Présentation

Léonie MÉTANGMO-TATOU et Mohamadou Ousmanou

 

Une nouvelle page de l’histoire des sciences du langage est désormais définitivement ouverte. Un courant nouveau a émergé, qui acquiert patiemment ses lettres de noblesse et tire ses principes d’action de deux postulats essentiels : la solidarité fondamentale entre la langue et le développement humain d’une part, et, d’autre part, l’urgence pour la recherche, linguistique dans le cas d’espèce, de se détacher de l’injonction de neutralité du positivisme. C’est à ce prix que les sciences du langage pourront elles aussi, de concert avec d’autres champs disciplinaires, assumer la mission essentielle de contribuer au mieux-être de l’humain.

Dans cette perspective pragmatiste, comment l’homo loquens, l’homme de paroles (Hagège, 1985, p. 9), peut-il gérer la communication de manière efficiente? Par quelle action délibérée sur la langue – sa matérialité ainsi que ses statut et fonctions au sein de la communauté des locuteurs – l’homo loquens peut-il tirer parti de la complexité linguistique et culturelle et non la subir, afin de maîtriser son environnement dans son acception la plus large? Comment assumer une orientation résolument interventionniste en faveur de la justice cognitive (Piron et al., 2016)? Voici le questionnement qui fonde et charpente ce que Léonie Métangmo-Tatou a choisi jadis de nommer linguistique du développement (Métangmo-Tatou, 2003) portée par une audace heuristique dont elle soupçonnait à peine la portée à ce moment-là…

Une actualité scientifique récente consacre la pertinence de cette linguistique du développement : publication d’ouvrages, création d’un Réseau d’envergure internationale, le Réseau Poclande (Populations, Cultures, Langues et Développement), naissance de nouveaux laboratoires, de revues spécialement dédiées. Conception de projets fabuleux qu’il serait inopportun et surtout prématuré de mentionner ici. Foisonnement de textes encadrés par une pensée rigoureuse et nourris d’une culture scientifique documentée. Leurs auteurs et autrices se font le devoir d’approfondir des pistes naguère entraperçues ; ils et elles étendent, en outre, le champ de cette linguistique du développement au-delà même des horizons prévisibles a priori. C’est le cas, entre autres, des textes constituant la première livraison de la revue JeynitaareRevue panafricaine de linguistique pour le développement – que nous avons le privilège de présenter en ce jour.

Voici un florilège de textes venant de postures disciplinaires diverses, s’appuyant sur des matériaux linguistiques variés, mais qui s’inscrivent tous dans ce que nous avons convenu de nommer la fabrique langagière du vivre ensemble.

Dans ce premier numéro de Jeynitaare (en peul « émancipation », « richesse » et « développement par extension), nous avons voulu mettre en avant l’indispensable connexion entre le développement humain et les attentes sociétales. Point de Jeynitaare sans deƴƴeende, la tranquillité, la paix, sans narral l’entente, sans ballotiral, la solidarité. Tout comme le peul, le sanngo use d’appellations diverses en lien avec la notion de vivre ensemble : Lenngo-sonngo (littéralement : faire la familiarité) signifie « vivre ensemble comme une famille » alors que « sallango-koddoro » (littéralement : faire village) a pour signification « vivre ensemble en communauté ».

Le terme manngo-terê  renvoie à « entente, concorde » (Marcel Diki-Kidiri, communication personnelle, février 2021). En fait, les langues africaines s’avèrent particulièrement prolixes en ce qui concerne l’expression de la cohésion sociale. Et ce n’est pas indifférent. Elles nous enseignent, elles aussi, que l’amélioration des conditions de vie humaine passe inéluctablement par la quête des moyens d’instauration des rapports humains respectueux de la diversité sociale et culturelle. Cette quête est majoritairement linguistique, car les accords comme les désaccords, les connivences comme les divergences, sont cristallisés par des faits langagiers : ils naissent et prospèrent dans les sociétés à travers les langues et les discours. Qu’ils soient perçus en termes de rapprochement ou en termes de distanciation, les rapports entre les communautés prennent source dans les dires et trouvent leur pleine matérialité dans ces dires. À l’échelle du mot, comme à celle de la phrase et du discours, l’expression de ces rapports est repérable.

En clair, il s’agit d’apporter des éléments de réponse aux questions suivantes : par quels mécanismes langagiers les sujets parlants construisent-ils/elles leurs relations au sein de la communauté, et avec les autres communautés, étant entendu que la problématique du vivre ensemble peut avoir une extension nationale mais aussi supranationale? Quels sont les dispositifs et les contextes d’apprentissage qui favorisent la cohésion sociale? Comment caractériser les discours sur les communautés? Quelles représentations sociales et (socio)linguistiques se dégagent de ces discours?

Le volume s’ouvre justement par la contribution de Joseph Avodo Avodo qui analyse les conditions historiques de l’émergence de la notion de vivre ensemble en tant qu’élément de propagande politique à travers les réseaux discursifs et lexico-sémantiques qui favorisent sa circularité. L’étude, qui s’appuie sur les allocutions du chef de l’État camerounais, tente de répondre à la question de l’émergence et de la manifestation d’une idéologie autour de cette notion. Toujours dans le champ politique, Noussaïba Adamou s’intéresse aux discours de campagne et aux relations entre différentes instances. Elle décrit la démarche de l’instance politique comme un acte de séduction en direction de l’instance citoyenne : mise en scène discursive, jeu d’influence, promesses, discours-bilan sont au cœur des relations entre les deux. Ces discours sont donc construits suivant un objectif précis. C’est à l’analyse d’une autre forme de construction discursive, issue de la presse écrite, que nous convie Anne-Clotilde Kameni Wendeu. Elle situe le rôle de deux organes de presse importants, Cameroun Tribune et Le Messager, dans la construction discursive de l’opinion médiatique, leur implication et leur engagement pour l’édification d’une société paisible. Les médias sont encore interpellés dans la contribution de Gilbert Willy Tio Babena. Cette dernière porte sur le discours de la haine qui s’est répandu ces dernières années du fait, notamment, des réseaux sociaux. Dans sa réflexion, l’auteur montre que la question du vivre ensemble tire son bienfondé du présupposé selon lequel les rapports harmonieux entre les composantes sociologiques et idéologiques sont menacés d’être rompus. Le discours politique, en l’occurrence, est impliqué dans cette rupture qui prend forme dans les confrontations médiatiques. Dans ces cas de figure, le rôle des médias est à souligner. C’est notamment au vlogue « les 03 minutes du peuple » que Mohamadou Ousmanou consacre son article. Dans une approche multimodale, il décrit la vidéo consacrée par ce vlogueur au Grand dialogue national, une rencontre visant à trouver des solutions à la crise dans les régions anglophones au Cameroun. Après avoir situé son étude dans le domaine de la linguistique du développement, l’auteur analyse les différentes ressources sémiotiques mises en œuvre par le vlogueur pour bâtir son discours satirique. Pour clôturer le dossier, Haoua Adji Oumar Liman nous propose un examen de la situation des langues nationales dans le système éducatif. Dans une démarche qui prône l’approche fonctionnelle de l’enseignement de ces langues, elle propose d’introduire les langues véhiculaires dans la formation du personnel de santé. Elle soutient qu’une connaissance et une pratique des langues véhiculaires améliorerait les interactions entre le personnel soignant et les patient·e·s en Afrique en général, étant donné la puissance du levier que constitue la santé pour le développement humain.

Nous ne pouvons que nous réjouir de ce que l’actualité scientifique vienne heureusement contribuer à la documentation du paradigme d’une linguistique pour le développement, s’insérant dans le domaine plus vaste de ce que Puech (2014) a appelé les « linguistiques d’intervention ». Et l’on se souvient qu’Ela (2001 : 12) évoquait déjà la « nécessité de briser les solitudes et de surmonter la dichotomie entre recherche académique et recherche d’intervention ».

Références

Ela, Jean-Marc, 2001. Guide pédagogique de formation à la recherche pour le développement en Afrique. Paris : l’Harmattan.

Hagège, Claude, 1985. L’homme de paroles. Contribution linguistique aux sciences de l’homme. Paris : Fayard.

Mammadu Abul Sek et Aliw Mohammadu. 2009. Payka. Pulareeje e Konnguɗi daɓɓi. Paris : Timtimol/KJPF

Métangmo-Tatou, Léonie, 2003. La koinè peule du Cameroun septentrional et les enjeux du développement, African Journal of Applied Lingistics – AJAL 4, p. 119-138.

Noye, Dominique, 1989. Dictionnaire foulfouldé-français. Dialecte peul du Diamaré (Nord-Cameroun). Paris : Librairie orientaliste Paul Geuthner.

Piron, Florence, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba (sous la direction de). 2016. Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable. Québec : Éditions science et bien commun. Url : https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1

Puech, Christian, 2014. Présentation : Linguistiques d’intervention. Des usages socio-politiques des savoirs sur le langage et les langues. Dossiers d’HEL, SHESL  p. 1-13.


Pour citer cet article

Métangmo-Tatou, Léonie et Mohamadou, Ousmanou. 2021. Présentation. JEYNITAARE. Revue panafricaine de linguistique pour le développement, 1(1), en ligne. DOI : 10.46711/jeynitaare.2021.1.1.9

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https://dx.doi.org/10.46711/jeynitaare.2021.1.1.9

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2992-0167

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