Étude des stratégies d’enseignement et d’apprentissage des langues et cultures nationales mises en place au Collège Saint-André de Ngong
Bakari GATOUDJE
Introduction
Le rôle des langues locales africaines autant dans le secteur de l’éducation que dans la communication de masse de manière générale a été largement montré et illustré tout au long des quarante dernières années. Il est aussi question, entre autres, de promouvoir la diversité linguistique et culturelle et de préserver un patrimoine de l’humanité. Ainsi, l’une des manières de pérenniser les langues et cultures nationales (LCN) est qu’elles soient dotées d’un système d’écriture et introduites dans le système éducatif (Ouane et Glanz, 2010; Zang Zang et Bissaya Bessaya, 2017). C’est ainsi que le Cameroun, de concert avec les missions évangéliques, pour l’expérimenter, introduit en 1947 au Collège Libermann de Douala – établissement privé catholique dirigé par les prêtres jésuites – l’enseignement formel des LCN (Mbala Ze et Wamba, 2010). Et depuis 1975, cet enseignement a cours dans une demi-douzaine d’établissements privés secondaires. Aujourd’hui, on est, si l’on s’en tient au rapport dressé par ces auteurs susmentionnés, à environ 300 écoles publiques et privées (y compris le Collège Saint-André de Ngong) où l’on enseigne diverses langues nationales (LN) telles que le beti, le bulu, le bàsàa, le duala, le fe’efe, le medumba, le yemba, le tikar, le dii, le fulfulde, le guidar, le guiziga, le mafa, le mundang, le tupuri, le kapsiki, etc. Toutefois, si ailleurs l’enseignement des LCN porte sur quelques langues dûment sélectionnées, au Collège Saint-André de Ngong (COSAN), ce n’est malheureusement pas le cas, car cet enseignement porte sur l’ensemble de langues camerounaises estimées à 287 selon le rapport fait par Mbala Ze et Wamba (2010); alors que les programmes officiels indiquent clairement que le choix d’une langue se fait à partir de la classe de 4e , et que pour le cycle d’observation (6e et 5e), c’est l’alphabet des langues camerounaises en général qui est prévu. Face à cette situation marquée par la diversité linguistique et culturelle, nous nous demandons : comment s’effectue l’enseignement des langues et cultures nationales au COSAN? Quelles stratégies d’enseignement-apprentissage y sont mises en place respectivement par les enseignant-e-s et les apprenant-e-s? De quelles ressources didactiques disposent ces personnes pour atteindre leurs objectifs pédagogiques? Pour mener à bien cette réflexion qui s’inscrit dans la micro-sociolinguistique nous nous appuierons sur les résultats de l’enquête menée au COSAN du 6 septembre au 6 novembre 2021 dans trois classes : 6e, 5e et 4e. La taille de l’échantillon est de 170, dont 168 élèves et 2 enseignant-e-s, un homme et une femme âgé-e-s respectivement de 46 ans et de 33 ans.
Contexte, méthodologie et enquête
Le COSAN : un établissement d’expérimentation des LCN
Situé dans la ville de Ngong[1] au quartier Pabaré sur la route de Douka-Longo, le COSAN est un établissement privé d’enseignement secondaire général de l’Archidiocèse de Garoua. Il ouvre ses portes en 2012, mais ce n’est qu’en 2018 que l’enseignement des LCN y fait son entrée. Sont alors concernées par cet enseignement, uniquement les classes des 6e, 5e et 4e. Pourquoi seulement dans ces classes et pas les autres (3e, 2de, 1re et terminale)? Un responsable administratif en fonction dans cette institution nous répond en souriant qu’une expérimentation est cours pour savoir si on pourrait enseigner cette discipline dans ces classes.
Méthodologie et déroulement de l’enquête
Les données que nous fournissions dans cet article ont été recueillies, d’une part, auprès des élèves des classes de 6e, 5e et 4e; et d’autre part, auprès d’un enseignant et d’une enseignante en charge de l’enseignement des LCN. Les techniques d’investigation utilisées sont : l’observation participante (à chaque cours des LCN, nous y assistions), l’examen des activités de classe des élèves, l’entretien[2] et le questionnaire. Ce dernier était administré aux apprenant-e-s. Mais bien avant cela, nous avons testé le questionnaire auprès de cinq personnes, dont un enseignant et une enseignante des LCN et trois élèves des trois classes (6e, 5e et 4e). L’objectif de cette enquête préliminaire consistait à vérifier notamment si les termes utilisés sont facilement compréhensibles par les élèves. À l’issue donc de cette première phase d’enquête, d’importants résultats ont été obtenus, lesquels nous ont permis de construire le questionnaire final de l’enquête proprement dite. Par la suite, ce questionnaire a été remis à chaque élève pour le remplir. Pour leur faciliter la tâche, nous avons nous-même lu, dans chaque classe, toutes les questions. Le remplissage dudit questionnaire s’est fait en notre présence et aussi en présence des deux enseignant-e-s. Si la dame est titulaire d’un master en littérature africaine, elle est à sa première année d’enseignement des LCN. Le monsieur, quant à lui, licencié dans le même domaine d’étude, est à sa dix-huitième année d’enseignement des LCN. Une activité qu’il pratiquait bien avant son affectation en 2018 au COSAN. C’est donc un homme pétri d’expériences.
Du côté des élèves, leur effectif est de 168, toutes classes confondues. Leur âge est compris entre 10 et 20 ans.
Tableau 1. Répartition des élèves selon leur sexe et leur classe
Tel qu’il apparaît sur ce tableau, les filles sont plus nombreuses que les garçons dans les classes des 5e et 4e. Par contre, en 6e, les garçons dominent légèrement les filles : 31 contre 29, soit une différence de deux. Ces résultats démontrent que les parents font de plus en plus d’efforts pour envoyer les jeunes filles à l’école.
Le fait que l’effectif des élèves diffère d’une classe à une autre est tributaire de la répartition inégale d’élèves par salle de classe. Par exemple, en 6e, l’effectif total des élèves de la salle est de 74, mais 60 ont participé à l’étude. Les 14 autres étaient absent-e-s. En 5e, les élèves sont au nombre de 52, mais 50 ont répondu à nos questions. Le reste était aussi absent. En 4e, sur 76 élèves inscrit-e-s, 58 ont répondu à l’appel. Tout compte fait, cet échantillon, constitué de manière aléatoire, repose sur un total de 170 répondant-e-s, dont 2 enseignant-e-s et 168 élèves : 60 en 6e, 50 en 5e et 58 en 4e. La plupart de ces apprenant-e-s (38,09 %) sont à leur première année d’apprentissage des LCN. Ceux ou celles qui sont à deux ans d’apprentissage occupent le deuxième rang avec une moyenne de 29,76 %. La troisième place revient aux élèves de 4e qui totalisent un score de 43 sur 50 personnes enquêtées dans cette classe. Tout ceci montre que l’enseignement des LCN au COSAN est très récent. Le tableau ci-dessous en fait la synthèse.
Tableau 2. Années d’apprentissage des LCN au COSAN
Lorsque nous répartissons ces apprenant-e-s selon les langues maternelles parlées au quotidien, nous constatons que les langues les plus parlées sont : le gidar, le mundang, le giziga, le kapsiki, le fulfulde, le maɗa et le masa. Le graphique suivant en mesure les proportions.
Graphique 1. Langues maternelles des élèves
Cette représentation, au-delà de l’identification des langues maternelles présentées par classe, nous permet surtout de vérifier si ces élèves parlent ces langues en classe pendant le déroulement des leçons de LCN. Dans le cas contraire, on se demande pourquoi ces langues ne sont pas pratiquées en classe. Avant de répondre à cette question, examinons les différentes langues parlées par les élèves en classe.
Tableau 3. Distribution des langues parlées en salle par les élèves
Ces données nous montrent que 51,19 % d’apprenant-e-s, toutes classes confondues, s’expriment en français uniquement, et 38,10 % parlent à la fois le français et l’anglais. En faisant la somme des nombres d’élèves qui parlent uniquement les deux langues officielles, on obtient un pourcentage de 89,29 %, contre seulement 10,71 % qui parlent leur langue maternelle en plus du français. Qu’est-ce qui explique ce faible score dans la pratique des langues maternelles? Les élèves disent que « le français et l’anglais sont les langues officielles recommandées par l’État. En conséquence, on est obligé de les parler. » Pour les autres, c’est parce qu’« on » n’autorise pas d’autres langues à l’école à part ces langues.
L’emploi du pronom indéfini « on » par les élèves dans cette paraphrase est une allusion faite à leur enseignante des LCN qui, lors d’un cours auquel nous avons assisté (classe de 6e), a dit ceci à ses élèves : « On ne parle pas les langues maternelles à l’école ou en classe, sauf à la maison, parce que le Cameroun est un pays bilingue qui parle le français et l’anglais. Ainsi, si je surprends quelqu’un en train de parler sa langue maternelle en classe, il sera puni sévèrement. »
À peine Madame a-t-elle prononcé son injonction, un élève, assis non loin d’elle se mit à parler le fulfulde, une langue véhiculaire du Nord-Cameroun. C’est ainsi que son camarade de banc, pour montrer à l’enseignante qu’il a bien reçu l’information, se mit à dénoncer le « coupable » en disant d’une voix forte : « Madame, Madame, mon voisin (camarade) parle le fulfulde en classe. » Prise de colère, l’enseignante, d’un ton, on ne peut plus dire ferme, menaçant, dit au « coupable » et à qui veut l’entendre : « C’est la toute dernière fois. Si je surprends quelqu’un en train de parler en patois, je vais lui casser la tête. Est-ce clair? – Oui Madame, répondit la salle en chœur. » Cette fois-ci, l’ordre donné par l’enseignante fut respecté à la lettre. Personne n’osa plus dire un mot, oui! un seul mot en sa langue pendant ce cours des Langues et cultures nationales qui aura duré deux heures. Sauf en français ou en anglais ou en allemand sinon en espagnol. Mais pas en fulfulde, en gidar, en giziga, en kapsiki, en tupuri, en mundang, en maɗa, etc. qui sont pourtant des langues maternelles de la région du Nord, donc de l’établissement et qui disposent d’ailleurs, au même titre que les langues internationales, d’une documentation exploitable du point de vue didactique (Mbala Ze et Wamba, 2010).
Lorsque nous avons écouté ces propos de l’enseignante des LCN, cela nous a immédiatement rappelé l’époque de la colonisation française où on interdisait aux apprenant-e-s, y compris les enseignant-e-s « d’employer à l’école, même en cours de récréation, un idiome autre que le français sous peine de sanctions humiliantes : port du “bonnet d’âne” d’un écriteau, etc., pour les contrevenants » (Métangmo-Tatou, 2001a, p. 43). C’est à l’occasion de la révision constitutionnelle de 1996, puis la loi de l’orientation de l’éducation que l’on observe ce que Métangmo-Tatou considère comme « un cap significatif » qui « a fait entrer le Cameroun dans une nouvelle ère : celle de la promotion de toutes les ressources linguistiques de l’État, notamment des langues nationales » (2001a, p. 57).
L’usage des langues nationales dans la cour de l’école ou dans les salles des classes ne devrait en aucun cas être perçu comme un danger encore moins comme un obstacle. Bien au contraire, c’est un atout à mettre à profit. Ce qui participe à la cohésion sociale et au vivre ensemble gage de la stabilité socio-économique, voire politique, du Cameroun. Pour Ouane et Glanz, « Le multilinguisme et la diversité culturelle de l’Afrique constituent des atouts qui doivent enfin être mis à profit. En Afrique, le multilinguisme est de règle. […] Il n’est ni une menace ni un fardeau » (2010, p. 6). Il est question à présent de vérifier si cette conception s’ancre dans les stratégies d’enseignement-apprentissage des LCN mises en place au COSAN.
Les stratégies d’apprentissage des LCN mises en place au COSAN
L’enseignement des LCN au COSAN s’illustre par diverses activités d’apprentissage organisées tant dans les salles de classe qu’au sein de l’établissement.
Les activités autour des genres de la littérature orale et sur l’expression orale
Les devinettes, les proverbes et les contes
La devinette constitue un énoncé de type parémiologique qui propose une énigme qui « se présente sous la forme d’un énoncé le plus souvent court visant à dérouter ou à surprendre l’auditeur, tout en lui donnant parfois un indice susceptible de lui suggérer la réponse exacte. » (Lebeuf et Lacroix, 1972, p. 17). Le rôle du jeu de devinettes est essentiel dans les sociétés africaines où elles ont « un intérêt pédagogique reconnu, dans la mesure où, bien avant d’en connaître le sens caché, les enfants exercent grâce à lui leur mémoire et leur rapidité de compréhension. » (Calame-Griaule, 1970, p. 3). Dans le cas d’espèce, au cours du jeu, les élèves sont en bute à une kyrielle de difficultés d’ordre orthographique, phonétique, lexical, sémantique, entre autres. Observons ces deux devinettes que nous avons trouvées dans les cahiers des élèves de la classe de 4e pendant nos investigations documentaires. Les devinettes sont en français. Chaque élève ou alors chaque groupe devait les traduire dans sa langue maternelle. Nous noterons l’énoncé de la devinette par (D) suivi d’un numéro, et la réponse à cette devinette par (R).
D 1 : Je brûle mon pantalon, mais la ceinture ne se brûle pas. R : La piste.
D 2 : Le matin, il marche à quatre pattes, à midi, il marche à deux pattes et le soir, il marche à trois pattes. R : L’être humain.
Nous avons relevé les productions de trois élèves de classe de 4e dont la langue maternelle est le fulfulde. Nous reproduisons ici leurs notes écrites que nous faisons suivre par la transcription orthographique standard du fulfulde.
Élève 1 : (Traduction)
D 1 : Mi ɗon woula sirla am, amma ceinture man yiɗɗa woulougo. R1 : Ɗim la’wol.
Mi ɗon wula sirla am, ammaa ceinture man yiɗaa wulgo. Ɗum laawol.
D 2 : Fajira, o ɗon yaha be kosɗe naï, nanngue, o ɗon yaha be kosɗe ɗiɗi e kikiɗɗe, o ɗon yaha be kosɗe taati.
R2 : Ɗim ɓi adama.
Fajira, o ɗon yaha bee kosɗe nay; naange, o ɗon yaha bee kosɗe ɗiɗi; e kiikiiɗe, o ɗon yaha bee kosɗe tati. Ɗum ɓii-aadama.
Élève 2 : (Traduction)
D1 : Mi ɗon woula saarla am, amma ɓogol kesi man wala woulougo. R1 : Ɗom baabal man.
Mi ɗon wula saarla am, ammaa ɓoggol keesi man walaa wulgo. Ɗum babal man.
D2 : Be fadjira, o ɗon wancha be kosɗe nayi, be tchaka nanngue, o ɗon wancha be kosɗe ɗiɗi e be ahsira bo o ɗon wancha be kosɗe taati. R2 : Ɗom gorriko/ seco.
Bee fajira, o ɗon waanca bee kosɗe nay; bee caka naange, o ɗon waanca bee kosɗe ɗiɗi; e bee asiri boo, o ɗon waanca bee kosɗe tati. Ɗum goriiko/seko.
Élève 3 : (Traduction)
D 1 : Mi ɗon woula sarla am, amma tadorgol am woulaï. R1 : Ɗom bourtol / lawole.
Mi ɗon wula sarla am, ammaa taadorgol am wulaay. Ɗum burtol / laawol.
D 2 : Fadjira, o ɗon wancha be kosɗe nayi, be tchaka nanngue, o ɗon wancha be kosɗe ɗiɗi e be assira bo o ɗon wancha be kosɗe taati. R2 : Dom ɓi adama / goɗɗo.
Fajira, o ɗon waanca bee kosɗe nay; bee caka naange, o ɗon waanca bee kosɗe ɗiɗi; e bee asira, o ɗon waanca bee kosɗe tati. Ɗum ɓii-aadama/goɗɗo.
Les problèmes qui découlent de ces trois travaux sont de natures diverses. Mais les plus frappantes concernent beaucoup plus les erreurs orthographiques et de phonétique. Toutes ces lacunes liées à l’orthographe montrent des insuffisances dans la connaissance et la pratique de l’écriture en fulfulde. On remarque que l’enseignement de l’alphabet peul n’est pas effectif. C’est plutôt l’Alphabet phonétique international (API) qui est enseigné.
Le doublement des voyelles /aa/ dans « taati » et « saarla » (voir élève 1) et des consonnes géminées telles que /ɗɗ/ dans « kikiɗɗe » et « yiɗɗa » (voir élève 2) relève aussi de la non-assimilation de l’alphabet peul. Pour y remédier, il est souhaitable de renforcer les activités autour de l’appropriation du système orthographique de la langue, trouver et mettre en place des activités avec cet objectif afin de rehausser le niveau d’étude des élèves en ce qui concerne l’apprentissage des langues et cultures nationales.
Les exposés et exercices de traduction
Ils portent sur divers sujets, entre autres, la traduction des mots, des phrases, des textes, les jours de la semaine, les mois, les années. Une fois les thèmes partagés, les élèves, regroupé-e-s en fonction de leur origine ethnique, vont traiter ces exercices à la maison. Mais comment ne pas s’interroger? De quelle documentation disposent ces enfants pour atteindre les objectifs visés à travers ces activités? À cette question, 98,81 % d’apprenant-e-s, toutes classes confondues (6e, 5e et 4e) répondent par la négative comme le montre le tableau ci-dessous.
Tableau 4. Possession de manuels de LCN par les élèves
Les données de ce tableau conduisent, sans surprise aucune, au constat selon que personne parmi les interrogé-e-s de la classe de 6e en classe de 5e n’a le livre en langues maternelles. En réalité, il n’existe pas à l’heure actuelle de manuel officiel. Du côté du personnel enseignant, l’absence de documentation est aussi remarquable.
En classe de 4e, en revanche, la situation semble être différente : sur 58 participant-e-s à cette étude dans cette classe, deux élèves de sexe masculin affirment posséder des livres sur les LCN. Mais de quels livres s’agit-il concrètement? En nous renseignant auprès de ces élèves, nous découvrons qu’ils font allusion à la Bible traduite en fulfulde et en mundang! Tel est le « document » dont se servent ces élèves pour apprendre les LCN. Certes, elle peut être considérée comme une ressource – encore que l’enseignement et l’apprentissage des LCN n’excluent pas la Parole de Dieu –, mais ce n’est pas un manuel à proprement parler. Le manuel est rédigé dans l’intention d’apprendre et d’enseigner. Dès lors, on peut se demander : comment s’en sortent ces apprenant-e-s? Vers qui se tourner lors des devoirs à faire à la maison?
Tableau 5. Stratégies d’apprentissage des LCN mises sur pied par les apprenants et apprenantes
Comme on le voit, il n’est pas facile de se débrouiller tout seul ou toute seule quand on n’a pas de la documentation nécessaire. Cela explique le fait que 45,24 % d’apprenant-e-s se préfèrent travailler avec leurs camarades; tandis que 36,90 % consultent leurs parent-e-s pour les aider à faire leurs exercices et exposés. Puisque ces élèves n’ont cours qu’une seule fois par semaine[3], ils et elles ont jusqu’à une semaine, voire plus pour faire ce travail. Puis, le jour de la restitution, chaque groupe présente oralement, et en français, les résultats de son travail devant les camarades. Au cours de cette présentation, il arrive que quelques mots en langues nationales y soient prononcés. Ce qui donne lieu alors à des cas d’alternance codique. Ce qui implique également que la reproduction (traduction fidèle) d’un texte d’une langue (le français) à une autre langue (n’importe quelle langue camerounaise) n’est pas sans embûches. Les mêmes problèmes de compréhension, de prononciation dont nous parlions supra reviennent presque régulièrement dans les propos des élèves. Cela ne surprend guère quand on sait que l’enseignement des LCN dans cet établissement remonte à une date très récente, précisément en 2018 selon les responsables de ladite école. Et un nombre important d’élèves (38,09 %) sont encore à leur première année d’apprentissage des LCN.
Les dialogues
Le but visé à travers cet exercice est de mesurer la compréhension orale des élèves. Pour ce faire, l’enseignant-e invite quelques élèves (deux le plus souvent) à passer devant pour des séances de dialogues appris en classe. Ces courtes conversations portent sur des sujets simples tirés de la vie quotidienne comme le mariage forcé, la polygamie, etc. Il est à noter que ces exercices oraux sont notés. En dehors des activités organisées dans les salles de classe, nous avons aussi d’autres activités organisées au sein de l’établissement.
Les jeux, arts et dramatisation
Le match des incollables, le sketch et le théâtre
C’est à l’occasion de la célébration de la journée internationale de la langue maternelle que sont organisées ces activités culturelles et récréatives. Le comité d’organisation est constitué des enseignant-e-s, y compris ceux et celles des LCN. Ces personnes sont soutenues par le personnel administratif du collège qui met à leur disposition des cadeaux tels que les stylos, les cahiers, les livres, etc. Seul le groupe ou l’élève qui a remporté le plus grand score y a droit. Mais il arrive parfois que même quand le groupe ou l’élève n’a pas donné les bonnes réponses – pour ce qui est du match des incollables – reçoive toujours un cadeau. L’objectif étant de motiver non seulement ces participants et participantes, mais aussi d’encourager les autres élèves à y participer massivement.
Toutefois, il convient de noter que ces prestations sont faites tantôt en français tantôt en anglais, les deux langues officielles du pays. Même les questions posées pendant le jeu sont formulées dans ces langues. Pourtant, il s’agit de la journée internationale de la langue maternelle. On aurait pu traduire ne serait-ce que les questions dans les grandes langues identitaires des élèves comme le fulfulde, le guiziga, le guidar, le tupuri, le mundang, entre autres. Cela aurait permis à ces apprenant-e-s, et même aux enseignant-e-s venu-e-s pour la circonstance, de découvrir non seulement les richesses culturelles d’autres peuples, mais aussi de s’impliquer davantage dans les activités organisées.
Les dessins
Ils se font de manière individuelle et chaque apprenant-e, après avoir réalisé son dessin – quelle que soit la nature de l’objet – nomme en sa langue et aussi en français les parties de cet objet dessiné. L’objectif est non seulement d’identifier les talents en dessin, mais aussi de savoir si les apprenant-e-s connaissent les noms de ces objets dans leur langue maternelle.
Les chants et danses traditionnels
Ils se célèbrent le plus souvent pendant les activités post et périscolaires ou pendant la célébration de la journée mondiale de la langue maternelle. Accompagnées des instruments de musique traditionnelle à l’instar des tam-tams, des guitares traditionnelles, des flutes et bien d’autres objets d’art locaux, les chansons jouent un très grand rôle dans la vie courante. Elles constituent à la fois des activités de divertissement et des outils qui informent sur ce qui se passe dans notre milieu immédiat. Avec l’avènement de la crise sanitaire causée par la covid-19, l’on a dû suspendre la célébration de ces événements ludiques.
L’art culinaire : le mets traditionnel
Dans cette activité, il s’agit essentiellement de préparation de mets à base d’aliments issus de la cuisine locale tels que les sauces composées à partir des légumes-feuilles : tasɓa (feuille de Cassia obtusifolia), ɓokko (feuille de baobab), baskooje (gombo, Abelmoschus esculentus), giliganjaaho (feuille de Moringa oleifera), gubuɗo (Ceratotheca sesamoides)[4]. Pour concocter un tel plat traditionnel, les élèves, munis de leurs ingrédients, se répartissent en groupe ethnique (Mafa, Maɗa, Mundang, Guidar, Tupuri, Kapsiki, Zulgo, Peul, etc.). Les moins nombreux pour constituer un groupe autonome rejoignent leurs ami-e-s. Ci-dessous sont présentés les ingrédients utilisés par les élèves pour préparer ces sauces.
Tableau 6. Recettes de sauces à partir des notes prises dans les cahiers des élèves de classe de 4e
Mets traditionnels | Ingrédients |
Tasɓa | eau, patte d’arachide, dalaŋ (cendres salées), sel, feuille de Cassia obtusifolia, haricot blanc et poisson |
Ɓokko | eau, feuilles de baobab séchées et transformées en poudre, dalaŋ, haricot blanc, poisson, sel |
Baskooji | eau, haricot, poisson, dalaŋ, gousses de gombo coupées en petits morceaux, sel |
Giliganjaaho | eau, Ceratotheca sesamoides, niébé, dalaŋ, sel, haricot |
Gubuɗo | eau, Moringa oleifera, haricot blanc, dalaŋ, natron, sel |
L’objectif d’une telle exposition est non seulement d’identifier les différents ingrédients d’un plat traditionnel de chaque peuple, mais de faire connaître aux autres les richesses culturelles dont dispose un peuple, ses savoirs locaux, etc. En clair, c’est le vivre-ensemble qui est ici prôné.
Les tresses
Les noms des tresses traditionnelles les plus pratiquées sont les « macabo », les « nattes », les « fils », les « deux bananes », le « nid d’oiseau ». Si en théorie, ces éléments sont enseignés, en pratique, ce n’est malheureusement pas le cas. La cause pointée serait l’apparition brutale de la covid-19 dont l’une des conséquences immédiates fut l’interruption brusque de pratiques ludiques au sein de l’établissement.
Implication et attitudes des apprenant-e-s
Bien que l’enseignement des LCN soit récent au COSAN, cela n’empêche pas les apprenants et apprenantes de s’impliquer dans les activités organisées. D’ailleurs, leur intérêt pour cette discipline est croissant comme le montre le tableau ci-dessous.
Tableau 7. Appréciation des activités par les élèves
Les données inscrites sur ce tableau montrent que sur 168 élèves interrogé-e-s, 115 soit 68,45 % trouvent les activités organisées très intéressantes. Que ce soit en 6e, en 5e ou en 4e, le sentiment est le même. Par contre, une proportion non négligeable (8,33 %) les trouve moins intéressantes. La raison en est que ces élèves n’auraient pas encore perçu l’importance de l’utilisation des langues nationales dans le processus de transmission des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être (Mbala Ze et Wamba, 2010). N’est-ce pas c’est l’une des difficultés liées à l’apprentissage des LCN qui est ainsi évoquée?
Des obstacles à surmonter dans l’enseignement des LCN
Les difficultés à surmonter dans l’enseignement et à l’apprentissage des LCN sont nombreuses. Nous avons recensé les principales en nous fondant sur les pratiques de classe au COSAN.
Tableau 8. Les difficultés à surmonter dans l’enseignement et à l’apprentissage des LCN
Le manque des documents
Lorsque nous parcourons les résultats figurant sur ce tableau, nous remarquons que le manque de documents est le premier obstacle auquel font face les élèves. En additionnant tous les résultats des trois classes enquêtées (6e, 5e et 4e), nous obtenons un score de 72, soit 42,85 %. Ce problème, malheureusement, s’étend jusqu’aux enseignant-e-s qui ne disposent d’aucun manuel didactique. Mais comment prépare-t-on des leçons sans la documentation nécessaire? La réponse d’une enseignante est frappante : « Et bien, je jongle ». Il faut entendre par là qu’elle s’accommode de cette situation à travers des stratégies personnelles : recherches sur internet, exploitation d’anciens cahiers d’élèves, inventions personnelles de corpus, etc. Oui, se démener, créer ses données personnelles, ce sont là les maîtres-mots qui font des enseignant-e-s des pédagogues, des créateurs et des créatrices. Mais ne nous trompons pas! Il faut reconnaître que dans les systèmes éducatifs contemporains, les outils et les dispositifs didactiques sont préparés à l’avance de sorte que les enseignant-e-s puissent les utiliser en les adaptant aux conditions de leur classe. C’est un gain de temps et d’énergie non négligeable. Mais au-delà de ce côté pratique, le rôle des manuels et de la documentation en général est crucial pour offrir un cadre de références à la fois sur les savoirs à enseigner et les méthodes d’enseignement-apprentissage. Il y a une double urgence : la confection des manuels scolaires de LCN adaptés pour les différentes classes et la mise à la disposition des enseignant-e-s et des élèves d’une documentation appropriée, notamment à travers les bibliothèques scolaires.
L’incompréhension des mots en LCN
Le deuxième problème qu’évoquent les apprenant-e-s concerne l’incompréhension des mots dans ces langues. À ceci s’ajoutent d’autres problèmes comme la mauvaise prononciation des mots (5,36 %), une connaissance insuffisante des LCN (6,55 %). La classe qui est la plus touchée par ces problèmes est la 6e, suivie par la 4e. Pour y faire face, il serait mieux de délimiter les langues que l’on doit enseigner dans ces classes. N’est-ce pas c’est ce qui se fait ailleurs?
L’enveloppe horaire insuffisante
Un autre problème dont se plaignent sans cesse les apprenant-e-s, à 12,5 %, est l’enveloppe horaire. En effet, beaucoup d’élèves souhaitent apprendre leurs langues, approfondir leurs connaissances dans ce domaine, mais le temps alloué à ces matières est très limité : une seule fois par semaine avec un nombre d’heures hebdomadaires de deux heures pour deux matières (Langues nationales et Cultures nationales), soit une heure par matière. Plus grave encore, ces cours sont parfois programmés en fin de journée dans certaines classes, notamment en classe de 4e. Ce qui ne facilite guère la tâche aux apprenant-e-s. Ainsi, beaucoup préfèrent rentrer à ces heures-là.
Le personnel enseignant insuffisant
À côté du manque de temps, il y a aussi un autre problème : celui du manque d’enseignant-e-s formé-e-s. À la rentrée scolaire 2019-2020 par exemple, il n’y avait pas, nous a-t-on fait comprendre, d’enseignant-e-s en langues nationales au COSAN. Il a fallu attendre un mois pour qu’une personne soit recrutée par l’établissement. Mais compte tenu du manque de manuel didactique auquel faisait face l’enseignant ou l’enseignante, celui-ci ou celle-ci a dû arrêter, abandonner l’enseignement des LCN en plein milieu d’année scolaire. L’année dernière, l’enseignement des LCN était assuré par un bibliothécaire. On comprend dès lors que le problème du personnel enseignant est réel et qu’il faut y remédier à tout prix.
Les coefficients insignifiants ou insuffisants
À la question de savoir pourquoi certains élèves ne participent pas au cours, ou pourquoi leur motivation est si dérisoire, 5,36 % d’élèves pointent du doigt le faible coefficient affecté à la discipline pour le calcul des notes de classe. Cette valeur chiffrée est donc un facteur non négligeable de la motivation des élèves, car plus le coefficient est grand, plus la matière est jugée sérieuse. En tout état de cause, il est indispensable que les élèves possèdent des connaissances sur les cultures camerounaises, les principes de base de l’écriture des langues camerounaises ainsi que les notions de base de la grammaire appliquée à ces langues, une appropriation des éléments issus des différentes aires culturelles du pays pour découvrir leurs caractéristiques; et enfin, une connaissance solide d’une langue nationale au triple plan de la morphosyntaxe, de la réception et de la production de textes écrits et oraux simples tels que formulés dans le programme d’étude (MINESEC, 2014).
Conclusion
Cette étude visait à donner un aperçu de l’enseignement et de l’apprentissage des LCN au sein du Collège Saint-André à partir des techniques de l’observation participante, ainsi que la conduite des entretiens avec les enseignant-e-s et l’administration de questionnaires aux élèves, afin de recueillir leur avis sur les pratiques de classe. Il ressort de notre enquête que l’enseignement des LCN au COSAN se déroule dans une situation qui ne permet pas à ces langues et à ces cultures de se déployer comme il convient. Les explications se trouvent en même temps au niveau du contexte d’enseignement-apprentissage mis en place dans cet établissement et au niveau des choix pédagogiques effectués par les enseignant-e-s. Des choix qui s’expliquent aussi par l’absence d’une formation adéquate chez les enseignant-e-s de cette discipline. À cette question de la formation du personnel s’ajoute celle du matériel didactique.
Les activités pratiquées sont assez diversifiées : les devinettes, les exposés et exercices, les dialogues, les chants et danses traditionnels, l’art culinaire, les tresses, le match des incollables, le sketch, le théâtre. Lorsque l’enseignant-e donne un travail à faire à la maison, la majorité des élèves (45,24 %) recourent à leurs camarades pour le faire; tandis que 36,90 % consultent leurs parents. Les autres qui s’efforcent à travailler individuellement représentent 17,86 % de l’échantillon total. Au regard de toutes ces difficultés, il est important de souligner la nécessité d’une intervention à deux niveaux. D’abord, au niveau des responsables de l’établissement qui pourront améliorer les performances dans cette discipline en dotant la bibliothèque scolaire de la documentation sur les langues et cultures camerounaises, puis en participant à la formation de ses enseignant-e-s. Au niveau des responsables du ministère en charge de l’éducation, l’une des actions cruciales à mener, c’est la formation et recyclage du personnel enseignant à travers les séminaires notamment. Les deux solutions sont faisables et réalistes. D’une part, de nombreuses langues camerounaises ont fait l’objet de descriptions. Il existe donc des grammaires, des dictionnaires, de thèses, des monographies et des textes de fiction qu’il faut répertorier et rendre accessibles. D’autre part, des formations en langues et cultures camerounaises sont fonctionnelles dans les écoles normales supérieures; et les inspections pédagogiques régionales dans cette spécialité sont chargées entre autres d’organiser des séminaires de formation. Il revient donc à chacun et à chacune d’apporter sa pierre pour la construction de cet édifice.
Références
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Tourneux, Henry et Yaya, Daïrou (avec la collaboration de Boubakary Abdoulaye). 2017. Dictionnaire peul encyclopédique de la nature (faune / flore), de l’agriculture, de l’élevage et des usages en pharmacopée (Diamaré, Cameroun), suivi d’un index médicinal et d’un index français-fulfulde. Yaoundé : CERDOTOLA.
Tourneux, Henry. 2005. Les préparations culinaires chez les Peuls du Diamaré (Cameroun). Dans Raimoud, Christine, Garime, Éric et Longlois, Olivier (éd.), Ressources vivrières et choix alimentaires dans le bassin du lac Tchad (289-318). Paris : IRD Éditions.
Zang Zang, Paul et Bissaya Bessaya, Euloge Thierry. 2017. Dynamique des langues au Cameroun : entre glottophagie et émergence. Langues et usages, 1, 33-45.
- Ngong est une ville cosmopolite de la région du Nord (Garoua) ayant pour chef-lieu arrondissement de Tchéboa. Elle est créée le 05 octobre 1992 et compte environ 80 000 âmes réparties sur un territoire de 3 390 km2. Cette information est disponible sur le site internet : www.camerlex.com>ngong-en-bref-480 ↵
- Cette méthode était appliquée aux enseignant-e-s des LCN pris-e-s individuellement chacun-e à son lieu de travail. ↵
- En classe de 4e : mardi, 12 h 20-14 h 20; en classe de 6e : jeudi, 7 h 30-9 h 30; et en classe de 5e : vendredi, 7 h 30-9 h 30. ↵
- Tourneux (2005) donne une description détaillée de ces préparations, ainsi qu’un inventaire des plantes et leurs variétés (Tourneux et Daïrou, 2017). ↵