De la construction discursive de l’identité à l’enseignement des valeurs sociales dans les chants populaires daba

Hamidou BAÏBAVOU et Léonie MÉTANGMO-TATOU

 

Introduction

En Afrique, surtout dans les milieux ruraux, les chants populaires ont toujours occupé une place importante parmi les supports de communication.  Ceux-ci se présentent sous la forme de « journaux locaux » (Kleda et Ruelland, cité par Yaoudam, 2006, p. 3) et accompagnent les populations de l’Afrique en général et les Daba en particulier dans la plupart, sinon dans toutes leurs activités sociales (Baïbavou, 2022, p. 1). Les chants populaires, au-delà de ses aspects ludiques, sont un moyen d’identification, d’éducation, d’instruction et de sensibilisation. Encore appelée « chansons populaires », cette forme d’art n’a pas toujours  été appréciée à juste valeur. Buffard-Moret rappelle par exemple qu’« Elle est dédaignée par les auteurs des Traités de seconde rhétorique » et qui la perçoivent comme une « rhétorique rurale » (2005, paragr. 3). Dans le contexte de la société daba, les chants sont l’occasion de reconsidérer les comportements pour y déceler à la fois les défauts et les qualités, les potentialités et les avantages afin de progresser (Baïbavou, 2022). Pour Yaoudam, il s’agit d’« une rhétorique toute faite et un moyen de communication dans la société. Ils permettent ainsi de dire beaucoup de choses, d’exprimer certaines pensées qui sont considérées comme des interdits sociaux » (2006, p. 3).

Les chants qui l’objet de notre étude sont exécutés en daba, une langue tchadique parlée au Nord-Cameroun (Lienhard et Giger, 2009). Ces chants populaires daba (désormais CPD) sont d’une importance capitale, car, au-delà du fait qu’ils constituent un mode de transmission intergénérationnelle, on sait aussi qu’ils peuvent servir à un groupe social de démarquer (Ruelland, 1987, p. 238).

Les notions d’« identité », de « comportement » et de « valeurs sociales » sont étroitement liées.

Lorsque les identités sont clairement définies et que les normes de comportement qui leurs [sic] sont liées prédominent, les valeurs sociales apparaissent stables, facilitant les relations sociales et contribuant au maintien de l’harmonie sociale. Dès que ces identités deviennent confuses, les codes de comportement sont alors oubliés, les valeurs sociales deviennent instables, un comportement insolite se fait jour et perturbe les relations sociales (Wei, 2008, p. 76-77).

Les CPD sur lesquels portent cette étude ont été collectés par le premier auteur de cet article dans le cadre sa thèse auprès cinq chanteurs et une chanteuse. Ils ont été recueillis dans trois circonstances de productions différentes : le tār  (les entraides communautaires), le dámàr  (fête de la récolte) et le mə̀bə̀lwà làp tàlán (comité du développement).  Le corpus est constitué de 10 chants répertoriés auxquels l’on a attribué des codes pour permettre de les identifier pendant la phase d’analyse :

  • chant de la fête de récole [CPD_f];
  • chant exécuté pour la danse au clair de lune [CPD_d];
  • chant pour l’entraide communautaire [CPD_e].

Nous avons dit que ces chants définissent l’identité et permettent de transmettre les valeurs sociétales à un peuple donné. Mais qu’est-ce que l’on entend par « identité » et « valeurs sociales »?

La notion de « valeurs sociales » recouvre une variété de significations. Dubois et Pansu (2013) identifient trois principales définitions du concept de « valeur » dans les sciences humaines et psychologiques. La première, empruntée au Dictionnaire fondamental de la psychologie (Bloch, 1997), conçoit la valeur comme « des croyances concernant ce qui est désirable ou utiles c’est-à-dire ce qui doit être prescrit ou proscrit en matière de comportement et de finalité » (Bloch, cité par Dubois et Pansu, 2013, p. 194). Dans la deuxième définition, valeur se rapporte au concept d’« attitude » qui, pouvant être positive ou négative, est attribuée « à un objet, à une personne ou un groupe de personnes » (Dubois et Pansu, 2013, p. 194). Quant à la troisième définition, elle a trait au fonctionnement et à l’organisation des sociétés. La valeur est ainsi perçue comme une connaissance découlant « des pratiques sociales d’évaluation » et permettant « de communiquer ce que nous pouvons faire d’un objet, d’une personne ou d’un groupe de personnes dans le rapport social qui nous lie à eux » (Dubois et Pansu, 2013, p. 195). Dans le cadre de ce travail, nous retiendrons certes la première acception du terme, sans pour autant exclure les deux autres. Ceci est d’autant judicieux que les croyances et les attitudes dont nous parlerons trouvent leur manifestation dans des pratiques singulières, observables à l’occasion d’évènements ou de circonstances déterminées. De la même manière, les paroles issues des chants exécutés au sein de cette communauté prennent la forme de discours évaluatifs sur des sujets divers : bienfaits de l’éducation, importance de la solidarité, actions pour le développement local, etc.

Pour ce qui est du concept d’« identité », il constitue une notion complexe en sciences sociales, son domaine de prédilection. Charaudeau, empruntant à la phénoménologie, le définit de la manière suivante :

L’identité est ce qui permet au sujet de prendre conscience de son existence qui se constitue à travers la prise de conscience de son corps (un être-là dans l’espace et le temps), de son savoir (ses connaissances sur le monde), de ses jugements (ses croyances), de ses actions (son pouvoir de faire). L’identité va donc de pair avec la prise de conscience de soi (Charaudeau, 2009, en ligne, paragr. 1).

S’appuyant sur la psychologie différentielle et sociale, Chabrol, rappelle que l’identité « est souvent présentée comme un sous-système de la personnalité, non observable, car toujours inféré à partir des comportements quels qu’ils soient : verbaux ou actionnels » (2006, p. 21).

Cet article se donne pour objectif de montrer que les chants populaires constituent un véritable moyen d’identification et de transmission de valeurs sociales. L’étude inscrit globalement dans la perspective de l’analyse du discours de Amossy et Maingueneau (2004) et de Charaudeau (2009). Cette approche linguistique s’intéresse non seulement à l’usage de la langue, mais aussi aux dispositifs d’énonciation rapportés à l’orateur ou l’oratrice, à l’auditoire, aux actes de parole. Ici, l’acte d’énonciation, loin d’être seulement l’expression de la pensée d’un sujet, permet également de situer le dire de l’énonciateur ou énonciatrice (chanteur ou chanteuse) par rapport à un contexte et  un groupe social donné.

Un discours tenu à partir d’un certain positionnement sera particulièrement persuasif si, au lieu de porter explicitement un jugement de valeur, il crée par l’ensemble de son énonciation un univers textuel dans lequel certains termes se trouvent amenés de manière en quelque sorte naturelle à prendre certaines valeurs (Maingueneau, 1991, p. 122).

S’agissant de notre approche méthodologique, elle se déroule de la manière suivante. Nous avons effectué des enregistrements des chants lors de leur exécution, puis nous avons procédé à la transcription des paroles. Cette transcription est suivie d’une traduction littérale et une traduction littéraire en français[1]. Des fiches ont été confectionnées pour la circonstance afin de nous permettre de recueillir le maximum d’informations possibles auprès des personnes qui exécutent les chants. Notre analyse s’articulera en deux parties. Nous présenterons d’abord les mécanismes qui participent à la construction de l’identité discursive des chanteurs ou des chanteuses avant de montrer la manière de transmettre les valeurs sociales de par les chants.

Construction de l’identité discursive des chanteurs et chanteuses dans les chants populaires daba

L’identité discursive est l’ensemble de caractères attribués à une personne ou un groupe de personnes et influençant son discours et ses relations sociales. Cette identité « a la particularité d’être construite par le sujet parlant en répondant à la question : “Je suis là pour comment parler?”. De là qu’elle corresponde à un double enjeu de “crédibilité” et de “captation” » Charaudeau (2009, en ligne, § L’identité discursive). Analyser l’identité discursive revient donc à mettre en lumière « l’image que les orateurs construisent d’eux-mêmes et celle qu’ils se font de leur auditoire »  (Ndongala Maduku, 2015, p. 432). En fait, en tant que stratégie discursive, la construction des identités discursives permet aux des chanteurs et chanteuses daba de soigner leur image pour mieux convaincre le public. Autrement dit, le sujet parlant, pour construire discursivement son identité, doit mobiliser tous les outils linguistiques nécessaires et susceptibles de convaincre le public cible.

Marques de crédibilité et stratégie de l’exhortation chez les chanteurs et chanteuses

Les marques de crédibilité dans le discours participent de la construction d’une image des chanteurs et chanteuses et de leur public. L’enjeu de crédibilité repose donc sur le besoin d’être cru-e-s, par rapport aux propos tenus et à leur sincérité. Il s’agit donc de défendre une image de soi, c’est-à-dire l’ethos qui « entraîne stratégiquement le(s) sujet(s) parlant(s) à répondre à la question : “comment puis-je ou pouvons-nous être pris au sérieux?” » (Charaudeau, 2009, p. 10). C’est ce qu’on observe dans les exemples suivants.

(1)

Av kə̀ce hin kə̀ɗiwi
aller-RÉL.Imper. 3e pers. plu. dire vous vérité

Ils  ne vont pas vous dire le contraire.

Apihi ho kə̀jān dàbàgì sarày à lɗə̀gàm mə̀ gə̀tān bonòy
aujourd’hui tu trouver-RÉL.Imper. 3e pers. sing. Daba deux il parler bouche leur difficile

Aujourd’hui c’est difficile de trouver deux Daba qui se disent quelques mots en leur langue

Hìdīgì, Dàbīgì ɗàhā vū?
Personnes Daba avoir-RÉL.Imper. 3e pers. plu. marque de question

Les Daba, il  y a quoi?

-Haaa! bàvū
interjection avoir-RÉL.Imper. 3e pers. sing. encore

Il y a  eu  rien! (CPD_d)

(2)

Sàhà pə̀tàr və̀n.
pauvreté séparer-RÉL.Imper. 3e pers. sing. frère

La pauvreté est une  source de division entre les frères et sœurs.

Ɗayru Jān
et Daïrou trouver-RÉL.Imper. 3e pers. sing.

Et Daïrou trouve son compte.

Nə̀lɗàw mə̀ māy
répondre-NÉC.Imper. 2e pers. sing. cette bouche Aime

Répondez à cette  préoccupation, s’il plaît [sic].

Ɗayru Jān
et Daïrou trouver-RÉL.Imper. 3e pers. sing.

Et Dairou trouve son compte

pólgòy kūn
et mensonge pas

Et c’est ne pas un mensonge

Kat tə̀ Tìyé hin pólgòy
je ne faire-RÉL.Imper. 1re pers. plu. vous mensonge

Je ne vous mens pas. (CPD_d)

(3)

Lày Dabagi kə̀ lə̀b maana lày nassara
milieu daba aller-IRR.Imper. 2e pers. plu. humide comme milieu blanc

Nos différents villages daba vont se développer comme celui des pays des Blancs.

Assee
Donc

Donc, c’est comme ça?

Kàt ngār nə̀gə̀r gə̀beƞ kūn
je instance dire chercher-NÉC.Imper. 2e pers. plu. décourager pas ce

Je dis bien, ne vous découragez pas.

Gìrimì a nə̀gə̀r gə̀bèƞ kūn.
mil se mûrir ne penser-RÉL.Imper. 3e pers. sing. pas.

La période de récolte du  mil s’approche, ne vous craignez pas.

Wàdə̀n a nə̀gə̀r gə̀bèƞ kūn.
arachide se mûrir-RÉL.Imper. 3e pers. sing. ne penser pas

La période de récolte des arachides s’approche, ne vous craignez pas (CDP_d).

Dans l’exemple (1), le chanteur prend à témoin l’auditoire pour asseoir sa crédibilité. La stratégie repose notamment sur un appel à entériner un point de vue par anticipation : av kə̀ce hin kə̀ɗiwi (« ils [les hommes] ne vont pas me démentir ». La critique qui porte sur l’abandon de la pratique de la langue daba (Apihi ho kə̀jān dàbàgì sarày à lɗə̀gàm mə̀ gə̀tān bonòy, « Aujourd’hui c’est difficile de trouver deux Daba qui se disent quelques mots en leur langue ») passe ainsi de façon subtile dans la mesure où le chanteur parvient à faire réagir le public qui acquiesce : Haaa! dà  bàvū (« Il n’y a  eu  rien! »).

C’est dans l’exemple (2) que l’on perçoit encore de façon explicite que le chanteur garde effectivement un intérêt pour ce que l’auditoire pense de son discours. Il tient précisément à ce que ses propos soient perçus comme véridiques : pólgòy kūn  c’est ne  pas un mensonge »); kat tə̀ tìyé hin  pólgòy kūn (« je ne vous mens pas »). Dans cet énoncé, nous reconnaissons avec ce chanteur que la pauvreté est une source de division, c’est une vérité pure et simple, personne ne peut l’ignorer. On peut comprendre par cette déclaration une exhortation au travail et au développement.

En ce qui concerne l’exemple (3), il illustre la place de la chanson comme un ferment de motivation et de résilience des peuples. En effet, on voit comment la chanteuse, consciente des difficultés liées aux activités agricoles, tente de susciter des sentiments de résistance et d’espérance. Elle le fait en recourant à l’intensifieur (kàt ta ngār, « je dis bien »), mais par l’injonction (kàt ta ngār nə̀gə̀r gə̀beƞ kūn ta, « ne vous découragez pas »).  À travers cette emphase, la chanteuse veut rendre son propos digne d’être cru et elle, en tant qu’énonciatrice, digne de confiance. Sa parole se fait pleine de promesses pour la récolte. Il s’agit donc de dissiper toute forme d’inquiétude. L’attitude de la chanteuse correspond alors celle d’un engagement dans la mesure où elle se donne « l’image d’un sujet parlant “être de conviction” » (Charaudeau, 2009, § L’identité discursive).

Le recours à l’impératif, dans ces chants populaires, se veut moins autoritaire, plus fraternel et conciliant. Ce qui confère aux chanteurs et chanteuses une figure éducatrice, une personne dotée d’une certaine expertise. Dans les séquences suivantes, on retrouve les différentes formes que prend cette figure de conseil.

(4)

Àw kə̀càn lèkwēl Hayà cálmàtàli ɗá
pardon apprendre-NÉC.Imper. 2e pers. plu. école interjection ami mon

Mes ami (e)s, faites l’école.

Nətèp wə̀rí àm lèkwēl kə̀mày gàwligì
envoyer-NÉC.Imper. 2e pers. plu. enfant à école terrain jeunes

Envoyez les enfants à l’école est la meilleure solution pour éduquer les enfants. (CPD_d)

(5)

Wə̀ri sissin hày, divāy ɗá
enfants semence interjection grands-parents mes

Mes parents, les enfants sont de semence (CPD_f).

(6)

Wə̀rí tə̀wə̀n pāt à ndə̀n Jìk màlàw
enfants ce dernier tous faire construire-RÉL.Imper. 3e pers. plu. Maison belle

Ces enfants de la nouvelle génération construisent de belles maisons.

Hōh   māy kūn
tu aimer-RÉL.Imper. 2e pers. sing. pas marque de question

Toi, tu n’aimes pas?

Hōh cīn mòrdòy tān hōh dèw kə̀ hə̀l
toi c’est grand leur tu rester-RÉL.Imper. 2e pers. sing. pour Voler

C’est toi, le grand frère, mais tu es là seulement pour voler (CPD_f).

(7)

Àw màdàmi ɗà nə̀bù Ngàr kàytà!
pardon habitant-e-s de Madama mon changer-NÉC.Imper. 2e pers. plu. comportement interjection

Pardon, habitant-e-s de Madama, changez votre comportement.

On peut regrouper ces énoncés suivant deux principales orientations argumentatives adoptées par les personnes qui les profèrent : l’exhortation de par la volonté d’amener l’auditoire à poser un acte et l’interpellation qui la caractéristique d’impliquer les destinataires du message du fait de leur responsabilité dans la situation qui est dénoncée. En ce qui concerne l’exhortation, les exemples (4) et (7) illustre clairement cette invitation à faire des études scolaires. Cet esprit d’orientation se matérialise par les formes verbales comme kə̀cànki (« instruire ») et nə̀tèp wƏ̀rì  àm lèkwēl  (« envoyez les enfants à l’école »). On en déduira que la chanteuse fait cette recommandation suite au constat soit des bienfaits de l’école, soit celui d’un refus ou d’une insuffisance dans le domaine de la scolarisation au sein de sa communauté. Pour ce qui est de la dimension interpellative, elle prend deux formes. Premièrement, nous avons une assertion sous la forme d’une métaphore agricole sur la semence dans l’exemple (5). On perçoit ici clairement l’ancrage contextuel de l’énonciation, le peuple daba qui forme l’auditoire est constitué de cultivateurs et cultivatrices. Deuxièmement, l’exhortation se fait réprobatrice dans l’exemple (6) où se dessine un schéma qui oppose les « enfants de la nouvelle génération », dont on magnifie l’action (construction de belles maisons) à un « toi », plus âgé et traité de voleur. Faut-il y voir dans cette condamnation une manifestation d’un conflit générationnel?

En nous appuyant sur les propos ci-dessus, on observe que les chanteurs et chanteuses prennent la figure de guides de la société, car, ils ou elles encouragent l’instruction et l’éducation, un facteur décisif pour l’évolution des peuples. Pour ces chanteurs et chanteuses, les wə̀, (« les enfants ») sont des síssīn, c’est-à-dire des « semences ». Par conséquent, il faut bien les garder. Cette métaphore permet de créer instantanément une image positive de l’enfant à la fois en tant que progéniture et en tant que promesse de lendemains meilleurs. La construction métaphorique présente l’avantage de simplifier le contenu de message à l’auditoire.

La construction discursive de la crédibilité et l’usage des formes de l’impératif sont constitutifs de l’identité discursive des chanteurs et chanteuses daba. Une autre ressource linguistique joue un rôle important dans cette définition de la communauté : le proverbe.

Parole proverbiale et sa fonction sociale

Reconnus pour leur opacité socioculturelle, les proverbes sont des traits d’expression de l’identité de chaque peuple. Dans la pratique, ils renseignent sur le permis, le défendu, les mises en garde, ainsi que sur les orientations philosophiques et morales déterminant la vision du monde d’un peuple (Kengni, 2020, p. 6). Ils jouent donc le rôle de conservatoire de paroles de sagesse permettant de consolider et de pérenniser ou de légitimer l’idéal de vie d’une communauté (Amossy, 2000, p. 94).

Les proverbes relevés sont construits sous la forme de négation à valeur de jugement et de conseil, obéissant aux modèles structures : ɗā…kūn  (« ne…pas »). Observons les proverbes suivants.

(8)

Daba kàm mòkódòk Máhàm Cèlin àmāy kūn
Daba vautour manger-RÉL.Imper. 3e pers. sing. semblable ne aimer pas

Le Daba est comme la mante religieuse qui mange son semblable, il n’aime pas que son semblable aille en   avant  (CPD_d).

(9)

WƏ̀n A tə̀rlàk èm ɗə̀və̀r ɗā kūn
serpent faire cercler-RÉL.Imper. 3e pers. sing. dans houe Ne pas

Le serpent ne vit pas dans  la houe.

(10)

Bìz à wə̀l cin dàbà ɗā kūn
cultiver faire tuer-RÉL.Imper. 3e pers. sing. le Daba ne pas

Faire de l’agriculture ne tue pas l’homme daba (CPD_f).

En (8) le chanteur utilise le proverbe mòkódòk máhàm cèlin (« la mante religieuse qui mange son semblable ») pour critiquer le comportement peu orthodoxe des certain-e-s Daba qui ne sont pas solidaires, qui sèment le désordre dans la société et qui ne veulent pas que leurs frères et sœurs aillent de l’avant. Le choix de l’insecte, ainsi que l’idée de l’entomophagie sont à mettre en relation avec le milieu de vie des Daba, peuple vivant dans les plaines et les montagnes. Le sens que prend « mange » dans cet énoncé est analogue à celui de « trahir ». Cette métaphore animalière est ainsi construite sur deux piliers. Le premier est l’espèce, qui est ici l’insecte, le rapprochement étant établi par le point commun entre les deux entités : ce sont des êtres vivants. Le second support est l’action de manger, également commune aux deux entités; elle est la concrétisation de l’idée de « empêcher de » ou « trahir ». C’est cette partie de l’énoncé qui porte le reproche formulé par le chanteur. L’auditoire devra alors en inférer un appel au changement radical de mentalité.

Contrairement au cas précédent, l’exemple (9) procède de manière tout à fait différente. Son interprétation exige une inférence pragmatique, il faut déceler l’injonction derrière cet énoncé qui a la forme d’une assertion. C’est l’idée du travail qui est mise en exergue. Notons que cette notion est exprimée sous la forme allégorique par les lexèmes ɗə̀və̀r  (« la houe ») et wə̀n  (« le serpent »). Si la houe est l’instrument qui évoque l’effort physique ou l’activité manuelle, le serpent, quant à lui, constitue le danger qu’on évite. L’idée est donc de dire que le danger que l’on craint ne se trouve guère dans cet outil. La stratégie discursive s’apparente alors à un détour : on ne vous dit pas d’aller travailler, mais on vous dit que vous ne craignez aucun danger en travaillant. Une telle formulation possède une force évocatrice dans la mesure où elle est inscrite dans un contexte énonciatif et social précis : la houe (l’outil) et le serpent (le danger) sont deux notions qui fonctionnent parce qu’elles sont parlantes pour l’auditoire daba qui écoute.  En effet, l’orateur via ce proverbe, veut amener les jeunes gens à la prise de conscience en prenant la houe pour le travail de la terre.

L’idée de faire de l’agriculture revient dans l’énoncé (10), mais sous une forme différente. Ici, c’est à travers le lexème verbal bìz  (« cultiver ») et la forme négative  ɗā kūn  dans bìz à wə̀l cin dàbà ɗā kūn  (« faire de l’agriculture ne tue pas l’être humain ») qu’on la reconnaît.  Il convient d’en déduire donc que si le travail ne tue pas, il faut retrousser ses manches.

En tout état de cause, les chanteurs et chanteuses, pour construire leurs images discursives, ont recours aux caractères et aux paroles qui ont force de persuasion sur l’auditoire. On observe que ces chants, au-delà des informations qu’ils fournissent sur l’identité et la culture daba, constituent véritablement un patrimoine littéraire permettant de transmettre des valeurs sociales.

Valeurs sociales dans les chants populaires daba : comment les transmettre?

Les valeurs sociales sont des valeurs qui touchent les relations sociales et influent sur le processus d’intégration qui caractérise les sociétés contemporaines (Wei, 2008, p. 74). Ces valeurs peuvent être spirituelles (amour, tolérance, compassion), idéologiques (liberté, égalité, sécurité), morales (respect, sincérité, courage). Pour transmettre ces valeurs, les chanteurs et chanteuses daba font appel aux structures discursives particulières et au vocabulaire de la paix et de l’amour.

Structures discursives et question de solidarité

L’organisation syntaxique du discours des orateurs et oratrices repose sur la récurrence de structures qui mettent en avant certains éléments des énoncés. Pour les décrire, nous nous appuierons sur le modèle < thème-rhème > : « Du point de vue de la dynamique textuelle, le thème fait partie des connaissances partagées, il est présupposé et le moins informatif, le rhème constituant un apport informatif nouveau, l’information la plus importante » (Nowakoska, 2017, p. 395). Ces segments ont en commun de développer l’idée de solidarité comme objet de discours.

(11)

Dàbī tálán, màyƏ̀k,
Daba tête monde

Les Daba du monde entier.

Làp tálán Làw
union tête bien.

La solidarité est une bonne chose (CPD_d).

(12)

Làp tálán wə̀rí gàwlīgí
union tête enfants jeunes.

Soyez solidaires, les enfants.

Yùkwān tàkān
nous un

Nous sommes un et indivisibles.

WƏ̀ri dàbī hi   tákān
enfants Daba les un

Les enfants daba, vous êtes un et indivisibles (CPD_f).

(13)

Dàbīgì tùm Gelin paha, Gaval Zaga
Daba de Gelin Paha Gaval Zaga

Les Daba de Gelin, Paha, Gaval, Zaga.

Hàyà, nə̀ làp tálán làw hàyà
interjection vous tête tête bien interjection

La solidarité est une bonne chose (C.PD_d).

L’énoncé (11) présente une structure de type binaire. Nous avons d’abord une formule apostrophique qui sert de thème et qui est détachée sur le plan prosodique (Dàbī tálán màyƏ̀k, « Daba du monde entier »); puis, vient le segment rhématique qui porte la position du chanteur : Làp tálán làw (« la solidarité est une bonne chose »). L’énoncé (13) fonctionne sur le même schéma avec une longue apostrophe énumérative suivie d’un rhème identique à celui de l’énoncé (11). Nous avons cependant une organisation différente en (12). En effet, c’est le rhème qui est placé en tête (Làp tálán wə̀rí  gàwlīgí, « Soyez solidaires, les enfants ») dans la première partie de l’énoncé, de la même manière que la seconde partie est essentiellement rhématique : Yùkwān  tàkān (« Nous sommes un et indivisible »). On remarquera donc que les énonciateurs de ces trois extraits emploient, comme stratégies d’organisation discursive, la thématisation en (11) et (13) et la rhématisation en (12).

En nous appuyant sur ces structures syntaxiques, nous pouvons dire que l’appel à la mobilisation est un signe d’une prise de conscience au sein de la communauté daba. C’est aussi la volonté de mettre en place un cadre propice pour le développement local. Ainsi, selon Chevrier, les chants, comme les proverbes et les contes sont essentiels comme véhicules de la parole qui « en exprime le patrimoine traditionnel et où elle tisse entre les générations passées et présentes ce lien de continuité et de solidarité sans lequel il n’existe ni histoire ni civilisation. » (Chevrier, cité par Mufutau Adebowale, 2004, paragr. 11).

Recours au vocabulaire de l’amour et de paix

Le vocabulaire de l’amour qui est prégnant dans le discours se décline autour des termes renvoyant à la tendresse et l’affectivité. Cette idée de l’amour se caractérise par une prière, une demande à la communion du peuple daba. Cela est perceptible à travers les extraits des chants suivants.

(14)

À kāwi yìkwān Em nə̀v gə̀r lawān Zuvul
prendre-NÉC.Imper. 2e pers. plu. nous dans cœur main ta lawan Zouvoul

Majesté! S’il vous plaît, prenez soin de nous.

Àmāy gàlàmòcóh
aimer  NÉC.Imper. 2e pers. sing. frère.

Aimes aussi ton frère  (CDP_f).

(15)

Kàt mōyò
moi EMPH aimer-RÉL.EMPH.Imper 2e pers. plu. insistance

Moi, je t’aime vraiment!

Kàt māyə̀
moi rentrer [NÉC.Imper. 3e pers. sing. tu

Il faut rentrer chez moi (CDP_e).

Dans l’extrait (14), la chanteuse interpelle et invite le lawān  (« gardien de la tradition ») à prendre soin de sa population. Cette invitation est une marque d’affection et de tendresse. En effet, l’expression à kāw yìkwān èm nə̀v gə̀r kó (« prendre soin de nous ») montre à suffisance qu’il s’agit de pourvoir aux besoins de la population, a ses nécessités, à sa fortune. C’est aussi prêter une attention toute particulière à la population. C’est pourquoi, la chanteuse, par le biais de l’impératif kāw  (« prenez ») dans à kāwi yìkwān….  (« S’il vous plaît, prenez soin de nous »); àmāy  (« aimes ») dans  àmāy gàlàmāy kóh  (« aime ton frère ») créent un sentiment de rapprochement et de familiarité  entre les différentes couches sociales.

L’extrait (15) est une invitation à la réconciliation dans un couple. La femme, fâchée, est rentrée chez ses parents. Le chanteur lui réaffirme son amour (mōyò, « t’aimer ») et la supplie de rentrer au domicile conjugal (māyə̀, « rentrer »). On observe alors que les chants peuvent se faire lyriques, le lieu de l’expression d’épanchements personnels des orateur-trice-s. Cette effusion s’accompagne naturellement par la manifestation, sur le plan lexical, de l’allégresse.

(16)

Nə̀v tùfet sókò bāyldàv!
cœur joie merci Dieu!

Quelle joie,  merci mon Dieu! (CPD_f).

(17)

Betinni nə̀v tùfèt
Betinni coeur content

Les Betinni sont contents pour cette mobilisation.

Māymāy nə̀v tùfèt
mère cœur joyeuse

Ma mère est joyeuse  aujourd’hui  (CPD_d).

Dans les deux énoncés ci-dessus, les chanteuses emploient les lexies qui traduisent la réjouissance et la satisfaction : tùfèt (« content »), 4 occurrences; sókò bāyldàv (« merci mon Dieu »). Dans l’énoncé (17), on a une description de la joie des parents de voir les enfants célébrer dans l’amour et dans la fraternité.  En (16) comme en (17), la locution nominale nə̀v tùfet  (« cœur joyeux ») révèle cet éat de félicité.

L’expression de l’amour se combine généralement avec l’appel au pardon, la vie en couple pouvant donner lieu quelquefois à des situations conflictuelles. Dans ce cas, les chanteuses, à travers leurs voix, prennent la figure de réconciliatrice.

(18)

Nə̀ Kāw èm nə̀v
ne tenir-NÉC.Imper. 2e pers. plu. dans cœur

Ne tiens pas ça au cœur (CPD_f).

(19)

Zèr ngāv kāɗ
verser Bouche gâter ça

Cultivez le pardon en vous (CPD_f).

En tenant compte des verbes nə̀ kāw nə̀v (« ne pas considérer ») et zèr ngāv ngāv (« pardonner ») employés en (18) et (19) ci-dessus, l’idée se repère dans les deux façons d’exprimer l’injonction : l’infinitif négatif et l’infinitif affirmatif.  Dans Nə̀  kāw á nə̀v (littéralement, « ne tiens pas au cœur »), le choix du substantif nə̀v (« cœur ») renforce cette requête dans la mesure où il représente le siège des sentiments.

D’autres énoncés servent à instaurer une atmosphère de paix. Dans les extraits qui suivent, le chanteur exhorte de façon répétitive les populations à l’apaisement, condition sans laquelle on ne saurait parler de développement. Nous avons une fois de plus la preuve que les chanteurs et chanteuses daba sont au fait des problèmes qui minent leur communauté; et par-là même, ce sont les porte-voix de la population.

(20)

Hìdī tə̀ lìb àgò hi lùkùt asee yə̀m màlàw
personne de ventre maison laver-RÉL.Imper. 3e pers. sing. ils linge boire eau bonne

Les citadins boivent de l’eau potable et lavent leur linge.

Àmà yìkwān tə̀ dònù kàm mi.
mais nous de brousse même rien

Mais nous qui sommes au village nous n’avons pas de l’eau.

ə̀budap nə̀yā yìkwan gə̀ra
pardon venir-RÉL.Imper. 1re pers. plu. nous main

Pardon, nous appelons les âmes de bonne volonté de venir nous donner un coup de main (CPD_d).

(21)

Gòdoròy dāy
querelle trop

Il y a trop de querelle.

Mə̀ssə̀fāy dāy 
paresseux trop

Il y a trop de paresse (CPD_d).

(22)                                                                                                                                    

Hegə̀r  kə̀māy cār ldə̀gàm mə̀ dày kə̀  hōh kūn
faire-NÉC.Imper. 2e pers. plu. ne aimer chercher discussion plus trop que toi pas

Ne cherchez pas à faire des problèmes avec une personne qui te dépasse.

Hegə̀r  kə̀māy cār ɓerə̀t mə̀ dày kə̀  hōh kūn
faire-NÉC.Imper. 2e pers. plu ne aimer chercher bras de fer plus trop que toi pas

Ne cherchez pas  à faire des bras de fer avec celui qui te dépasse (CPD_f).

Dans cette série, la paix est évoquée de diverses manières.  En (20) par exemple, c’est l’idée de justice qui  est soulignée. Ici, le chant prend l’allure d’une satire sociale en ciblant des manquements des autorités : yìkwān tə̀ dònù kàm kó mi  (« nous qui sommes au village, nous n’avons pas de l’eau à boire »). Le fait présenté (l’absence d’eau) est amplifié par l’emploi de la locution négative kó mi (« il n’y a rien »). Cette formule satirique nous donne l’occasion d’observer les inégalités sociales souvent criardes entre les zones urbaines et les zones rurales.

Dans l’extrait (21), nous notons la répétition de l’adverbe dày  (trop), précédé des substantifs kódòròy (« querelle ») et mə̀ssə̀fāy (« paresse »). L’emploi de cet intensificateur vise à marquer le caractère excessif des faits dénoncés. Par cette dénonciation, le chanteur invite à une prise conscience et à embrasser la paix et la stabilité. Ces deux valeurs cardinales sont les conditions du progrès social. C’est ailleurs l’objectif du développement durable no 16 qui vise à promouvoir l’avènement de sociétés pacifiques et ouvertes aux fins du développement (ONU, 2015, en ligne).

L’idée de paix est également représentée dans l’extrait (22) de par la recommandation du chanteur : hegə̀r kə̀māy cār ɓerə̀t mə̀ dày kə̀ hōh kūn (ne cherchez pas à faire le bras de fer avec ton supérieur.) Chez les Daba, comme dans toute la vie humaine d’ailleurs, le respect pour les supérieur-e-s est une valeur capitale que l’on doit inculquer à tous les enfants. Ce respect permet de maintenir le climat social entre les aîné-e-s et les cadet-te-s.

Conclusion

Cette étude consistait en l’analyse du marquage linguistique de l’identité sociale daba à travers les chants populaires. Ce travail a pour objectif de montrer comment ce genre de texte peut, à diverses occasions, servir dans la communication de proximité au sein d’une communauté. Nous avons également à montrer que ces productions sont constitutives du patrimoine culturel des peuples qui protège et pérennise des us et coutumes. Les ressources et les structures linguistiques explorées contribuent à la description de la langue daba qui a besoin davantage de descriptions. Les analyses ont montré comment les contraintes de l’univers de discours (à qui l’on s’adresse, dans quel but, dans quel cadre, avec quel enjeu social pour soi et pour les autres) et les contraintes topiques (quel message à envoyer) sont déployées à travers les chants populaires daba.  Des stratégies discursives telles que la thématisation et la rhématisation, la métaphorisation, le recours aux proverbes sont mises à contribution pour des messages à la fois dans une atmosphère sérieuse et joyeuse. Étant donné la richesse et la popularité d’un tel outil, il est loisible d’envisager son exploitation dans la perspective d’une communication pour le développement.

Références

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Mainguenau, Dominique. 1991. L’analyse du discours. Introduction aux lectures de l’archive. Paris : Hachette.

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Organisation des Nations unies – ONU. 2015. Objectifs de développement durable. https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/peace-justice/

Ruelland, Suzanne. 1987. Des chants pour les dieux. Analyse d’un vocabulaire codé (Tupuri, Tchad). Journal des africanistes, 57 (2), 225-239. https://doi.org/10.3406/jafr.1987.2172

Tadadjeu, Maurice et Sadembouo, Étienne. 1984. Alphabet général des langues camerounaises. Yaoundé : Université de Yaoundé. https://www.silcam.org/fr/resources/archives/32295

Yaoudam, Élisabeth, 2006. La femme dans les contes et les chants mafa : discours et considération sociale. Mémoire de maitrise, Université de Ngaoundéré.

Liste des informateurs et informatrices



  1. L’orthographe utilisée repose sur l’alphabet général des langues camerounaises (Tadadjeu et Sadembouo, 1984)), ainsi que les travaux de Lienhard et Giger (2009) pour la standardisation de la langue daba. Liste des abréviations : RÉL. = Réel; IRR. = Irréel; EMPH = emphase; RÉL.EMPH = réel emphatique; Perf. = Perfectif; Imper.= Imperfectif; NÉC.= Nécessité; 1re pers. = première personne;  2e pers. = deuxième personne; 3e pers. = troisième personne; sing. = singulier; plu. = pluriel.

Pour citer cet article

Baïbavou, Hamidou et Métangmo-Tatou, Léonie. 2023. De la construction discursive de l’identité à l’enseignement des valeurs sociales dans les chants populaires daba. JEYNITAARE. Revue panafricaine de linguistique pour le développement, 2(1), en ligne. DOI : 10.46711/jeynitaare.2023.2.1.5

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Digital Object Identifier (DOI)

https://dx.doi.org/10.46711/jeynitaare.2023.2.1.5

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ISSN : Version imprimée

2992-0167

ISSN : Version en ligne

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