De l’introduction des langues locales dans l’enseignement professionnel au Cameroun. Le cas du personnel de santé

Haoua ADJI OUMAR LIMAN

 

Introduction

La fragilité du système de santé au Cameroun, comme dans les autres pays d’Afrique subsaharienne, est un fait. Le pays doit affronter une charge croissante des maladies transmissibles ou non, année après année. De plus en plus, des épidémies font leur apparition et les populations, ainsi que le personnel de santé, doivent y faire face. Or, pour le faire, il faut être armé : comprendre les prescriptions édictées afin de s’y conformer. Celles-ci, pour être comprises et appliquées, doivent être transmises à travers un code commun, c’est-à-dire des langues comprises par les deux parties – les populations et les professionnels de la santé. Généralement, les langues utilisées pour la communication sont les langues officielles qui sont aussi les langues de scolarisation, c’est-à-dire le français et l’anglais. Et l’on sait qu’elles ne sont comprises que par une petite tranche de la population; le plus souvent, ce sont ceux et celles qui sont allé·e·s à l’école. Pourtant, s’agissant des problèmes de santé, aucune tranche de la population n’est épargnée. C’est à ce niveau que l’on se demande s’il y a nécessité de réformer linguistiquement le personnel de santé déjà en service, et d’introduire, dans les écoles de formation du personnel de santé, les langues locales. Le Cameroun étant un pays linguistiquement riche et diversifié, il s’agira de penser cette introduction selon les zones linguistiques définies par le PROPELCA[1] et l’UNESCO[2]. L’intérêt d’une éducation par les langues maternelles est désormais reconnu de même que l’enjeu de la diversité linguistique pour le vivre ensemble. L’objectif de cet article est de montrer l’importance de l’introduction de l’enseignement des langues locales de grande diffusion dans les écoles de formation professionnelle d’une part, et l’alphabétisation fonctionnelle des personnels de santé dans les langues locales d’autre part. L’hypothèse posée est qu’il y a un lien entre les langues, la communication ou les pratiques communicatives et les pratiques professionnelles. Sans revenir de manière incessante sur la notion de vivre ensemble, nous considérerons que le développement qui suivra indirectement dans une logique de construction d’une cohésion sociale.

La situation sociolinguistique du Cameroun

Au Cameroun, on dénombre 250 à 300 langues : enchevêtrement des langues des familles nigéro-congolaises, nilo-sahariennes, bantoues et chamito-sémitiques (Lionel, 2019, en ligne). L’Atlas linguistique du Cameroun (ALCAM) (Dieu et Renaud, 1983) dénombre plus de 239 langues parlées dans ce pays. La Société Internationale de Linguistique (SIL) quant à elle, les inventorie à 283 (Grimes, 1996).

Certaines sont parlées par un nombre important d’individus, d’autres par peu d’individus au point où celles-ci sont considérées comme des langues disparues, en voie de disparition ou en danger réel :

La transmission intergénérationnelle de la majorité des langues identitaires connaît un fort déclin au Cameroun. Cela est le fait non seulement des brassages ethniques et de l’adoption subséquente de véhiculaires (y compris le français), mais encore du prestige de ces véhiculaires sur le marché linguistique (Métangmo-Tatou, 2019, p. 88).

Allant dans le même sens, Bitjaa Kody répartit les langues camerounaises en quatre groupes : les langues éteintes, les langues résiduelles, les langues minoritaires et les langues majoritaires (Bitjaa Kody, 2001, en ligne). Celles qui sont utilisées par un grand nombre de Camerounais jouent le rôle de langues véhiculaires.

Au Cameroun, nous pouvons en citer au moins huit, dont le fulfulde dans les trois régions septentrionales, l’ewondo au centre et à l’est sous sa forme pidginisée (mongo ewondo), le pidgin-english (zones de l’Ouest, du Littoral) qui, en relativisant une hétérogénéité linguistique que l’on ne saurait nier, contribuent à relever le défi de la communication et de la circulation de l’information compte tenu des exigences du développement (Métangmo Tatou, 2019, p. 69-70).

Mais jusque-là aucune d’entre elles n’est reconnue comme langue officielle du fait de la difficulté à effectuer un choix dans ce contexte de multilinguisme. C’est pour cette raison qu’Ouane et Glanz (2010), parlant de la gestion du multilinguisme pour l’apprentissage tout au long de la vie, constatent les difficultés rencontrées par les dirigeant·e·s africain·e·s.

Le choix des langues d’éducation pose un problème à de nombreux responsables politiques. L’un des soucis majeurs des dirigeants, des parents et des autres personnes concernées est que l’éducation en langue maternelle mènerait à un abandon de la langue officielle dans le programme scolaire et aurait des effets négatifs sur l’acquisition et l’utilisation de cette langue officielle. En effet, l’école est l’endroit où la plupart des élèves acquièrent la langue officielle. On estime que, selon les pays et les régions, seulement 5 à 15 % des élèves connaissent la langue internationale officielle avant de commencer l’école (Ouane et Glanz, 2010, p. 24).

Ce sont le français et l’anglais, langues issues de la colonisation, qui sont reconnues comme langues officielles au Cameroun. La politique linguistique du pays accorde une place de choix à ces deux langues et, par conséquent, les langues locales sont laissées pour compte.

Politique linguistique et politique éducative du Cameroun : bref historique de l’enseignement des langues locales

Différents textes officiels, sur l’enseignement des langues locales camerounaises, depuis la période coloniale jusqu’à nos jours, existent. De la politique linguistique germanique à la politique linguistique camerounaise en passant par les politiques linguistiques française et anglaise. Plusieurs modifications ont été faites par rapport à l’introduction des langues locales dans l’enseignement au Cameroun. Pourtant, jusqu’aujourd’hui, cet enseignement évolue peu et donne à voir une situation stationnaire. En effet, on observe très peu de généralisation de cet enseignement dans les établissements en dehors des écoles-pilotes.

L’Enseignement formel des langues camerounaises a débuté au Collège Libermann de Douala, établissement privé catholique dirigé par les prêtres jésuites, comme le souligne Métangmo-Tatou : « En effet, c’est dès 1967 que l’enseignement des langues camerounaises y est lancé » (2019, p. 175). À partir de 1981, avec la collaboration du Projet de recherche opérationnelle pour l’enseignement des langues au Cameroun de l’Université de Yaoundé (PROPELCA), les programmes de cet enseignement ont été harmonisés et étendus au niveau du cycle primaire.

La période allemande (1884-1916) 

Le Cameroun sous protectorat allemand n’avait pas de politique bien définie jusqu’en 1890. En 1886, la mission de Bâle commence sa mission d’évangélisation. Elle soutient que « la lecture de la Bible ne peut s’apprendre que par l’école, et la formation des catéchistes indigènes nécessitait l’apprentissage d’écriture et de lecture » (Stumpf 1977, p. 32). La langue choisie pour l’évangélisation et l’enseignement à cette époque fut le duala.

Cette décision créa des frustrations au sein des autres ethnies. C’est ainsi qu’en 1889, dans une lettre du Komitee Protokolle à la mission bâloise, il y est dit : « die Eltern bitten daβ ihre Kinder, statt im barbarischer Duala, im zivilisieren English other Deutsch unterrichtet werder[3] » (1889, paragr. 31). C’est à partir de là qu’une politique de germanisation du Kamerun[4] débuta en 1891 par le gouverneur allemand Von Zimmerer pour former des cadres autochtones capables de parler allemand sans délaisser les langues locales.

La politique linguistique pratiquée par les « Germaniques » a consisté à associer des langues africaines aux langues européennes aux échelons de base de l’enseignement. Il ne s’agissait en aucun cas de « valoriser » les langues africaines, mais d’éviter que les colonisés n’apprennent la langue du colonisateur : on craignait alors une perte de prestige. Au reste, était visé, dans les premiers échelons de la scolarité, la formation d’une main d’œuvre d’auxiliaires de la colonisation, interprètes et capables, entre autres, de tenir les livres de comptes des marchandises exportées vers la métropole (Leconte, 2015, p. 7).

L’arrêté du 25 avril 1910, conformément à la conférence sur l’éducation tenue à Doa le 8 décembre 1907 du gouverneur Seitz, indiquait que seul l’allemand devait être utilisé dans les écoles. Toutes les autres langues européennes et locales furent interdites. Selon Tabi-Manga, c’était pour des questions de suprématie que cet arrêté a été signé : « En effet, l’administration allemande, pour des raisons d’hégémonie politique, ne souhaitait en aucune façon l’extension de la langue duala dans l’arrière-pays. La nouvelle politique linguistique était donc substantiellement hostile au duala » (Tabi-Manga, 2000, p. 28).

Malheureusement, cette politique échoua, car très peu de Camerounais apprirent à parler l’allemand avant la Première Guerre mondiale. Ebermaier proposa le swahili lors de la conférence de Berlin tenue le 7 avril 1914 par rapport au choix d’une langue véhiculaire (une « Einheitsprache ») qui répondrait aux attentes de toutes les ethnies camerounaises. Mais celle-ci a été rejetée[5]. Il était question de réfléchir sur la division du pays en zones linguistiques. Cependant jusqu’en 1914, aucune politique n’a été appliquée. Bref, il n’y a pas eu de politique fixe et le Cameroun est passé sous mandat français et anglais.

L’administration française

Au Cameroun francophone, ce fut la politique d’assimilation qui fut adoptée : l’enseignement des langues africaines fut interdit. Les décrets des 1er octobre 1920, 28 décembre 1920 et 26 décembre 1924 rendirent obligatoire l’enseignement en langue française au Cameroun et interdirent l’utilisation des langues locales dans le système éducatif camerounais (Lionel, 2019, p. 10). Dans le Journal officiel de l’État du Cameroun, on peut y lire : « La langue française est la seule en usage dans les écoles. Il est interdit aux maîtres de se servir avec leurs élèves des idiomes du pays » (1924, p. 175).

La politique linguistique « latine » a consisté à n’utiliser que les langues européennes dans l’éducation scolaire et l’administration. Il s’agissait non seulement de coloniser et d’exploiter, mais aussi de « civiliser », d’éduquer les Africains aux « bonnes valeurs » de la civilisation occidentale. La seule langue écrite en Afrique occidentale française (AOF) était, officiellement, le français (Leconte, 2015, p. 7).

Mais les missions chrétiennes n’ont pas voulu enseigner cette langue dans les écoles de brousse et les écoles religieuses. Ce n’est que le 19 mai 1949 que Hofherr, le haut-commissaire de la République française au Cameroun annonce un assouplissement de la politique linguistique éducative. En 1949, il accorda aux langues locales la possibilité d’être une discipline d’enseignement au même titre que les langues étrangères, par exemple l’anglais ou l’espagnol. Mais ce fut un assouplissement « trompeur » d’autant plus que l’UNESCO, après constat, remarque : « until recent years, French educational policy has been to teach the French Language from the very beginning school and to leave aside the use of the mother tongue » (UNESCO 1953, p. 18)[6]. Par contre, au Cameroun anglophone, ce furent les langues locales qui étaient enseignées dans les missions chrétiennes.

L’administration britannique

L’administration anglaise comme les autres administrations coloniales a participé à l’effacement des langues locales camerounaises. En 1915, à la création du mandat britannique, le monopole de la gestion des écoles est aux mains du gouvernement. Quatre types d’écoles furent créées : les écoles gouvernementales, les écoles de l’administration camerounaise, les écoles missionnaires et les écoles non reconnues. La School Ordinance de 1926 permet à l’administration de s’ingérer dans le fonctionnement des écoles missionnaires. Le Code « Education Code of Nigeria » (Stumpf, 1977), n’a pas été appliqué au Cameroun à cause de l’hétérogénéité linguistique du pays.

De l’indépendance à 1995 : le « monolithisme linguistique »

Rien n’a véritablement changé de l’indépendance à 1995 : aucune loi, aucun texte juridique; sinon le renforcement de la politique coloniale française malgré quelques évocations des langues locales dans les discours politiques.

  •  Le 11/08/1961, devant l’Assemblée nationale, Ahmadou Ahidjo s’exprime en ces termes : « le génie d’une nation est fait plus de ses diversités qu’il convient de respecter, que de son uniformité et nous sommes persuadé que la confrontation de cultures et de pratiques (linguistiques) différentes sera éminemment profitable au Cameroun de demain » (Ahidjo, cité par Daouga Samari, 2012, p. 43).
  •  Le 19/11/1962, il évoque, lors de la rentrée solennelle de l’Université fédérale du Cameroun, l’intention de l’État d’orienter l’enseignement supérieur vers une spécialisation africaine.

De 1996 à nos jours

La situation des langues locales a connu quelques progrès significatifs au Cameroun. On enregistre quelques textes juridiques allant des textes promouvant les langues nationales aux textes régissant l’enseignement de ces langues. Les textes qui promeuvent les langues nationales sont cités ci-dessous :

  • la Constitution de 1996, article 1, alinéa 3;
  • la loi n° 2004/018 du 22 juillet 2004 fixant les règles applicables aux communes (2004), section 3, articles 22 et 24;
  • la loi n° 005 du 16 avril 2001 portant orientation de l’enseignement supérieur, article 6, alinéas 1 et 2;
  • la loi n° 98/004 du 14 avril 1998 d’orientation de l’éducation au Cameroun, article 5 (alinéa 4) et article 11 (alinéa 1).

Depuis lors, il y a au Ministère des Enseignements secondaires, l’ouverture des inspections des Langues et cultures nationales (LCN), l’ouverture d’un département et d’un laboratoire de LCN à l’École normale supérieure (ENS) de Yaoundé. On note également l’effectivité des cours de LCN dans certains lycées dans toutes les dix régions du pays, dispensés par des enseignants formés à l’ENS. Malgré tout, on remarque un retard au niveau de l’enseignement de ces langues. C’est ce que relève Métangmo-Tatou : « La plupart des linguistes et expert-e-s reconnaissent la lenteur relative des progrès accomplis dans l’institutionnalisation de l’enseignement des langues africaines » (Métangmo-Tatou, 2019, p. 145). Et elle ajoute : « Il me semble, quant à moi, que la lenteur de ces progrès est en partie imputable à la faiblesse de l’explicitation de la philosophie d’ensemble dans laquelle s’insèrent ces enseignements (Métangmo-Tatou, 2019, p. 145). C’est dire que, au-delà des problèmes d’ordre pratique, il y a un besoin à la fois de faire comprendre les enjeux de cet enseignement et de faire adhérer à l’esprit qui le sous-tend.

L’utilisation des langues locales dans l’enseignement

Au Cameroun, que ce soit au niveau des programmes officiels de l’enseignement primaire ou de ceux des enseignements secondaires, l’enseignement des langues et cultures nationales est resté dans un état très insatisfaisant. C’est pour cette raison que Tourneux suggère de « rompre définitivement avec une vision folklorisante, qui ne retiendrait que l’aspect extérieur de cultures dépouillées de toute signification profonde » (2011, p. 32).

Pour sortir cet enseignement de la marginalité et lui donner plus de visibilité, nous proposons aux décideurs et aux décideuses de l’introduire dans les programmes des enseignements des écoles de formation professionnelle pour ceux et celles qui sont encore à l’école. Il faudra ensuite former, avec les méthodes d’alphabétisation fonctionnelle, ceux et celles qui exercent déjà des métiers techniques. Cette démarche semble d’ailleurs à la fois réaliste et moins onéreuse pour deux raisons principales : le public cible est beaucoup plus restreint, et les contenus d’enseignement-apprentissage sont contextualisés. Dans ce contexte, le rôle des langues locales est central.

La langue étant notre premier système de représentation symbolique, il est clair qu’elle a son rôle à jouer dans la formation de nos structures cognitives et de notre rapport au monde. La langue première peut ainsi jouer un rôle fondamental et décisif dans l’éducation (non) formelle et dans l’alphabétisation fonctionnelle (Métangmo-Tatou, 2019, p. 171).

Dans cette étude, nous nous intéressons principalement au domaine de la santé qui est un domaine délicat, un domaine dans lequel le praticien/la praticienne et le patient/la patiente sont en permanence en contact et doivent se comprendre. Compte tenu de la durée des formations dans les écoles professionnelles de santé – un an pour un aide-soignant et trois ans pour un infirmier diplômé d’État –, il serait judicieux de commencer par leur apprendre beaucoup plus les termes techniques du domaine de la santé en langues locales, c’est-à-dire choisir des termes adaptés aux cultures locales, à la connaissance du milieu, aux savoirs locaux et exploiter les médias locaux : radio et télévision.

Le développement d’une population passe par sa langue, sa culture, ses us et coutumes. Et une population qui aspire au développement est celle-là qui met en place des systèmes éducatifs et de santé efficients. Pour cela, il faut que les individus comprennent la langue de la santé (terminologie, métalangue médicale, sociolectes du milieu hospitalier). Il faut également des dispositifs pour la communication technique adaptés; ceux qui sont encore produits, pour l’essentiel, en français ou en anglais, langues inaccessibles pour une partie importante de la population. Le reste de cette population est comme exclu du système de santé. Aussi, l’une des premières solutions pour l’amélioration de ce système de santé en Afrique concerne les ressources humaines.

Les autorités politiques doivent également agir en matière de ressources humaines. En effet, pour fonctionner efficacement, les systèmes de santé doivent pouvoir compter sur une masse conséquente de ressources humaines, qui constituent le socle sur lequel repose l’organisation de la politique sanitaire. Ces ressources doivent être formées de façon optimale (Agbo, 2020, en ligne).

Ces ressources humaines compétentes doivent pouvoir échanger avec les patients. L’hôpital constitue le lieu par excellence où des prestations de services s’effectuent : « L’hôpital est un lieu de soins et d’espoir où les vies se côtoient, se rencontrent, se confient l’une à l’autre. Le plus souvent, elles se donnent assistance, mais parfois, elles s’affrontent, elles se jaugent, se jugent dans la mesure comme la démesure » (Moriceau 2020, paragr. 2). C’est également là où se tissent des relations sociales. Celles-ci ne peuvent se solidifier que si les deux parties arrivent à échanger. Mais de plus en plus, il se pose un problème de communication dans ce domaine entre le soignant/la soignante et le soigné/la soignée. Pour le résoudre, il faudrait, dans un premier temps, qu’il y ait des personnes compétentes; cette compétence doit être relevée à deux niveaux : un premier niveau linguistique et un deuxième niveau professionnel.

Propositions pour l’introduction des langues locales dans les écoles professionnelles

Il s’agit ici de proposer l’introduction, dans les écoles professionnelles, de deux modules de formation intitulés : « étude des langues et civilisations camerounaises » et « langues locales, formation professionnelle et stratégies communicatives ».

Dans le premier module, il s’agira d’ancrer l’apprenant dans la culture du milieu. Dans le deuxième module, la langue choisie dans chaque école de formation doit, avec la langue officielle existante, servir de langue d’enseignement. Pratiquement, il serait judicieux de choisir pour chaque école de formation professionnelle de santé, la langue véhiculaire du milieu. Par exemple, Métangmo-Tatou (2019, p. 62) évoque l’utilisation du fulfulde, pour le projet Développement paysannal et gestion des terroirs (DPGT) de la Société de développement du coton (SODECOTON). Un choix motivé par le fait que c’est la langue véhiculaire dans cette zone. L’objectif de cette professionnalisation est de fournir aux groupements de paysan-ne-s des personnes capables de lire, d’écrire et de calculer dans leur langue en vue d’améliorer la gestion, grâce à la possibilité ainsi offerte d’avoir, dans le groupe, des lettré-e-s capables d’occuper des postes nécessitant ces capacités. Cet usage du fulfulde se rattache à un domaine professionnel précis et dans un milieu précis. On parlera de langue au travail : « L’hôpital constitue un de ces lieux, où s’effectuent des prestations de services et, tout à la fois, se tissent des relations sociales » (Gajo, 2004, p. 1). Pour que ces relations sociales se solidifient, et pour qu’il y ait une bonne culture socioprofessio-relationnelle, les praticien(ne)s et les patient(e)s doivent pouvoir communiquer. La communication en question, dans le cas de figure, passe par la langue d’échange qui est l’une des langues officielles. Le bas niveau d’instruction n’empêche pas la population de s’alphabétiser que ce soit en langues officielles, ou en langues locales. Ainsi, les taux d’alphabétisation sont supérieurs aux taux d’instruction selon le 3e recensement de la population du Cameroun :

Au niveau de l’alphabétisation de la population, le 3ème recensement a permis de disposer des informations sur l’alphabétisation en langues officielles et sur l’alphabétisation en langue nationale. Ainsi, en ce qui concerne l’alphabétisation en langues officielles, le taux d’alphabétisation de la population de 15 ans et plus est de 70,0 %, soit 76,3 % dans la population masculine et 64,2 % dans la population féminine. Par milieu de résidence, ce taux est de 86,6 % en milieu urbain contre 51,7 % en milieu rural (Ngoufo Yemedi et Bilo’o, 2020, en ligne).

Mais ces taux d’alphabétisation sont moindres concernant les langues locales : « l’alphabétisation en langue nationale (langue locale du Cameroun) reste encore faible soit 6,4 % dont 7,1 % en milieu urbain et 5,6 % en milieu rural » (Ngoufo Yemedi et Bilo’o, 2020, en ligne).

Dans les faits, l’alphabétisation de la population camerounaise en général est basse en langues officielles et presque inexistante en langues locales. L’État doit prôner l’alphabétisation fonctionnelle, dans les divers domaines professionnels, surtout en langues locales pour permettre aux populations de s’épanouir et de se développer. Ce qui ne se fait pas formellement sera ainsi comblé, de façon pratique, pour faciliter le travail dans le domaine de la santé. Lors des enquêtes de terrain (par exemple la santé de la mère et de l’enfant), le ministère de la santé et ses partenaires de l’UNICEF et d’autres organismes recherchent des enquêteurs qui parlent, en plus du français ou de l’anglais, les langues des localités concernées par ces enquêtes. C’est pour cette raison que le personnel soignant doit être formé dans les langues locales. Ce sont ces langues qui permettront de prévenir et de lutter efficacement contre les pandémies et toutes les maladies récurrentes à l’instar de la tuberculose, du SIDA, du paludisme, de la typhoïde, de l’onchocercose et récemment du Covid-19. C’est d’ailleurs ce que Milin, Kinoa et Yihui Zhan ont souligné : « sur le plan de la santé, l’utilisation des langues autochtones est dans bien des pays en développement un outil efficace de lutte contre les pandémies » (Milin, Kinoa et Yihui Zhan, 2015, en ligne). Si toutes les prescriptions sont comprises clairement, elles seront respectées et les populations pourront se protéger efficacement. Sinon, il y aura toujours des préjugés du genre « ce sont les maladies des Blancs », « ça ne nous concerne pas », « ça n’existe pas ».

Dans le même sens, Tourneux affirme, dans un article de presse du journal Le Monde (Le Hir, 08 janvier 2009), lors de la présentation de son ouvrage Langues, cultures et développement en Afrique qu’ « En Afrique, les langues locales sont les mieux adaptées pour diffuser à grande échelle les informations concernant la santé, la prévention des maladies, l’agriculture ou l’élevage » (2009, en ligne). La maîtrise des langues locales et leur utilisation dans le cadre du développement est une nécessité : « C’est à ce prix que les formations techniques spécifiques deviendront des armes efficaces de lutte contre la pauvreté, en permettant au plus grand nombre d’acquérir les compétences nécessaires à l’amélioration de leurs conditions d’existence » (Milin, Kinoa et Yihui Zhan, 2015, en ligne).

Le troisième module quant à lui devra permettre au personnel de santé de se former en stratégies communicatives, d’autant plus que « La communication représente un élément clef de toute démarche de développement » (Métangmo-Tatou, 2019, p. 65).

Dans le domaine de la santé, la communication est une nécessité d’autant plus qu’il y a un besoin croissant d’amélioration de la santé des individus. La formation du personnel de santé doit être renforcée dans ce sens par des stratégies de communication interpersonnelle, car les individus sont « liés l’un à l’autre dans l’interaction » (Cormier, 2008 p. 37). Le rôle de la communication[7] étant nécessaire et même inéluctable, le personnel de la santé doit être formé dans ce sens. Il faudra donc former ce personnel de manière à s’adapter à la communication en général et particulièrement à la communication ciblée « Mettre en place une stratégie de communication ciblée, c’est au fond rendre visibles des minorités invisibles, donner une place aux populations auxquelles on s’adresse » (Aïna, 2009, p. 37) et spécialisée. Le but est d’entrer facilement en contact avec le patient/la patiente, d’être plus proche de lui ou d’elle de manière à lui donner confiance. C’est ce que Aïna a appelé une « communication de santé publique plus affinitaire » parlant de la communication en direction des migrant·e·s.

Il s’agit d’entrer en affinité avec les personnes auxquelles on s’adresse : pour commencer, créer les conditions d’un dialogue, rechercher l’horizontalité de l’échange plus que la verticalité de la consigne. Passer d’une communication dirigée vers un groupe à un message adressé à un individu. Croiser logique d’audience et stratégies d’influence. Ensuite, accepter la complexité : une cible mouvante, une audience plus difficile à mesurer. Il faut apprendre de ses erreurs, inventer inlassablement. Dresser des passerelles entre universitaires, acteurs de terrains, spécialistes de la communication et experts en santé publique pour rendre les messages plus pointus et plus efficaces. Il s’agit ni plus ni moins de remplir la promesse républicaine d’égalité face à la santé en développant une communication spécifique dont le but est d’universaliser la communication en santé publique (Aïna, 2009).

Conclusion

Le système de santé camerounais est fragile parce qu’il ne répond pas aux besoins de la population : difficile accès aux services de santé et aux médicaments, coût élevé des soins, insuffisance en ressources humaines compétentes. Pour une bonne couverture sanitaire, les pouvoirs publics doivent dans un premier temps, relever le défi des ressources humaines. Ces dernières, pour répondre aux besoins des populations, doivent être formées en langues locales de manière à pouvoir communiquer avec tous les patients afin de percevoir leurs problèmes pour y apporter des solutions adéquates. Des modules d’enseignement tels : « étude des langues et civilisations des langues locales » et « langues locales, formation professionnelle et stratégies communicatives » sont nécessaires dans l’atteinte de l’objectif du développement de la population. L’implication de toute la société est nécessaire dans ce cas. Le gouvernement, les mairies, les organisations culturelles des jeunes, les associations des femmes doivent s’y mettre pour des campagnes d’alphabétisation en langues locales selon les sphères linguistiques afin de pallier ce problème de communication.

Références

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UNESCO. 1953. The use of the vernacular in Education. Paris : UNESCO.



  1. Projet de recherche opérationnelle pour l’enseignement des langues au Cameroun
  2. Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture
  3. Les parents demandent que leurs enfants apprennent dans les langues civilisées comme l’anglais ou l’allemand au lieu d’une langue barbare comme le douala (traduit par nous).
  4. Le Cameroun alors colonie allemande s’écrivait Kamerun, selon la graphie allemande. C’est, dans un premier temps, le nom donné à la région de Douala qui s’appelait dès lors Kamerun-Stadt. En effet, en 1884, la colonie allemande ne comprenait pas encore la localité du Kamerun. Toutefois, progressivement, les Allemands étendirent leur domination vers le nord et les régions occidentales. En 1899, les Allemands accédèrent à la région de l’Adamaoua. C’est alors que le 1er janvier 1901, un décret allemand imposa l’usage du mot Kamerun pour l’ensemble du pays. Voir Tabi-Manga (2000).
  5. C’est une langue qui n’est pratiquée par aucune communauté au Cameroun.
  6. « Jusqu'à ces dernières années, la politique éducative française a consisté à enseigner la langue française dès le début de l'école et à laisser de côté l'usage de la langue maternelle. » (Traduit par nous)
  7. Selon de Dictionnaire de linguistique, la communication est un échange verbal entre un sujet parlant qui produit un énoncé destiné à un autre sujet parlant, et un interlocuteur dont il sollicite l'écoute et/ou une réponse explicite ou implicite (selon le type d'énoncé).

Pour citer cet article

Adji Oumar Liman, Haoua. 2021. De l’introduction des langues locales dans l’enseignement professionnel au Cameroun. Le cas du personnel de santé. JEYNITAARE. Revue panafricaine de linguistique pour le développement, 1(1), en ligne. DOI : 10.46711/jeynitaare.2021.1.1.6

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2992-0167

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