge : « Quelle que soit la définition minimale qu’il faudra proposer de l’interrogation, elle devra comporter qu’on ne peut l’interpréter en dehors du rapport interpersonnel entre un locuteur et auditeur » (Milner, 1973, p. 19). Elle devient donc une stratégie qui permet à un interlocuteur ou une interlocutrice d’être efficace dans une interaction, ou de pouvoir contrecarrer le point de vue de son interlocuteur-trice par rapport à un fait donné.

L’interrogation n’est pas seulement motivée par une volonté d’accroître ses connaissances. Elle fait également état d’une volonté agissante de la part du locuteur, qui se construit également une identité. Elle ne possède pas seulement une unique visée utilitaire. On peut lui conférer un retentissement argumentatif et rhétorique (Laillier, 2011, p. 109).

Les questions des locutrices ne sont pas à considérer comme des demandes d’information ou de confirmation. C’est une stratégie de gestion discursive qu’elles utilisent sciemment dans le but de se défendre, de se positionner par rapport aux sujets de la conversation, ou encore de réorienter l’échange à leur convenance. Bref, les intentions sont multiples et varient en fonction du contexte. En parcourant l’ensemble du corpus, il sera question de mettre en lumière toutes ces valeurs, tout en explicitant la manière dont elles sont dites sur le plan prosodique.

L’analyse prosodique, en effet, se fonde sur l’hypothèse centrale que, loin de se situer aux marges de la langue, les indices intonatifs structurent le discours oral au point de constituer des éléments déterminants dans la construction et le décryptage du sens. Bien plus, entre les deux niveaux de la matérialité de la langue, le segmental et le suprasegmental, se tissent des liens non pas de concurrence mais de coopération (Métangmo-Tatou, 2015 p. 28).

De ce qui précède, il y a lieu de dire que nous ne pouvons pas espérer saisir, substantiellement, le discours oral, si nous ne comprenons pas sa dimension suprasegmentale. Ce qui, du reste, explique la pertinence de l’interrelation entre ses deux dimensions (oral et écrit), comme le laisse voir la cohérence du cadre théorico-méthodologique décliné ci-après.

Cadre théorique et méthodologie de l’enquête

Notre analyse s’appuie sur un corpus tiré de deux émissions télévisées que nous avons enregistrées et transcrites. La première émission a comme invitée Edith Kah Walla en 2016 sur Afrika 24. La leader du Cameroon people’s party (CPP) est sollicitée par Babylas Boston au cours de l’émission intitulée Le Talk. L’extrait d’entretien qui nous intéresse dure environ 11 minutes. La seconde est une émission qui a pour titre Actualités Hebdo où Alain Belibi reçoit Célestine Ketcha Courtès, maire de la commune de Bangangté à l’époque, durant plus d’une heure de temps. Dans l’ensemble de ces extraits qui constituent le corpus, les sujets débattus sont divers et hétérogènes. Les plus saillants sont entre autres les querelles sur la nationalité de la maire de Bangangté, la revendication du salaire par les maires au Cameroun, la décentralisation au Cameroun, l’absence du CPP au défilé de l’unité nationale de mai 2016. Bref, les thématiques abordées dans ces extraits sont autant de questions liées à l’actualité camerounaise.

La théorie adoptée est la coénonciation-colocution-reformulation, telle que développée par Morel (1998). Notons avec cette autrice que la coénonciation est, relativement à la nature de notre corpus, la façon dont celle ou celui qui parle envisage la réception de son discours par celle ou celui à qui elle ou il s’adresse, tandis que la colocution est la prise en compte du droit à la parole de chacune des parties prenantes du dialogue et l’anticipation d’une éventuelle prise de parole du colocuteur·trice. La reformulation quant à elle est la recherche de la meilleure façon de dire. C’est pourquoi cette théorie nous semble la plus adéquate pour l’interprétation de l’interrogation en situation du discours oral où les protagonistes tentent d’anticiper ou de défendre chacun leur point de vue de manières diverses.

Ainsi, le corpus a nécessité une transcription orthographique et une notation des indices prosodiques : « On ne peut pas étudier l’oral par l’oral, en se méfiant à (de) la mémoire qu’on en garde. On ne peut pas, sans le recours à la représentation visuelle, parcourir l’oral en tout sens et en comparer les morceaux » (Blanche-Benveniste, 2010, p. 33). Autrement dit, ces deux émissions ont été exploitées de la façon suivante : tous les extraits repérés pour l’analyse ont été transcrits graphiquement. Il s’est agi de marquer, en écoutant ces discours, un certain nombre d’indices à la fois sur le plan prosodique et discursif, suivant les conventions adoptées par Morel et Danon-Boileau (1998, p. 5) :

{xx} durée de la pause en centisecondes

 :: note l’allongement d’un son

{} pause silence non mesurée

// interruption brusque

°xxx° incise (décrochement en plage basse)

§mm§  indique le chevauchement de paroles des interlocuteurs.

La notation des indices prosodiques, quant à elle, est obtenue grâce au logiciel PRAAT[1]. Cette étape a requis une conversion des vidéos en fichiers audio au format Wav, puis un découpage de la chaine en petites séquences discursives interprétables. Le logiciel permet d’obtenir les courbes de la fréquence fondamentale (F0 en Hertz), l’intensité (I en décibels) et la pause silencieuse (en centisecondes). Suivant les travaux de Morel et Danon-Boileau (1998), le point le plus haut constitue le point 4, et le point le plus bas constitue le niveau 1, puis entre ces deux lignes, deux autres lignes représentent les niveaux 2 et 3. Cette délimitation permet de distinguer la plage haute (située entre les niveaux 3 et 4) de la plage basse de l’intonation (située entre les niveaux 2 et 1) de la courbe de l’intonation. Aux niveaux des variations affectant la mélodie vont correspondre des stratégies énonciatives et discursives mises en place par celle ou celui qui parle vis-à-vis de son interlocuteur·trice. Pour mener notre analyse, nous repérons les points pertinents, c’est-à-dire les séquences dans lesquelles les interlocutrices réagissent par des énoncés interrogatifs. L’interrogation est analysée ici comme une modalité qui entre en jeu dans un certain nombre d’opérations énonciatives, notamment la rectification ou l’ajustement coénonciatif que nous étudierons à travers trois exemples précis : la rectification, la recherche d’une consensualité et la demande de confirmation.

Reprendre une question pour rectifier

La rectification fait référence au processus de modification de ce qui n’est pas correct. C’est une attitude qui laisse entendre une intention particulière de changer, de réparer, de parfaire ou de mieux faire, etc. « Ce qui doit être rectifié parce qu’inexact peut autant être l’usage d’un terme que le montant d’une somme ou son mode de calcul » (Candéa et Mir-Samii, 2010, p. 13). Dans notre contexte, en effet, ce sont des termes employés par des journalistes au cours des interviews qui amènent les FELECA à rectifier ce qu’elles ont dit en substituant les termes « inexacts » par d’autres mots qu’elles jugent plus adéquats, plus corrects et correspondant mieux à leur intention de communication. En guise d’illustration, considérons l’exemple suivant dans lequel Alain interroge Célestine sur l’engouement que manifestent des Camerounais·es pour la fonction de maire.

Extrait 1

Alain : mais qu’est-ce qui vous fait courir vers cette fonction

Célestine : qu’est-ce qui fait courir euh les camerounais vers cette fonction {43} je pense c’est le:: l’image de plus plus du mai::re {61} qui fait que aujourd’hui le maire est perçu comme le médecin:: {18} des populations{51} le maire est H3 euh euh euh euh per::çu comme celui qui peut changer les des::tins {35}des populations {28} donc je pense que tout H3 camerounais qui souhai::te {35} mettre la main:: à la pa::te {23} qui souhai::te {26} apporter quelque cho::se sur {27} le changement ou l’amélioration des conditions {33} de vie:: des populations {34} doit courir vers ce mandat qui je dis toujours:: {28} est le plus beau mandat électoral.

Dans cette séquence, Célestine reprend la question de son locuteur. Ce dernier réagissait par rapport à la contradiction qui se dégage du propos de Célestine, qui déplore la situation des maire·sses camerounais·es, et l’engouement que ces mêmes personnes manifestent en périodes électorales pour demeurer à cette fonction. Rappelons que le poste de maire·sse attise beaucoup d’appétit au Cameroun. Il suffit d’observer les différents mouvements non seulement des candidat·es, mais aussi de ceux et celles qui sont leurs proches sur les plans politique, géographique ou familial. Dans le contexte camerounais, semble-t-il, réussir à accéder au poste de maire est une grande opportunité pour s’enrichir financièrement. C’est justement cette idée que laisse entendre Alain dans sa question formulée de façon quelque peu inquisitrice. Comparons la structure de ces deux énoncés qui se répondent :

(a) mais qu’est-ce qui vous fait courir vers cette fonction;

(b) qu’est-ce qui fait courir euh les camerounais vers cette fonction.

Les deux énoncés présentent globalement une structure quasi symétrique. L’énoncé (a) démarre avec la conjonction « mais », précédant le pronom interrogatif « qu’est-ce qui », qui marque, non pas un changement radical dans l’argumentation de l’intervieweur Alain, mais une opération de régulation coénonciative visant à instancier l’objet de discours (intérêt pour le poste de maire) comme un objet consensuel d’échange, tout en proposant d’ouvrir une nouvelle orientation au débat : « Cette valeur d’ouverture d’une alternative est particulièrement claire à l’initiale d’une question » (Morel et Danon-Boileau, 1998, p. 118). En ce qui concerne l’énoncé (b), il commence plutôt avec le pronom interrogatif. Cependant, on relève la présence du marqueur d’hésitation « euh » immédiatement après le segment verbal « fait courir ». On peut alors aisément faire un rapprochement entre le ligateur à l’initiale de l’énoncé (a) et cette marque d’hésitation dans l’énoncé (b) dans la mesure où l’orientation proposée par la formulation d’Alain a eu pour conséquence de perturber Célestine; perturbation perceptible dans le discours à travers le marqueur « euh ». Il y a donc entre « mais » et « euh » l’écho d’une discordance qui va s’opérer, sur le plan discursif, par la substitution dans la structure rhématique de l’actant. Ce qui permet de passer de la structure [pronom verbe X] (« vous fait courir vers cette fonction ») à [verbe indices actanciels X] (« fait courir les camerounais vers cette fonction »).

Le pronom personnel « vous » dans cette question est équivoque. Ce référent peut désigner Célestine, uniquement, ou renvoyer à tou·tes les maire·sses. Pour éviter donc cette ambiguïté référentielle, Célestine ne répond pas directement à cette question. Elle la reprend d’abord en substituant le « vous » par le syntagme nominal « les Camerounais ». Cette reformulation se veut un refus de personnaliser le débat. Par cette stratégie, Célestine veut éviter que le débat soit centré sur elle. La valeur à attribuer au pronom « vous » dans l’énoncé (a) n’est pas figée. Même s’il est vrai que dans le contexte de l’émission télévisée le vouvoiement est de règle, le contexte énonciatif conduit de façon logique à la pluralisation, comme d’ailleurs l’attestent les segments discursifs précédant la question sur l’attrait exercé par le poste de maire·sse sur de nombreuses personnalités, parmi lesquelles se trouve Célestine. Aussi, en opérant l’ajustement par l’insertion du syntagme nominal « les Camerounais », parvient-elle à décentrer l’objet du discours, repoussant les frontières du cadre référentiel instancié par Alain. C’est pourquoi elle choisit de faire délibérément référence à « tous les Camerounais », un référent générique. Pour gloser, la locutrice dit que « je ne suis pas la seule à courir vers la fonction de maire ». Par conséquent, cet attrait pour le poste de maire, elle ne veut pas qu’il soit perçu comme une attitude égocentrique, mais un mouvement général, du moins non individuel. La rectification vise donc à contrecarrer les inférences d’une représentation défavorable de la locutrice que la formulation d’Alain produirait. En effet, en la présentant comme quelqu’une qui « court vers » un poste, on en déduit qu’elle est une personne « obstinée » ou « entêtée », car « courir vers/après quelque chose », c’est « chercher à atteindre, à obtenir une chose par tous les moyens » (CNRTL, en ligne). La reformulation va alors déplacer cette représentation de la personne de la locutrice et l’étendre à l’ensemble de ses concitoyen·nes. Ce qui a pour effets d’annihiler toute forme de particularisme ou d’égocentrisme et permet à la locutrice de structurer son discours de sorte à lui donner une forme qu’elle juge cohérente (Mohamadou, 2019).

Il y a en substance une discordance des points de vue entre les deux protagonistes à propos de la situation des maires au Cameroun. Après qu’elle a reposé la question avec une référenciation collective, la démonstration qu’elle effectue, marquée par une intonation montante, donne aux maire·sses l’image de philanthropes, de patriotes, de modèles, plein d’ambitions non pour ces personnes elles-mêmes, mais pour l’ensemble de la population. Par contre, lorsqu’elle reprend la question posée par son interlocuteur afin de rectifier le terme qui la désigne, on observe que les termes proférés sont donnés en intonation basse (F0- et I-) tel que nous pouvons l’observer sur le tracé 1.

Tracé 1

Selon Morel et Danon-Boileau (1998), la chute conjointe de F0 et I indique que la locutrice s’écarte du point de vue du coénonciateur. Elle ne cherche pas toutefois à protéger son tour de parole, ou bien elle ne pressent chez son interlocuteur aucune envie d’intervenir. La relation entre le segment « qu’est-ce qui fait couri::r » et le constituant nominal qui suit est comme cassée par la chute de F0 et l’absence de modulation. Il faut noter que « l’association de Fo et I en plage basse constitue une marque de rupture volontaire avec la thématique préalablement développée » (Morel et Danon-Boileau, 1998, p. 18). En tout cas, c’est son tour de parole légitime, puisque son interlocuteur lui a posé une question à laquelle elle est en train de répondre en (re)posant la question à sa convenance dans laquelle on observe aucune variation mélodique sur l’ensemble du propos qui suit. Ce qui n’est pas le cas dans des situations où les locutrices répondent aux questions de leurs interlocuteur·trices par d’autres questions afin de les amener à juger par eux-mêmes ou par elles-mêmes. Dans ce cas-là, ce sont les variations en plage haute des indices suprasegmentaux que l’on observe.

Appel au jugement de l’interlocuteur·trice

Le recours aux questions par les FELECA montre par ailleurs le désir d’inviter leurs interlocuteur·trices à faire leur propre jugement, à faire leur propre examen de conscience sur les sujets sur lesquels elles sont interrogées. Dans ce cadre, cet appel peut être une prise de la conscience de l’autre afin qu’il ou elle exprime son propre point de vue sur certaines situations au Cameroun. À titre d’exemple, nous notons dans la séquence ci-dessous que la locutrice invite son interlocuteur à méditer sur les attitudes du gouvernement camerounais, en l’occurrence lors de la célébration de la fête de l’unité de 2015, à laquelle son parti, le CPP, fut interdit de participer.

Extrait 2

Babylas : ailleurs on a vu ce qui s’est passé mais si les camerounais ne font pas pareil {} ça veut dire qu’ils ne se sentent pas concernés par ce que vous décrivez

Édith : personne ne devrait avoir peur {} pourquoi les gens ont peur

Babylas : qui a peur

Édith : le système de yaoundé a peur

Babylas : quels sont les éléments qui vous permettent de dire que le système a peur

Édith : pourquoi il nous refuse de défiler

Babylas : à cause peut-être de vos prises de position

Édith : pourquoi ces prises de position font peu::r {} si on pense que ce n’est pas ça que les camerounais veulent {}ça ne devrait pas fai faire à personne

Babylas : [rires]

Préalablement à cette séquence, Édith faisait une description de la situation politique du Cameroun, caractérisée, à en croire ses termes, par « l’impossibilité d’arriver à l’alternance au pouvoir par des élections ». Dans son entendement, elle le précise d’ailleurs à la suite de son propos, le peuple camerounais doit prendre ses responsabilités à l’effet de contrecarrer le système au pouvoir. Le peuple n’étant pas en révolte, du moins en ce moment, Babylas émet donc des doutes sur la véracité du propos de la locutrice par le biais du raisonnement analogique qui suit : « ailleurs on a vu ce qui s’est passé mais si les camerounais ne font pas pareil {} ça veut dire qu’ils ne se sentent pas concernés par ce que vous décrivez ». Pour gloser, on pourrait dire « si le Cameroun était mal gouverné, on aurait assisté à la révolte du peuple, comme dans d’autres pays africains ». En l’espèce, puisque les Camerounais n’ont pas rejoint la rue, la description faite par Édith est alors qualifiée, de façon indirecte, par Babylas, comme irréelle. Face à cette déduction, Édith, l’ayant bien compris, affirme : « personne ne devrait avoir peur {} pourquoi les gens ont peur ». Elle évoque ainsi la « peur du gouvernement » et réinterroge aussitôt cette attitude. Cette succession révèle bien la stratégie de la locutrice.

Dans un premier temps, Édith réfute l’idée de l’existence de la peur dans les circonstances que l’on peut considérer « normales », comme l’indique l’aspect-temps du verbe « devrait ». Il s’agit là d’une valuation subjective dont l’indéfini « personne » constitue le gradient. Considérons la notion /avoir peur/, qui entre dans une relation prédicative[2] avec les termes « personne » et « devrait » de sorte qu’on ait ˂ personne, peur, avoir˃. La locutrice asserte que la notion /avoir peur/ « ne devrait pas être le cas ». Ce qui induit le fait que la notion /avoir peur/ « est le cas » au moment T de l’énonciation est considéré comme « anormal ». La question qui suit l’assertion vient en réalité valider l’implicite contenu dans celle-ci (« on ne devrait pas avoir peur, mais il y a des gens qui ont peur »). C’est alors que l’intervieweur opte pour une demande d’explicitation sur l’agent, le sujet qui éprouve la peur. La réponse de la locutrice se fait alors plus clair : « le système de Yaoundé a peur ».

Le recourt à l’interrogation comme stratégie énonciative demeure privilégiée par la locutrice dans la suite de l’échange. L’enchainement qui en résulte montre qu’elle y trouve un moyen d’infléchir le débat à son avantage sans risquer de « se dévoiler » dans un trop-plein de développements discursifs. La question lui offre le bénéfice de multiplier les sous-entendus et d’amener habilement l’autre à valider son regard sur l’objet de discours. Ceci est d’autant plus vrai que « Parler, c’est changer, et c’est changer en échangeant (Kerbrat-Orecchioni, 1996, p. 2).

Relativement aux questions formulées par la locutrice, l’on peut observer qu’il s’agit d’interroger la cause ou le motif explicatif d’une attitude au moyen de l’adverbe interrogatif « pourquoi ». Les questions directes ont la particularité de faire appel à l’autre « soit pour le sonder, soit pour en obtenir l’élucidation d’un problème de connaissance, la reconnaissance d’une assertion, la confirmation ou l’infirmation d’un contenu propositionnel; la sollicitation inter-énonciative peut aller jusqu’à l’injonction. (Merle, 2019, p. 20). En fait, les questions d’Edith tendent à instaurer l’intervieweur dans une posture coénonciative de discordance. Aussi, en répliquant par « à cause peut-être de vos prises de position », il ouvre une nouvelle orientation qui explique et, de façon inférentielle, valide deux faits soulevés par la question d’Edith : (1) le gouvernement a peur; (2) il a peur du CPP. Il se fait alors locuteur du point de vue d’une instance tierce puisqu’il fournit la raison qui justifie l’attitude critiquée par Edith. C’est ainsi que les interrogations de cette dernière donnent à l’échange un rythme vif qui, sans sortir de la coénonciation, fait entrer l’échange dans une forme de désaccord clairement perceptible : « les questions en pourquoi posées entre interactants adultes de manière impromptue sont le signe d’une volonté d’entrer en conflit car elles constituent des interpellations franches et peu coopératives » (Lailler, 2011, p. 86). Velinova (2011) l’appréhende autrement, en l’interprétant comme un signe d’autorité. Sur le plan intonatif, l’énoncé de la question d’Edith est doté d’une variation modulée de F0 et un maintien de I à un niveau élevé (tracé 2).

Tracé 2

Sur le tracé, il se manifeste au début une forte montée de Fo sur « pourquoi » mais elle chute à la finale du terme « peur », suivie d’une pause silencieuse de 39 secondes. À en croire Morel et Danon-Boileau, « les questions descendantes, marquées par une forte hauteur à l’initiale, vont le plus souvent de pair avant un changement radical de topos et une rupture du consensus préalable. Elles prennent souvent l’interlocuteur au dépourvu » (1998, p. 127). Évidemment, la suite de l’échange présente l’interlocuteur en position de renoncer à la discussion; renonciation qui se laisse comprendre à travers le rire qui clôt la séquence et par la même occasion entérine la divergence de vue.

Prenons un autre exemple. La séquence ci-dessous, suite de l’extrait 1, amorcée plus haut, montre comment Célestine contrebalance les questions de son interlocuteur par une autre question. À ce niveau précis de l’échange, les questions de son interlocuteur portaient essentiellement sur la situation de la décentralisation au Cameroun.

Extrait 3

Alain : qu’est-ce qu’il va falloir lire entre les lignes de ce que vous dites madame le maire euh le premier ministre §au cours de ces § //

Célestine : §vous voulez à §tout prix::: que je tire sur le gouvernement ou quoi monsieur§ bélibi§ 

Alain : §pas du tout pas du tout§ je je veux euh euh vous disiez quels sont les problèmes qui se posent

Célestine : je vous ai dit que je suis fière que dans mon pays déjà y a ce début de décentralisation le chef de l’état l’a demandé et j’ai j’ai vu l’autre jour quand nous nous étions à l’AG qu’il y avait beaucoup d’autres pays qui tardent à en en entamer un début de de transfert progressif de compétences.

À l’issue de quelques questions sur le processus de la décentralisation au Cameroun, Alain n’est pas satisfait des réponses de son interlocutrice. Visiblement, la question du journaliste met mal à l’aise la locutrice. Sa réaction montre qu’elle considère le propos comme un reproche : « vous voulez à tout prix::: que je tire sur le gouvernement ou quoi monsieur Bélibi ». Célestine sentant sa face positive menacée, s’est précipitée pour l’interrompre par cette question qui critique la méthode du journaliste. En Effet, la question d’Alain est orientée dans la mesure elle possède un contenu implicite fort, car la locution « lire entre les lignes » suggère qu’il y a des non-dits, ou que l’on n’a pas tout dit.

Il est bon de noter que cette question de la locutrice n’apparaît pas pour la première fois dans cet échange. La locutrice avait déjà interpellé son intervieweur de plusieurs manières : « mais vous voulez que je tire sur le pouvoir pourquoi {} mais est-ce que le travail ne se fait pas ». Malgré sa résistance à ne pas vouloir développer le sujet sous cet angle, son interlocuteur orientait davantage des interrogations dans ce sens afin de l’amener à parler de la responsabilité du gouvernement[3] dans le retard du processus de la décentralisation au Cameroun. Il y a là une divergence sur l’orientation à donner au débat. La question qu’elle pose lui permet de marquer sa position différenciée vis-à-vis du point de vue développé par son interlocuteur. Elle semble vouloir prendre de la distance et, conséquemment, refuser d’entériner le jugement avancé. Elle anticipe ainsi un désaccord et contraint son interlocuteur à un ajustement qui s’opère difficilement comme le montrent non seulement la superposition de paroles, mais aussi les marqueurs du travail de formulation (répétition de mot, marque « euh ») : « §pas du tout pas du tout§ je je veux euh euh vous disiez quels sont les problèmes qui se posent ».

Tracé 3

Sur le tracé 3, on peut observer une montée de la mélodie en plage haute sur lexème « gouvernement », ainsi que le maintien de l’intensité sur la séquence. Il y a donc de la part de la locuteur une volonté de porter au premier plan ce lexème, lui attribuant ainsi le statut de focus, qu’elle extrait, du point de vue morphosyntaxique, de la suite de son propos pour le mettre en saillance. Par ailleurs, il y a un enjeu sur le plan colocutionnel. En effet, l’accès à la parole fait l’objet d’une divergence qui se matérialise une forte montée de l’intensité. La locutrice n’a donc pas l’intention de céder son droit à la parole, car elle anticipe véritablement un désaccord sur l’orientation donnée à l’objet de discussion.

Contrairement aux autres formes de question (avec marqueurs morphosyntaxiques par exemple, la question prosodique, ici, est marquée par la présence explicite de la locutrice. Elle dit maintenant « je »; elle ne se cache plus. C’est donc là l’une des singularités des questions intonatives comme nous le rappelle Lailler : « Les questions toniques sont, par exemple, fortement interpellatives : elles requièrent une obligation de présence dans le discours et obligent l’interlocuteur à ne pas tenter de tergiverser » (2011, p. 206). Dans notre corpus, nous avons un cas typique qui amène le questionneur à repréciser sa question.

Demande de confirmation

Appelée aussi question de confirmation ou demande d’assentiment, « on regroupe sous ce terme un certain nombre de questions qui ont en commun de ne laisser au questionné que des latitudes très restreintes pour formuler sa réponse sans pour autant que celle-ci soit complètement imposée comme dans le cas de la question rhétorique » (Grésillon, 1981, p. 65). Dans la séquence ci-dessous, nous revenons sur l’échange mettant aux prises Alain et Célestine et au cours duquel on observait une profusion de questions relatives à la situation des maire·sses au Cameroun.

Extrait 4

Alain : ça ne répond pas toujours à ma question madame le maire

Célestine : si on est H2 philanthrope H1-

Alain : ceux qui euh vont vers cette fonction de maire et qui euh savent qu’il n’y a rien à gagner euh euh est ce qu’ils n’ont pas quand même euh euh un œil vers la cai::sse de §la commune§

Célestine : §si vous n’avez les § la commune n’a rien qu’est-ce que y a dans la cai::sse H2 {} peut-être maintenant avec la décentralisation et le transfert des compétences {} honnêtement monsieur bélibi {} on peut parler de voir le transfert de compétence H3 {37} mais H4 maintenant à l’état actuel de chose y a transfert de travail {42} mais pas transfert de ressources {50}donc ::: il ne faut pas toujours voir:: qu’il y a quelque chose et nous vivons majoritairement […] {74} je vais vous dire §quand j’arrive à la mairie§.

Reprécisons d’abord un point. En fait, Célestine tente de faire comprendre à son interlocuteur que le traitement dont bénéficie les maire·sses au Cameroun n’est que symbolique. Ce qui laisse entendre que la fonction de maire·sse au Cameroun ne devrait pas susciter tant de convoitise. Nous nous intéressons alors aux suites de cette déclaration. Nous avions noté que son intervieweur lui avait alors demandé ce qui les « fait courir vers cette fonction ». Par rapport à cette question, après quelques tours de parole, le journaliste demeure encore insatisfait par rapport à la réponse de son interlocutrice. En fait, il y a eu une sorte de glissement de sujet, puisqu’au demeurant elle ne faisait qu’un développement parallèle. Bref, la locutrice raconte plutôt un souvenir d’enfance dans la région de l’Ouest-Cameroun où elle a fait ses études secondaires. Elle a donc orienté le débat, qui pourtant ne référait nullement à ce qu’elle relatait, c’est-à-dire au récit de sa vie, aux difficultés qu’elle a traversées. Célestine peut ne pas avoir compris le sens de la question. C’est d’ailleurs cette interprétation que donne Duval (2007) de la question prosodique, car son usage donne l’impression que le locuteur n’a pas bien entendu ce qu’a dit son interlocuteur. Il est aussi permis de penser que la locutrice a voulu orienter autrement le sens du débat. Dans tous les cas, sa réaction par la question prosodique « si on H3 est H2 philanthrope H1- » nous incite à dire qu’elle n’aurait pas compris la question de son interlocuteur. Donc, c’est une demande de confirmation que pose Célestine à son interlocuteur. Dans un tel cas de figure, « Il ne s’agit plus du tout de demander une information, mais bien plutôt de se faire confirmer une hypothèse par l’assentiment de l’autre ou de suggérer poliment une proposition » (Grésillon, 1981, p. 66).

La précision faite par l’interlocuteur, comme on peut le remarquer à la suite de cet extrait, présente cependant une reformulation de sa question afin de permettre à la destinataire de bien saisir : « ceux qui euh vont vers cette fonction de maire et qui euh savent qu’il n’y a rien à gagner euh euh est ce qu’ils n’ont pas quand même euh euh un œil vers la cai::sse de §la commune§ ». Par rapport à la question de son interlocuteur, Célestine répond autrement en rappelant son souvenir d’enfance; mais face à son insistance, puisqu’il a reprécisé la question, elle finit par demander : « si on est philanthrope ». Toutefois, par cette question, Célestine montre clairement qu’elle n’avait pas compris la question de son interlocuteur. C’est donc une demande de confirmation qu’elle manifeste en lui posant la question. Sur le plan intonatif, cette question est caractérisée par la montée de F0 en début et chute jusqu’au point bas à la finale.

Tracé 4

On observe également qu’il n’y a aucune pause entre le propos du journaliste et celui de Célestine. Celle-ci semble être surprise par la réaction de son interlocuteur. Elle semble donc être pressée de comprendre réellement ce qu’il a dit, d’où sa réaction, nous semble-t-il, par la question prosodique. Nous pouvons donc postuler, ici, que la question prosodique peut être interprétée comme un indice montrant la réactivité sur le plan coénonciatif.

Conclusion

In fine, les questions posées par les FELECA dans le corpus de notre étude n’ont pas pour finalité d’obtenir un apport d’information de l’autre, mais elles sont plutôt employées comme une stratégie de défense discursive. Notre analyse a montré que lorsque les journalistes posent des questions qui les désignent particulièrement ou qui comportent des termes qui ne leur conviennent pas, les FELECA ont tendance à reprendre lesdites questions en substituant les termes problématiques avant de répondre aux questions qu’elles se sont finalement posées.

Au cours du processus de reprise, les termes subjectifs sont remplacés par des expressions à valeur généralisante, globalisante. Il s’agit là de la reprise rectificative. Sur le plan prosodique, la rectification est intonée en plage basse (F0-et I-), indiquant cette rupture volontaire avec la question qui a été préalablement posée. Nous avons également noté que lorsque les interlocutrices sont face aux questions qui interpellent leurs responsabilités, elles n’y répondent pas. Ici, elles ont recours à d’autres questions afin d’inviter leurs interlocuteurs à forger, eux-mêmes, leur propre point de vue sur certaines situations à propos desquelles ils interrogent. Ce sont des questions à valeur d’appel, une prise à témoin de la conscience de l’autre afin qu’il émette son propre jugement, son propre jugement sur ses dires.

Nous avons noté que l’effet obtenu par les questions à valeur l’appel de jugement de l’interlocuteur est le changement de position énonciative entre les différents protagonistes : l’interrogateur devient le répondeur. Nous avons montré au cours de notre analyse que la montée de Fo et l’adverbe « pourquoi » sont les caractéristiques principales de ce type de questions. Par ailleurs, les questions de demande de confirmation apparaissent généralement dans le contexte où les interlocutrices semblent n’avoir pas bien compris ce qui leur est demandé, ou encore lorsqu’elles sont surprises par leur nature.

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  1. PRAAT est un logiciel de phonétique crée par Boersma et Weenink (1992-2002) au département de phonétique de l’Université d’Amsterdam (Pays-Bas), téléchargeable gratuitement à partir de www.praat.org. Nous utilisons la version 6.2.23.
  2. La terminologie est empruntée à la Théorie des opérations prédicatives et énonciatives d’Antoine Culioli. Voir Groussier et Rivière (1996).
  3. À l’heure actuelle, Celestine Ketcha Courtès est membre du gouvernement camerounais. Elle a été nommée Ministre du développement rural et de l’habitat du territoire en 2018.

Pour citer cet article

ZRA, Jacques. 2024. Des questions comme stratégies de défense discursive. Analyse des interviews de deux femmes leaders camerounaises en contexte médiatique. JEYNITAARE. Revue panafricaine de linguistique pour le développement, 3(1), en ligne. DOI : 10.46711/jeynitaare.2024.3.1.5

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