Les avertisseurs communicationnels : formes, fonctionnement et enjeux d’un fait de discours. Présentation

Djédjé Hilaire BOHUI

 

La constitution d’un espace structuré de théorisation et de problématisation de l’objet « analyse de discours » vue et pratiquée d’Afrique – son histoire, sa vie et sa vitalité – remonte à des décennies en arrière. À son initiative se trouvent des pionniers tels que Vumbi-Yoka Mudimbe de l’Université de Lubumbashi (RDC), sur la période 70-80[1] et Momar Cissé de l’Université Cheikh Anta Diop (Sénégal) durant la décennie 80-90[2]. À cette époque en Afrique subsaharienne en particulier, la mutualisation des savoirs et pratiques n’était au mieux qu’une forte aspiration. En cause, la quasi-inexistence de canaux de diffusion des données disponibles, les communautés universitaires des différents pays étant littéralement cloisonnées, avec le livre physique comme seul moyen de circulation de la pensée et des savoirs. Quand elles étaient disponibles, les informations entre spécialistes d’un même champ disciplinaire circulaient littéralement sous le manteau, leur accessibilité constituant un gros handicap pour la diffusion et le partage des connaissances. C’était alors une communauté universitaire fragmentée de praticien·nes reclus·es au plan national et sans contact véritable soutenu avec leurs pairs de l’extérieur. Au bilan, le résultat des efforts consentis des années durant par ces pionniers sont au mieux mitigés. Mais leur mérite est grand d’avoir porté le statut ingrat d’ouvreur de chemin.

Poursuivant l’œuvre de leurs aîné·es pour la plupart, et pairs de leurs maître·sses pour certain·es, une nouvelle génération d’enseignant·es-chercheur·euses, praticien·nes et pédagogues de l’analyse de discours en Afrique a entrepris de mutualiser leurs savoirs et expertises pour interroger la réalité de leur objet d’intérêt commun. Leur ambition a minima, élargir à de nouveaux horizons d’approches et de paradigmes la pratique de l’objet analyse de discours. Grâce au prodigieux essor technologique manifesté notamment à travers les techniques de l’information et de la communication, et singulièrement par les réseaux sociaux qui favorisent un décloisonnement du monde et mettent les communautés supranationales en interconnexion, cette nouvelle génération d’enseignant·es-chercheur·euses et praticien·nes a mis en place le Réseau africain d’analyse du discours (R2AD)[3] depuis bientôt cinq ans.

En dépit de quelques difficultés d’ordre structurel liées à de telles organisations à prétention fédérative, le Réseau met un point d’honneur à cultiver sa centration sur sa vocation originelle plurielle. Il s’agit entre autres, d’œuvrer à rendre visibles et promouvoir des pratiques innovantes des spécialistes africain·es d’analyse de discours vue d’Afrique, à raison de construction de nouvelles grilles d’analyse, ou d’enrichissement des paradigmes existants. Il est heureux, à ce propos, de constater l’intérêt marqué de plus en plus d’enseignant·es et chercheur·euses africain·es de différentes générations, pour le Réseau. C’est dans un tel contexte épistémologique et scientifique que les avertisseurs communicationnels africains (ACA) et la théorie éponyme en construction tentent de se frayer un chemin.

Un ensemble de cinq contributions forment le corpus du présent numéro de la Revue. S’il fallait en proposer une catégorisation non étanche à partir de leurs objets respectifs, on retiendrait qu’elles peuvent se répartir en deux groupes. D’une part, les contributions à caractère théorique qui instruisent une problématique, questionnent, élargissent l’horizon de réflexion, etc. Dans ce premier groupe apparaissent les articles de Hilaire Bohui lui-même et de Aimée-Danielle Lezou Koffi. D’autre part, les contributions centrées sur des études de cas à partir de corpus littéraires, discursifs oraux retranscrits. C’est le cas des articles de Séverin Akérékoro, Ouattara Adou Amadou et André Noellie Bhellys.

Dans ses “Notes sur les avertisseurs communicationnels africains”, Hilaire Bohui, l’auteur promoteur des ACA, présente ceux-ci au plan conceptuel, des conditions et circonstances de leur convocation dans l’échange communicatif, de leur fondement théorique, leur intérêt en tant qu’objet de recherche scientifique et les enjeux épistémologiques qu’ils induisent. En postulant les limites intrinsèques des approches européo-centrées appliquées aux ACA, “Notes sur les avertisseurs communicationnels africains” rend par ailleurs raison de la nécessité d’un changement de paradigme dans l’approche de la construction du sens en contexte africain à partir du cas des ACA tels qu’informés du substrat culturel et cosmogonique africain. Le rôle structurant du substrat culturel, avec cet effet spéculaire de l’être-dans-le monde de l’Africain·e traditionnel·le, en fait une variable déterminante du succès du calcul interprétatif.

Sur la base de ce cadrage conceptuel et épistémologique, mais aussi des conditions socio-culturelles du recours aux ACA dans les interactions verbales, les études des autres contributeur·trices retenu·es dans le présent numéro permettent de se faire une idée du potentiel de productivité scientifique à travers la pertinence des questions connexes qu’il.elles soulèvent en matière de recherche. Ainsi, à travers “Les avertisseurs communicationnels africains. Contribution à une aventure théorique”, A.-D. Lezou Koffi évoque une série de questions d’intérêt majeur et à enjeux socio-discursifs, culturels, épistémiques, pragmatiques, interactionnels, argumentatifs, etc. Mais surtout, A.-D. Lezou Koffi aborde une des problématiques centrales que soulèvent par contiguïté les ACA, à savoir le statut linguistique de la parole africaine prise en situation, ce qui élargit de fait, la perspective de l’« aventure théorique » des ACA.

Dans le deuxième groupe d’articles orientés du côté des cas pratiques, dans sa contribution portant sur “Les avertisseurs communicationnels africains, entre positionnements discursifs et argumentation”, Adou Amadou Ouattara met au jour la fonction pragmatico-argumentative des ACA. Le discours du représentant du Burkina Faso à la 78e session de l’Assemblée Générale de l’Organisation des Nations Unies (ONU) est le corpus de l’étude. En suggérant que les ACA sont informés d’un pouvoir argumentatif parce qu’ils “sont porteurs du positionnement du locuteur/énonciateur avec pour corollaire des effets éthotiques”, Adou Amadou Ouattara décrit et analyse comment les ACA, qu’ils soient notoires ou partiels, procèdent de stratégies argumentatives dans le discours de l’orateur.

Revendiquant un contenu où la théorisation fait corps avec l’étude pratique de cas, “Les avertisseurs communicationnels dans les contes africains : entre traits textuels et enjeux” de Séverin Akérékoro, légitime la position de prudence observée au niveau de l’option de flexibilité de la catégorisation des contributions. En effet, au terme de la description du fonctionnement des avertisseurs communicationnels objet d’une déclinaison taxinomique aussi spécificatrice qu’opératoire[4], l’étude, qui prend pour cadre théorique l’analyse du discours en interaction suivant Kerbrat-Orecchioni, met au jour les « valeurs pragmatiques, argumentatives et génériques des avertisseurs » à partir de contes africains de Birago Diop et d’un collectif.

La dernière contribution est celle d’André Noellie Bhellys. Elle porte sur “La politesse lors des audiences traditionnelles de jugement chez les Baoulé : maximisation sur la préservation des faces des acteurs de l’interaction”. L’étude a une double base théorique à savoir l’approche de la politesse linguistique telle que développée par Kerbrat-Orecchioni et la théorie des actes de langage de J. L. Austin. Elle s’applique à un corpus d’audience judiciaire transcrit et traduit du baoulé en français, et met en exergue « les stratégies de préservation et de valorisation de face ainsi que les marques d’avertisseurs communicationnels notoires ».

Au total, les contributions réunies dans le présent numéro de la revue autour des avertisseurs communicationnels africains permettent de tirer au moins un enseignement. C’est celui de la diversité des perspectives d’appréhension et d’analyses d’un objet de connaissance qui, pour être encore en maturation, n’en est pas moins productif. En effet, il emporte de réels enjeux en matière de recherche en sciences sémiotiques centrées sur la langue en situation. Les nuances d’approches que révèlent ces contributions, avec leurs forces et lignes de fragilité, sont autant de promesses d’un traitement plus abouti des travaux ultérieurs au fil du temps.

En consacrant le présent numéro aux ACA grâce à l’entregent d’Aimée-Danielle Lezou Koffi et la sollicitude complice de Marie-Anne Paveau, la revue Magana permet ainsi à mon leitmotiv, selon lequel il faut “revendiquer le Sud sans perdre le Nord”, de faire sens. J’adresse donc mes sincères remerciements aux fondateur·trices du Réseau et sa direction actuelle. J’associe à ces remerciements, de manière toute spéciale, Marie-Anne Paveau.



  1. Antoine Musuasua Musuasua, « Analyse du discours en République démocratique du Congo : état des lieux », Semen [En ligne], 29 | 2010, En ligne depuis le 24 janvier 2012, connexion le 17 juillet 2024. URL : http://journals.openedition.org/semen/8761; DOI : https://doi.org/10.4000/semen.8761
  2. Interview de Momar Cissé, Projet Analyse du Discours en Afrique subsaharienne. Histoire, épistémologie, théories, Dakar, Juin 2022.
  3. Le R2AD est né à l’initiative conjointe de Aimée-Danielle Lezou Koffi, Hilaire Bohui tous deux de l’université Félix Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, de Kalidou Sy et Fallou Mbow, respectivement de l’université Gaston Berger de St-Louis, et Cheick Anta Diop du Sénégal.
  4. Les conclusions provisoires de cette déclinaison rencontrent le bilan d’étape du travail de « maturation » en cours et pour lequel aussi bien le protocole d’analyse des ACA que les résultats sont plus « affinés ».

Pour citer cet article

BOHUI, Hilaire Djédjé. 2024. Les avertisseurs communicationnels : formes, fonctionnement et enjeux d'un fait de discours. Présentation. Magana. L’analyse du discours dans tous ses sens, 1(2), en ligne. DOI : 10.46711/magana.2024.1.2.1

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