La présence linguistique et culturelle de l’enseignant-e : analyse des interactions en classe de langue et culture mundang
Joseph Avodo Avodo et Irène Aline MAFOU DABOULÉ
Introduction
Le présent article porte sur l’activité professionnelle des enseignants et enseignantes de langue et culture nationales, avec pour perspective analytique la mise en relief de la présence linguistique et culturelle. La notion de présence linguistique et culturelle est entendue comme le positionnement de l’enseignant-e dans l’interaction comme expert-e de la langue et la culture. En effet, les interactions verbales en classe de langue sont un champ de recherche important depuis plus d’une vingtaine d’années. La description des pratiques de classe constitue une approche contribuant à une meilleure compréhension des moyens et des opérations par lesquelles les processus d’enseignement et d’apprentissage se réalisent. L’intérêt porté par la recherche didactique dans ce domaine justifie la littérature scientifique dans le domaine : Goigoux (2002), Pastré (2007), Nonnon et Goigoux (2008). Selon Goigoux (2007, p. 48), l’analyse des pratiques revêt plusieurs fonctionnalités : expliquer l’efficacité du travail de l’enseignant-e, connaître les apprentissages transmis aux apprenant-e-s, faciliter la conception et le développement de nouveaux dispositifs didactiques, modéliser l’activité des enseignant-e-s et former aux compétences professionnelles. Ces objectifs concourent in fine à une meilleure compréhension des processus interactionnels à des fins didactiques.
Cette contribution s’intéresse à la présence linguistique et culturelle de l’enseignant-e. La notion de présence a été développée par Jézégou (2010); elle renvoie aux interactions plurielles que l’enseignant-e déploie en situation de classe pour favoriser l’apprentissage. Dans cette étude, la présence linguistique et culturelle désigne le positionnement de l’enseignant-e, dans l’interaction en situation didactique, comme un spécialiste en matière de langue et de culture. Dans l’interaction de classe, l’enseignant-e occupe une pluralité de présences : expert-e des contenus, spécialiste de la pédagogie, garant ou garante d’un climat favorable à l’apprentissage, et responsable de l’organisation des dispositifs de l’apprentissage. Le premier domaine d’intervention, les contenus, constitue notre objet d’étude. La présence linguistique et culturelle est le lieu d’expression de l’agir compétent de l’enseignant-e à travers des opérations énonciatives et des gestes professionnels orientés vers les contenus d’apprentissage. Par gestes professionnels, il convient d’entendre des actes de faire et de dire qui permettent la conduite spécifique de la classe (Bucheton, 2004; Romain et al., 2018).
La problématique de la présente étude se limite à décrire la représentation discursive des gestes professionnels de l’enseignant-e; particulièrement ceux qui lui confèrent l’image d’un spécialiste de la langue et de la culture. La question à laquelle l’étude souhaite apporter des éléments de réponse est : quels sont les gestes professionnels que les enseignant-e-s de langue et culture mundang posent, dans l’interaction avec les apprenant-e-s, pour se positionner comme référent linguistique et culturel? À partir de l’analyse des interactions en classe de langue et culture nationales, l’objectif poursuivi est de décrire l’activité des enseignant-e-s d’une discipline scolaire encore embryonnaire et dont l’opérationnalisation est confrontée à un ensemble de défis qui la fragilisent. Il s’agit de partir des données naturelles, des pratiques réelles, pour mettre en relief le travail des enseignant-e-s en rapport avec les contenus d’apprentissage.
Pour ce faire, l’étude s’inscrit dans l’analyse du discours, particulièrement la dimension référentielle du discours (Roulet et al., 2001). Elle tire par ailleurs profit de l’analyse des pratiques (Goigoux, 2007). Les développements qui suivent s’articulent autour de trois axes : la présentation des données et la démarche analytique, la description des marqueurs de la présence linguistique et culturelle et le rapport entre la présence linguistique et culturelle d’une part, et le modèle d’apprentissage d’autre part.
Les données et la langue enseignée
Cet article porte sur le rapport au savoir de l’enseignant-e de langue et culture nationale. Selon B. Jomâa et al., « le rapport au savoir est la façon dont l’enseignant conçoit et traite l’activité qu’il enseigne au moment de l’épreuve de transmission des savoirs[1] » (Jomâa et al., cités par B. Jomâa et Terrisse, 2011, p. 2). Pour décrire les discours et les pratiques en rapport avec l’objet d’étude, la démarche empirique fondée sur l’approche analytique des pratiques langagières authentiques en contexte a été privilégiée. Le corpus retenu est un sous-ensemble du corpus collecté par Irène Aline Mafou Daboulé dans le cadre de sa thèse sur la didactique de la langue et culture mundang. L’échantillon exploré se compose de quatre interactions didactiques collectées dans les lycées de Kaélé[2]. Les leçons retenues se répartissent comme suit :
Tableau 1. Les classes représentant l’échantillon de l’étude
Leçon | Discipline | Contenus d’apprentissage | Établissement |
Leçon 1 | Langue nationale | Les suffixes | Lycée bilingue |
Leçon 2 | Langue nationale | Les suffixes | Lycée classique |
Leçon 3 | Culture nationale | Le mariage traditionnel | Lycée classique |
Leçon 4 | Culture nationale | Les danses sacrées | Lycée bilingue |
La population d’étude se compose de trois enseignants de la discipline Langues et Cultures Nationales (LCN). Le premier est un pasteur des églises locales. Dans l’exercice de sa mission pastorale, il utilise systématiquement la langue mundang comme medium de prédication. Le second est un directeur d’une école primaire de la localité. Il est doté à ce titre d’une expérience dans la pédagogie. Le troisième enseignant est titulaire d’un certificat d’aptitude professionnelle en génie civil. Les trois enseignants ne bénéficient pas une formation initiale dans cette discipline; leur recrutement repose essentiellement sur leur aptitude, leur expérience dans l’encadrement des personnes, et leur statut de locuteurs natifs de la langue. Les trois enseignants sont par ailleurs des membres du comité de langues local. Ils sont donc considérés comme des experts locaux de la langue et de la culture.
La langue enseignée est le mundang, un véhiculaire du phylum niger-kordofan, de la famille adamawa-oubanguien, du groupe mbum (Boyd, 1975; Barreteau et Dieu, 2000). Son aire géolinguistique couvre la province du Mayo-Kebi Ouest au Tchad, la région de l’Extrême-Nord, particulièrement à Kaélé, une localité proche de la frontalière tchado-camerounaise. Le mundang est également parlé dans la région du Nord, dans le département de la Bénoué, arrondissement de Bibémi près de la frontière tchadienne. L’existence de trois dialectes est attestée dans cette langue : le mundang de Kaélé et ses localités périphériques, celui de Léré et ses environs, et le mundang de Torrock et ses cantons. Le dialecte retenu dans cette étude est celui de Kaélé; il est enseigné dans les écoles primaires et secondaires de cette localité depuis 2016. L’enseignement et l’apprentissage de cette discipline, depuis le début de sa mise en œuvre en 2013, se heurtent à des défis qui le fragilisent : pénurie de ressources didactiques et des enseignant-e-s qualifié-e-s, cloisonnement des programmes de langue et culture.
L’analyse
Nous nous intéressons exclusivement au positionnement de l’enseignant-e comme personne experte de la langue et de la culture dans l’interaction avec les apprenant-e-s. Ce positionnement discursif se fonde sur les actes langagiers et non langagiers (Bucheton, 2004). Nous considérons que les productions langagières sont des activités qui révèlent les pratiques et les gestes professionnels en situation d’enseignement-apprentissage. En d’autres termes, le discours produit par l’enseignant-e en situation de classe représente et matérialise ses gestes professionnels.
L’analyse consiste à repérer dans les opérations énonciatives de l’enseignant-e les pratiques qu’elles représentent. Les différents actes sont codifiés par des verbes qui définissent les gestes professionnels. Pour ce faire, nous avons privilégié les productions langagières qui indiquent les rôles praxéologiques en rapport avec les contenus linguistiques et culturels. La démarche se limite à deux perspectives : la première consiste à codifier les gestes professionnels de l’enseignant-e en tant expert ou experte de la langue et de la culture; la seconde a pour but d’inscrire ce positionnement dans le contexte socioculturel et pédagogique de l’enseignement-apprentissage des langues et cultures nationales.
L’étude a pour cadre théorique l’analyse du discours, plus spécifiquement, la dimension référentielle du discours. Développé par Filliettaz dans le cadre de l’organisation modulaire du discours (Rouet et al., 2001), le module référentiel s’intéresse à la description des rapports que les discours, les productions langagières entretiennent avec le monde dans lequel ils sont produits et qu’ils représentent. Selon Filliettaz, « le module référentiel cherche à rendre compte d’une part des actions langagières et non langagières accomplies ou désignées par les locuteurs, et d’autre part des concepts impliqués dans de telles actions » (Filliettaz, 2001, p. 103). L’hypothèse retenue est que tout acte de langage est associé à un enjeu dont la nature transcende les contraintes grammaticales et les formes linguistiques. Dans cette perspective, les productions langagières des enseignant-e-s apparaissent comme marqueurs verbaux des gestes professionnels.
L’extrait ci-après présente le processus de codification des actes langagiers en gestes professionnels. Il sert à illustrer la démarche analytique ayant abouti à l’élaboration des verbes associés aux gestes professionnels. Cette codification s’inspire de la conception performative des actes du langage. Selon la théorie des actes de langage, l’activité locutoire consiste à accomplir des actes. La codification consiste donc à identifier la nature des actes langagiers accomplis par l’enseignant et l’enseignante à travers ses différentes interventions.
Figure 1. Exemple de codification des actes langagiers
Les gestes professionnels marqués en bleu [REFORMULE, AJUSTE], [INTERROGE], [VALIDE REFORMULE], [QUESTIONNE], [FAIT PARLER EN LANGUE] renvoient à la présence linguistique et culturelle. Ils réfèrent au rapport au savoir que l’enseignant-e souhaite faire acquérir aux apprenant-e-s. Le geste en rouge [SÉLÉCTIONNE] renvoie à la présence écologique puisqu’il est associé à la gestion de l’environnement de la classe : gestion des tours de parole, l’ordre et la discipline. L’analyse du corpus consiste donc à codifier les productions langagières en rapport avec la langue et la culture, afin de mettre en relief une taxinomie des actes rattachés à la présence linguistique et culturelle.
Le marquage de la présence linguistique et culturelle
L’analyse des activités interactionnelles révèle que la présence linguistique et culturelle occupe une place importante chez les enseignant-e-s de langue et cultures nationales relevant de notre échantillon d’étude. Cette présence est manifeste à travers un ensemble de praxèmes, de gestes professionnels rattachés à des activités langagières réalisées en contexte.
Taxinomie des verbes marqueurs des gestes professionnels
L’analyse des interactions en situation d’apprentissage révèle l’existence d’une tension entre les exigences de la professionnalité et les contraintes du milieu (Dabène et al., 1990, Avodo Avodo, 2012). Cette tension, inhérente à toute situation d’apprentissage, débouche sur une variation des rituels qui régissent les processus interactionnels en situation didactique. En guise de rappel, l’interaction de classe est régie par deux typologies d’enjeux : les enjeux d’apprentissage et ceux dits symboliques. La première catégorie réfère à l’acquisition de connaissances, au développement des compétences, au déploiement des valeurs, à la préprofessionnalisation, l’autonomie, l’intégration sociale et l’exercice de la citoyenneté. Le deuxième enjeu relève de la construction de la relation interpersonnelle avec l’apprenant-e. À propos du premier enjeu, les programmes officiels de langues et cultures nationales précisent que « L’école camerounaise doit être ancrée dans les acquis des cultures, les savoir-faire linguistiques, les technologies et les productions littéraires et artistiques endogènes. […] il s’agit d’assurer l’enracinement culturel de l’apprenant pour parvenir à un développement durable » (MINESEC, 2014, p. 14). Pour atteindre ces objectifs, les enseignant-e-s mobilisent une pluralité de gestes professionnels, situés entre la professionnalité et la créativité, pour se positionner comme spécialiste de la langue et de la culture enseignées.
L’étude des actes langagiers, résultant des actions conjointes et interactives entre les participant-e-s (enseignant-e-s et apprenant-e-s), a permis de mettre en relief une taxinomie des gestes professionnels rattachés à la présence linguistique et culturelle de l’enseignant-e.
Tableau 2. Taxinomie des verbes exprimant les gestes professionnels de l’enseignant[3]
Le tableau supra appelle quelques commentaires. La présence linguistique et culturelle révèle la tension entre la langue enseignée et la langue d’enseignement. Dans une étude évaluative de l’enseignement du fulfulde dans les écoles primaires de Maroua, Mohamadou relève que « Ils [les enseignant-e-s] utilisent le français comme la langue de transmission des savoirs, il n’y a pas des expressions en fulfulde. Les informations qui sont à la disposition de l’élève qu’il doit valoriser pour mobiliser les connaissances ont peu de rapport avec son environnement social, son contexte culturel ». (Mohamadou, 2017, p. 348). L’approche convergente, français-langue maternelle, préconisée par Ndibnu Messina Ethé (2013), aboutit à une situation diglossique, avec une distribution fonctionnelle et disproportionnelle des langues. La langue française, l’une des langues officielles de la scolarisation, occupe une place centrale dans les activités d’enseignement˗apprentissage des langues et cultures nationales.
La présence linguistique et culturelle est plus manifeste dans les activités d’enseignement˗apprentissage de la culture nationale. Le tableau souligne que les enseignant-e-s s’investissent davantage dans la mise en relief des savoirs culturels. De même, l’analyse des interactions en classe de culture nationale montre que la participation des apprenant-e-s est plus considérable, plus active, comparativement à la classe de langue. Cette variation s’explique par l’attractivité des éléments culturels qui sont l’objet de l’apprentissage : le mariage et les danses.
L’analyse du corpus a permis de mettre en évidence 21 verbes marqueurs des gestes professionnels liés à la présence linguistique de l’enseignant-e. Les gestes professionnels les plus marquants cette présence linguistique et culturelle sont : expose (41 opérations), questionne (36 opérations), fait pratiquer la langue (31 opérations), interroge (31), invalide (14 opérations) et lit en langue (14 opérations).
Classification des gestes professionnels des enseignants et enseignantes
Les gestes professionnels identifiés dans le tableau supra se répartissent en trois macrogestes sous-tendus par des représentations sémantiques.
a) Les gestes de mise en scène du savoir. Cette catégorie de gestes est centrée sur les contenus linguistiques et culturels; et permettent de faire valoir les connaissances scientifiques, la culture générale de l’enseignant-e. Ce macrogeste se compose des opérations énonciatives telles que : initie un échange (10), expose (6) explique, donne la réponse (3), répète (16), lit en langue maternelle (14), répond à une sollicitation (17), questionne (15), impose (10), et fait de la synthèse (7).
Les représentations sémantiques ci-après rendent compte du sens de ces gestes dans les pratiques réelles en situation de classe :
- Initie un échange: l’enseignant-e ouvre l’échange en utilisant la langue mundang pour favoriser les prises de paroles des apprenant-e-s. On relève à ce niveau l’utilisation des rituels de salutations en mundang.
- Expose : il ou elle exprime un point de vue, une idée, une réflexion en rapport avec la langue ou la culture. L’activité expositive utilise le français et la langue cible.
- Explique: il ou elle indique le fonctionnement d’un fait culturel, un fait langagier.
- Donne la réponse: l’enseignant-e répond à une sollicitation de l’apprenant-e, fournit un apport informationnel à une question de ce dernier ou de cette dernière.
- Répète: ce qu’il ou elle vient de dire, ou ce que l’élève vient de dire;
- Lit en langue maternelle: l’enseignant-e reproduit oralement l’énoncé ou le mot écrit dans la langue cible.
- Questionne: l’enseignant-e pose des questions fermées, précises à l’ensemble des élèves
- Impose : il ou elle oblige les apprenant-e-s à accepter une connaissance, une activité, une ressource
- Informe: apporte des informations (demandées ou non) en rapport avec l’objet d’étude.
- Fait la synthèse : l’enseignant-e fait la somme des connaissances acquises et développées.
b) Les gestes de médiation. Ils définissent l’enseignant-e comme un médiateur ou une médiatrice, un facilitateur ou une facilitatrice de l’apprentissage. Ce rôle prend appui sur l’évidence d’une inégalité des compétences dans la langue pour établir des passerelles linguistiques afin de faciliter la compréhension de la leçon, développer l’aptitude des apprenant-e-s à utiliser la langue étrangère et la langue maternelle. Les gestes de médiation participent par ailleurs à établir, de manière épisodique, la langue nationale comme medium de transmission des connaissances. Ces gestes renvoient aux pratiques suivantes :
- Désigne en langue maternelle : nomme des réalités culturelles dans la langue cible.
- Écrit au tableau en langue maternelle : consigne la trace écrite dans la langue cible.
- Explique en langue nationale : indique le fonctionnement d’un fait culturel, un fait langagier, en utilisant la langue cible.
- Illustre en langue maternelle : fournit des exemples dans la langue d’apprentissage.
- Traduit en langue maternelle : fait passer un énoncé du français vers la langue mundang.
- Reformule: reprend une réponse donnée par l’apprenant-e en l’améliorant ou la complétant.
L’ensemble des gestes ci-dessus contribuent à donner du sens soit à la situation d’apprentissage, soit au savoir visé par l’activité. Ils assument par conséquent la fonction d’étayage : le « faire comprendre » (Romain et al., 2018, p. 3).
c) Les gestes d’évaluation. L’enseignant-e prescrit et évalue; autrement dit, en sa qualité d’autorité pédagogique, il se prononce sur l’acceptabilité des propositions et des réponses fournies par les apprenant-e-s au cours de l’activité. Cette évaluation peut prendre plusieurs formes : il répète pour approuver, il corrige, il marque le désaccord, il approuve et reformule, il approuve et renchérit. Les gestes d’évaluation sont constitués des pratiques ci-dessous :
- Ajuste : réalise une légère modification sur la réponse fournie par l’apprenant-e, change soit le contenu soit la forme de la réponse.
- Corrige : relève un écart par rapport à la norme.
- Invalide: déclare une réponse fausse, erronée ou inappropriée.
- Vérifie: examine si une réponse, une information est vraie ou fausse.
- Évalue: se prononce sur la qualité d’une information, donne une appréciation, un jugement sur un savoir énoncé par l’apprenant-e.
- Remet en question: pose explicitement la question de la pertinence, de l’utilité d’un choix.
De l’expertise en langue-culture à la médiation pédagogique
L’enseignement-apprentissage des langues et des cultures nationales a pour objectif l’enracinement cultuel de l’apprenant-e en vue de sa participation au maintien de la paix dans la diversité et à la préservation du patrimoine culturel mondial (MINESEC, 2014, p. 15). Pour atteindre cet objectif, les pratiques enseignantes s’attellent à développer la conscience linguistique chez les apprenant-e-s. Plusieurs gestes professionnels participent à ce processus.
L’écriture et la lecture dans la langue cible
L’apprentissage d’une langue est intrinsèquement lié à la maîtrise de deux activités fondamentales : lire et écrire. La didactique des langues considère que le passage de l’oral à l’écrit est la transition à une langue seconde dans la mesure où chacun des aspects revêt des caractéristiques qui ne sauraient réduire l’écrit à une transcription de l’oral. Pour établir une différence entre les deux codes, l’enseignant-e procède à une double activité : l’écriture et la lecture dans la langue cible.
Dans l’extrait ci-dessous, l’enseignant (E) introduit une séquence explicative sur l’exécution d’une danse traditionnelle sacrée :
-
E : donc cette danse-là est organisée seulement à l’occasion de ces décès-là. C’est pas n’importe quel décès. Si dans ta famille, tu n’es pas l’aîné de ta famille, on ne peut pas organiser. Si tu es alors le cadet ou soit le benjamin de ta famille, là on peut organiser. Si tu n’es pas cadet, on ne peut pas organiser. Si tu n’es pas chef, on ne peut pas organiser… (il écrit au tableau le nom de la danse) nous disons (il lit ce qu’il a écrit) c’est une danse pour dire au revoir … … donc, za mu ga dára hul hi, fahli ma ka ga fá que mu ga dey djam o la hi déb ahe. mu ga dey djam o la hi déb ahe (Quand les gens vont danser cette danse, c’est une façon de dire au défunt de bien arriver, bon voyage). Donc, (Il lit encore au tableau) c’est une danse pour dire au revoir au défunt. Donc mu yañ tél a we… mademoiselle sort. Tu bavardes avec qui? mu fá äu né zu ne? (Tu parles avec qui?)
Cet extrait d’une leçon de culture mundang porte sur le dá yie hulli, une danse sacrée. Dans l’activité explicative, l’enseignant expose les circonstances de l’exécution de cette danse. L’exemple supra illustre un phénomène caractéristique du parler bilingue : l’alternance codique, c’est-à-dire « la juxtaposition, à l’intérieur d’un même échange verbal, de passages ou de discours appartient à deux systèmes ou sous-systèmes grammaticaux » (Gumperz, 1989, p. 57). On observe que l’enseignant, au cours de son explication, passe de manière réciproque du français au mundang, à l’intérieur d’une même intervention. Cette alternance est l’expression de sa compétence plurilingue. Selon Dabène (1990), le choix de langue dans les parlers plurilingues ou bilingues dépend de plusieurs facteurs, notamment la situation d’interaction, la relation entre les participants et participantes, le thème de l’échange, etc. Dans cet exemple, le choix de la langue semble motivé par le contexte d’interaction : l’apprentissage de la langue.
Deux gestes professionnels expriment la présence linguistique et culturelle de l’enseignant dans cet exemple. D’une part, il écrit au tableau en langue cible le nom de la danse. En didactique des langues, lire et écrire sont liés. La compétence scripturale, entendue comme l’ensemble des savoirs, savoir-faire et des représentations liées à l’écrit, est la preuve de la maîtrise d’une langue, car elle constitue le point de convergence et d’intégration des diverses autres compétences (linguistique, pragmatique et socioculturelle).
D’autre part, tout comme l’écrit, la lecture constitue une activité vitale dans l’expertise linguistique. L’enseignant lit l’énoncé en mundang qu’il écrit au tableau. Selon les données statistiques du tableau 2 ci-dessous, la lecture du texte dans la langue cible est un invariant des gestes professionnels en classe de langue et culture mundang. Cette activité est cependant prédominante dans les leçons de langue. En effet, à leur entrée dans l’enseignement secondaire, l’aptitude des apprenants et apprenantes (natif-e-s et non natif-e-s) à lire la langue maternelle est encore embryonnaire; l’enseignant-e se positionne comme modèle de lecture. C’est dire que l’activité de lecture de l’enseignant-e dans la langue cible sert habituellement à préparer l’entrée de l’apprenant-e dans l’univers de la lecture des écrits.
La reformulation/traduction en mundang
L’un des défis auxquels fait face l’enseignement-apprentissage des langues et cultures nationales, aussi bien pour les élèves natif-e-s qu’étranger-e-s, est la transition, la congruence entre les différences, les similitudes entre la langue-culture d’enseignement et la langue-culture cible à apprendre. Plus qu’un défi, il s’agit d’une exigence qui interpelle le rôle de médiation linguistique et culturel de l’enseignant-e. Rappelons que dans le cadre de la didactique des langues nationales, la médiation est intrinsèquement didactique, mais prioritairement linguistique et culturelle, car la langue-culture cible à apprendre apparaît comme une langue étrangère. Selon les données du corpus, cette posture facilitatrice se réalise par la reformulation dans la langue-culture cible à apprendre.
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E : […] nous avons vu les danses de jouissance déjà et maintenant nous allons voir les danses sacrées […] Voilà ! une danse sacrée est une danse que seuls les initiés peuvent danser […] bon, a ya fá dá za dañdañ ka dára ya. se za mai mu ga dára […]we to gara. Déb ma mu ga dá[…] a ya gak ka dá a ya. Mér a yo a fára (cela veut dire que ce n’est pas tout le monde qui peut danser cette danse. Seul les initiés le peuvent) seul les initiés peuvent danser… sey za mai mu tera äu a to a ya gakra dá ahe… il y a donc, chez les mundang là… chez les mundang, il y a quelle danse sacrée que vous connaissez?
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A: dá yie hull[4]
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E: voilà dá yie hulli (il écrit au tableau)… yie hulli. Heu, pourquoi on danse le yie hulli?
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A: si la personne est morte…
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E: si la personne est morte n’est-ce pas?
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A: oui monsieur […]
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E: bon, ça c’est une danse qu’on organise seulement après le décès d’un vieux. Mais c’est pas aussi après le décès de n’importe quel vieux. On organise premièrement à l’occasion de… décès de chef, heu, à l’occasion du décès d’un patriarche, à l’occasion du décès d’un devin, à l’occasion du décès d’un grand chef de famille ou soit d’un cadet de famille…
L’exemple ci-dessus est extrait d’une leçon de culture nationale dont l’objet d’apprentissage est les danses sacrées. Le phénomène qui nous intéresse ici, c’est la reformulation et la traduction du français vers le mundang. La reformulation est un procédé de répétition et de reprise. Elle est définie comme « la double actualisation d’un topo ou d’un champ topique dans le discours » (Norén, 1999, p. 15). D’un point de vue syntaxique, elle présente une structure bi-segmentale : le segment reformulé X – le segment reformulant Y. Chaque segment est pourvu d’un contenu sémantique et pragmatique (SP); la similitude entre SP de X d’une part, et celle entre SP de Y d’autre part, valide l’existence de la reformulation.
Dans le tour de parole (50), l’enseignant procède à une double reformulation dans la langue cible : la première reprise porte sur la définition de la danse sacrée; la seconde sur les personnes habilitées à l’exécuter. Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est l’alternance codique opérée dans l’activité de reformulation. L’enseignant navigue entre deux codes linguistiques; il tire profit des contenus culturels pour enseigner la langue orale (50) et écrite (53). Ce rôle de meneur ou meneuse dans l’apprentissage fait de lui un expert. La suite de l’échange atteste que la reformulation dans la langue cible a été féconde, qu’elle a facilité le processus d’appropriation de la notion de danse sacrée. On observe dans le tour (52) qu’un apprenant donne aisément un autre exemple de danse sacrée : le dá yie hulli. En fait, l’un des défis de la pratique enseignante est de faciliter la compréhension chez les élèves, autrement dit donner un sens aux activités d’apprentissage : « Cette obligation d’assurer un niveau de compréhension satisfaisant engage l’enseignant à veiller à être lui-même compris de ses élèves. C’est dans cette intention qu’il a fréquemment recours à des procédés d’auto-paraphrases, de répétition, de reformulations, de simplification » (Cicurel, 1990, p. 26-27).
Le second phénomène qui nous intéresse est la traduction pédagogique. Deslisle établit une différence entre la traduction professionnelle et la traduction pédagogique : « la traduction proprement dite vise à la production d’une performance pour elle-même (performance cible) : la traduction pédagogique est seulement un test de compétence (compétence cible et compétence source) et s’intègre à un ensemble pédagogique plus vaste. » (Deslisle, 1980, p. 4). La traduction pédagogique en classe de langue a pour finalités : faciliter la compréhension des contenus d’apprentissage, développer la compétence dans les deux langues. Dans cet exemple, l’enseignant passe du mundang au français. Conscient que la leçon se déroule dans un environnement multilingue, il est contraint de recourir au véhiculaire français.
En outre, la reformulation et la traduction dans la langue mundang confirment le statut d’expert en langue et culture de l’enseignant. Elles constituent par ailleurs des mécanismes facilitateurs de l’acquisition de la langue, une approche permettant la médiation interculturelle pour les élèves non natif-e-s. Cette double activité montre par ailleurs que les langues africaines peuvent transcender le cap de disciplines d’enseignement pour devenir des médias d’enseignement, puisque certaines sont dotées aujourd’hui d’alphabets, de système d’écriture et de grammaire. Le seul handicap reste sans doute le métalangage scientifique.
Les gestes professionnels et le modèle d’apprentissage
Les processus interactionnels dans les situations d’apprentissage sont complexes; leur compréhension nécessite une approche contextuelle et la prise en compte des spécificités du type interactionnel et des enjeux qui le sous-tendent. Les analyses précédentes soulignent quelques manifestations discursives de la présence linguistique et cultuelle des enseignant-e-s de langues et cultures nationales. La taxinomie des gestes professionnels liés à la présence linguistique et culturelle converge vers le modèle transmissif dans l’apprentissage. Le modèle transmissif de l’apprentissage, inspire des théories comportementalistes, définit l’identité professionnelle de l’enseignant-e par les vocables « maitre » ou « maitresse », « personne-ressource ». L’enseignant-e est donc, selon cette conception, le détenteur ou la détentrice de l’autorité des savoirs, des savoir-faire et des faire-savoir indispensables à l’exercice de sa profession.
Les verbes marqueurs des gestes professionnels de l’enseignant-e révèlent la subordination de l’apprentissage à l’enseignement; tout en conférant à celui-ci et celle-ci une centralité dans l’interaction. L’analyse de la durée minimale des interventions montre que la contribution de la parole de l’apprenant-e se réduit à quelques îlots de participation; indépendamment du cours de langue ou de culture. Les îlots de participation servent, selon Cortier (2008), à faire progresser les activités d’apprentissage vers l’atteinte des objectifs préalablement définis par l’enseignant-e. A contrario, la parole enseignante est privilégiée; elle domine les échanges d’un point de vue quantitatif et qualitatif. Ainsi, la construction des savoirs est entièrement assurée par l’enseignant-e : il ou elle expose, explique, initie l’échange, impose, questionne, donne des réponses, fait pratiquer la langue, fait la synthèse de la leçon, etc.
Assurément, il est une distance entre les approches préconisées, notamment celles fondées sur les compétences et les pratiques observées in situ. Si théoriquement les instructions officielles recommandent une démarche interactive, constructive dans l’enseignement-apprentissage des langues, il convient de relever que les contraintes externes et internes fragilisent cette démarche. L’approche par les compétences préconisée suggère le primat de l’apprentissage sur l’enseignement. Selon le guide pédagogique, « il est requis des élèves de participer individuellement, par paire, par groupe, par rangée » (MINESEC, 2014, p. 5).
La participation de l’élève est donc une condition nécessaire pour l’acquisition des compétences langagière et culturelle. En fait, si les apprenant-e-s ne sont pas capables de s’engager dans les activités d’apprentissage, s’ils et elles ne disposent pas de ressources leur permettant de s’investir dans les tâches d’apprentissage qui leur sont assignées, il n’est pas aisé de s’inscrire dans une approche dynamique et interactive de l’apprentissage. En effet, comme noté dans la présentation des données, tous les enseignants concernés par cette étude sont dépourvus de la formation requise pour exploiter de manière fructueuse les techniques des méthodes actives. Notons aussi qu’à leur entrée au cycle secondaire, les élèves natif-e-s et non natif-e-s ont une compétence embryonnaire de leur langue à l’écrit; bien que certain-e-s la parlent couramment. Par ailleurs, le contexte institutionnel et pédagogique influence les pratiques. Les effectifs pléthoriques et la diversité linguistique ne permettent pas leur engagement dans l’apprentissage, l’exécution des activités qui favorisent l’acquisition des compétences.
La résistance du modèle transmissif dans l’enseignement-apprentissage des langues et cultures nationales semble aussi être nourrie par l’effet de la reproduction. Partant de cette hypothèse, l’on peut soutenir que les enseignants que nous avons observés se représentent l’enseignement et l’apprentissage consécutivement à leurs expériences en tant qu’apprenants. C’est dire qu’ils continuent d’enseigner de la même façon qu’ils ont eux-mêmes été enseignés (Trebbi, 2008). Ayant été formés suivant le modèle transmissif, les représentations acquises privilégient le modèle behavioriste au détriment des démarches constructivistes, faisant de l’enseignant-e, l’expert en langue-culture, le seul détenteur ou la détentrice de savoirs. Dans ce contexte, il est évident que l’effet de la formation initiale et continue est résolument indispensable. Cette analyse problématise la nécessité d’harmoniser la formation des enseignant-e-s avec les expériences pratiques vécues, tant comme apprenant et apprenante que comme praticien et praticienne.
Conclusion
Dans cette étude, nous avons voulu mettre en valeur l’intérêt des recherches linguistiques et discursives sur les pratiques enseignantes, particulièrement sur la didactique des langues et cultures nationales. En effet, le rôle du langage dans la compréhension des processus interactionnels en situation d’apprentissage est central. La présence linguistique et culturelle de l’enseignant-e, notre objet d’étude, est un phénomène à la fois discursif et didactique. Du point de vue discursif, il pose la problématique de la construction de l’image de soi, de la représentation de l’identité professionnelle à travers l’activité langagière. La perspective didactique met en scène des rôles praxéologiques du locuteur-enseignant ou de la locutrice-enseignante en rapport avec les processus cognitifs, l’apprentissage.
Dans la présente contribution, nous nous sommes attelés à montrer le continuum entre les deux perspectives. En effet, dans les interactions avec les apprenant-e-s, les enseignant-e-s de langue et culture mundang se positionnent comme des expert-e-s, des référents de cette langue, à travers des gestes professionnels. Nous avons ainsi établi une liste de gestes rattachés à des actes langagiers identifiés dans le corpus. Les analyses effectuées à partir de notre corpus soulignent que cette présence est prépondérante dans les leçons de cultures; toutefois cette conclusion mérite d’être nuancée au regard des analyses qualitatives qui valident l’approche intégrée de la langue dans les faits culturels.
En effet, face aux défis qui imposent l’enseignement-apprentissage des langues et cultures nationales, les enseignant-e-s de cette discipline accomplissent de gestes professionnels à travers leurs productions langagières, leurs rôles interactionnels, facilitant ainsi l’apprentissage. Il ressort clairement que si ces personnes ne sont pas capables de se positionner comme expert-e-s, si elles ne sont pas capables d’accomplir des gestes professionnels, pour faciliter la cognition, elles perdraient inéluctablement leur crédibilité auprès de leurs apprenant-e-s. Toutefois, cette présence linguistique et culturelle s’inscrit à l’opposé des modèles constructivistes et interactifs de l’apprentissage.
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Conventions de transcription
E : Enseignant
A : Apprenant
(…) : Didascalies : mise en relief les actes de l’enseignant-e.
Italique : Texte produit en langue africaine.
[…] : Coupure d’un fragment du corpus.
- Les travaux de ces auteurs portent sur l’éducation physique et sportive (EPS). ↵
- Kaélé est le chef-lieu du département du Mayo Kani, région de l’Extrême-Nord du Cameroun. ↵
- Les indicateurs numériques à l’intérieur du tableau renvoient au nombre d’opérations énonciatives dans chaque leçon. ↵
- Le dá yie hulli est une danse sacrée. On l’exécute lors de la cérémonie funèbre pour rendre hommage à un patriarche ou une autorité du village. ↵