Analyse lexico-sémantique des termes réfugié et migrant au prisme du discours médiatique : cas de Le Figaro et L’Humanité
Tenan YEO et Gnamidjo Abraham SILUE
Introduction
L’expression crise migratoire a été introduite dans le discours médiatique en 2015 au moment où l’Europe faisait face à un flux sans précédent de migrant·es et de réfugié·es. La couverture médiatique de cette crise s’est caractérisée par l’emploi de collocations métaphoriques telles que vague, flux migratoire dénotant en filigrane le débordement, voire la menace (Calabrese & Mistiaen, 2019). En France, l’accueil et l’intégration des personnes déplacées, dénomination généralisante et moins stigmatisante (Kerbrat-Orecchioni, 1980), constituent une épineuse question. Elle cristallise les dissensions et partant, ne cesse de défrayer la chronique. De ce fait, la crise migratoire est à l’origine d’un discours pluriel et conflictuel en raison des différentes interprétations qui en découlent dans la presse écrite française. À cet égard, l’on assiste à une resémantisation terminologique, processus sémantico-discursif qui affecte un espace sémantique donné et forme en contexte une unité sémantique nouvelle, nourrie par des considérations idéologiques dans le discours journalistique. Dans le champ discursif que représente la presse écrite, les instances énonciatives s’évertuent à trouver la manière la plus précise de nommer les personnes déplacées, même si cette précision semble trahir des positionnements énonciatif et idéologique sous-jacents. La presse écrite en tant qu’institution jouissant d’une légitimité énonciative fonctionne désormais dans un champ de bataille discursif. Joute informationnelle visant l’imposition d’une représentation au détriment d’une autre et dans laquelle les différents acteurs s’affrontent pour la signification non seulement des mots, mais aussi des référents qu’ils désignent (Calabresse, 2018). Dans un contexte où l’opinion publique est manifestement écartelée entre sentiment d’hospitalité et d’hostilité envers les personnes déplacées, les médias d’opinion se sont transformés en de véritables réceptacles de discours contradictoires et idéologiques (McCann et al, 2023).
De plus, au sein de la presse écrite française, le discours migratoire semble mettre en évidence une certaine ambivalence terminologique. Aussi le statut des personnes déplacées semble-t-il équivoque d’autant plus que les différents acteurs médiatiques peinent à s’accorder sur une appellation précise, entre autres réfugié·e, migrant·e, demandeur·euse d’asile et clandestin·e. Ces termes revêtent une connotation positive ou péjorative selon que la ligne éditoriale du quotidien est idéologiquement marquée à gauche ou à droite sur l’échiquier politique. Au regard de ce qui précède, comment les termes migrant et refugié sont-ils actualisés dans les quotidiens français Le Figaro et L’Humanité? Quels sont les termes utilisés et avec quelle charge conceptuelle les deux quotidiens français décrivent-ils les personnes déplacées? Comment le sens des termes est-il construit par le discours de ces deux quotidiens français? Le choix d’un terme au détriment d’un autre trahit-il un positionnement idéologique au sein de la presse écrite? Autant de questions auxquelles nous essayerons d’apporter des réponses sur la base d’un corpus constitué.
Ancrage théorique
Notre analyse s’inscrit dans le vaste champ de l’analyse du discours, sous l’angle de la sémantique des textes. La sémantique interprétative (SI) stipule que le global détermine le local qui à son tour détermine le sens des unités. Ainsi, les diverses productions discursives (textes) se positionnent comme des objets privilégiés d’analyse de cette approche (Rastier, 1987). Pour Rastier (1996, p. 19), l’une des principales missions assignées à la sémantique s’organise autour de trois axes convergents dont la première est de développer une sémantique unifiée pour les trois niveaux principaux de description, à savoir le mot, la phrase et le texte. Ainsi, nous optons pour une approche de la SI qui se prête bien à l’analyse de corpus discursifs. En effet, la SI a émergé comme un programme de recherche en France au cours des années 1980. En s’inscrivant dans la tradition saussurienne, elle repose principalement sur une synthèse de la sémantique structurale européenne développée par des auteurs tels que Louis Hjelmslev, Eugenio Coseriu, Bernard Pottier et Algirdas-Julien Greimas (Riemer, 2015). De plus, la SI considère le sens linguistique comme le résultat de différences entre signes et autres unités, à la fois en contexte et au sein des discours. Au sein des textes, les structures sémantiques favorisent diverses impressions référentielles. Par conséquent, le sens est considéré comme une propriété des discours et non des signes isolés qui au demeurant, n’ont pas d’existence empirique. Comme le contexte c’est tout le texte, la microsémantique dépend de la macrosémantique (Rastier, 1996). Pour exprimer ce jeu d’échelle, voire de granularité, on distingue selon la terminologie de Rastier (1987) une microsémantique pour la sémantique lexicale (mot ou lexie), une mésosémantique (syntagme et phrase), et une macrosémantique (texte). Par ailleurs, nous prendrons en compte les deux premiers paliers pour mener à bien notre analyse.
La constitution du corpus journalistique sur la base du positionnement idéologique
Notre corpus est constitué d’articles de presse extrait de deux quotidiens français, notamment L’Humanité[1] et Le Figaro[2]. Les articles abordent essentiellement la question épineuse de l’accueil des migrant·es et des réfugié·es. Le corpus est préférentiellement constitué d’articles rédigés lors d’un moment discursif communément appelé crise migratoire. Par conséquent, nous avons retenu dix (10) articles traitant du débat des personnes déplacées uniquement et publiés dans les deux quotidiens entre 2016 et 2018, période au cours de laquelle ce débat social a polarisé l’attention médiatique et publique. Le choix de ces médias se justifie, car ils abordent sous des angles différents suivant leur ligne éditoriale, la question des réfugié·es tout en examinant leurs conditions de vie et les traitements qu’ils et elles ont reçus dans les différents pays de l’Union européenne et plus précisément en France. Pour constituer notre corpus, nous avons effectué une recherche par mots-clés sur les sites web des deux quotidiens français. Nous avons sélectionné les articles portant sur le thème migratoire tout en ayant égard à la date de publication. Le choix de ces deux quotidiens ne relève pas du simple hasard puisque les quotidiens L’Humanité et Le Figaro se situent respectivement à gauche et à droite sur l’échiquier politique. De fait, le clivage entre la droite et la gauche a structuré la vie politique depuis la Révolution française. Ces deux orientations se distinguent par deux valeurs fondamentales. La gauche privilégie une société plus égalitaire axée sur la consolidation de l’intervention de l’État tandis que la droite prône une société conservatrice axée sur le libéralisme économique (Richard, 2006). Nous verrons comment le positionnement idéologique de ces deux quotidiens influe sur leurs discours interprétatifs de la crise migratoire. D’autant que le phénomène migratoire a favorisé l’institution d’un discours journalistique idéologiquement marqué.
Dissiper l’amalgame terminologique et sémantique autour des termes migrant et refugié
La crise migratoire a rendu l’activité dénominationnelle absolument complexe et ce, à partir du moment où il s’agit de trouver le terme approprié pour faire référence aux personnes déplacées qui affluent vers l’Europe et précisément la France. Le journaliste se retrouve à plus d’un titre dans l’embarras face à la pluralité des significations que revêtent les termes réfugié et migrant. Calabrese (2018, p. 119) admet que « les tensions lexicales et sémantiques nous permettent d’accéder à ce que les locuteurs croient être le réel social et d’observer leur tentative de le façonner en fonction de leur vision du monde ». De ce point de vue, l’événement rapporté par le journal est une construction de la réalité selon une échelle propre aux contraintes et à la logique du journal (McCombs et Valenzuela, 2020). Pour sa part, Authier-Revuz soutient que « dès lors […] que les mots ne sont pas les noms-miroirs des choses préstructurées, la nomination participe d’une construction de la réalité » (2012, p. 478, cité par Calabrese, 2018, p. 106). De ce fait, les discours métasémantiques, qui mettent en exergue une signifiance particulière des unités en contexte, sont un indice révélateur d’un conflit entre des points de vue propre à des groupes de même que les opérations métadiscursives révèlent la phase critique d’une entité lexicale (Calabresse, 2018). Dans le récit des évènements, certain·es journalistes n’hésitent pas à utiliser indistinctement les deux termes réfugié et migrant, et ce, au mépris des spécificités sémantiques inhérentes à ces termes. En le faisant, ils établissent délibérément un rapport synonymique entre les migrant·es et les réfugié·es. Mais à y voir de près, l’on s’aperçoit que les termes migrant et réfugié n’entretiennent aucun rapport synonymique dès lors qu’on considère leurs sémantismes par le biais d’une analyse sémique rigoureuse. Pour rendre compte de la définition des deux termes et pour un souci d’objectivité, le point de vue du dictionnaire peut s’avérer nécessaire de même que les définitions juridiques que l’on confère à ces deux termes. Le point de vue de Rastier vient confirmer opportunément l’idée du recours à la définition puisqu’elle est :
La description des unités sémantiques dont se compose le sens des unités lexicales. Cette description comporte deux aspects corrélatifs : l’identification des traits de sens pertinents, que l’on appelle les sèmes, et l’identification des relations entre ces sèmes, qui permet de décrire le sens comme une structure et non comme un inventaire de traits (2005, p. 5).
Ainsi selon le Dictionnaire français CNRTL (2012), le ou la migrant·e est un « individu travaillant dans un pays autre que le sien ». Par ailleurs, le Grand Robert (2005) définit le ou la réfugié·e comme « une personne qui a dû fuir le lieu, le pays qu’elle habitait afin d’échapper à un danger (guerre, persécutions politiques ou religieuses) ». Dans son glossaire de la migration, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) considère les migrant·es comme des « personnes se déplaçant vers un autre pays ou une autre région aux fins d’améliorer leurs conditions matérielles et sociales, leurs perspectives d’avenir ou celles de leur famille ». Quant au terme refugié, il s’applique à « toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays ».
Par ailleurs, à en croire l’Agence des nations unies pour les réfugiés (HCR) (2016) « le statut de réfugié est défini et protégé dans le droit international. Les réfugiés se trouvent hors de leur pays d’origine en raison d’une crainte de persécution, de conflit, de violence ou d’autres circonstances qui ont gravement bouleversé l’ordre public et qui, en conséquence, exigent une « protection internationale » ». Selon ce même organisme, une définition juridique ne semble pas être attestée pour le terme migrant, néanmoins les Nations unies (ONU) désignent comme migrant·e « toute personne qui a résidé dans un pays étranger pendant plus d’une année, quelles que soient les causes, volontaires ou involontaires, du mouvement, et quels que soient les moyens, réguliers ou irréguliers, utilisés pour migrer ». Après avoir rapporté les définitions dictionnairiques et les subtilités lexico-légales, une analyse sémique s’avère nécessaire pour dégager les traits sémantiques qui caractérisent les deux termes afin de prémunir le lectorat contre les amalgames sémantiques et les confusions lexico-juridiques propres à ces termes.
Analyse sémique des deux unités lexicales migrant·e et réfugié·e sur la base des définitions dictionnairiques et juridiques
Au regard des définitions dictionnairique et conventionnelle, il convient de relever qu’il existe une nuance sémantique entre les deux termes lorsqu’on procède à une analyse sémique, c’est-à-dire en unités de sens. Rastier admet que l’analyse sémique concourt à des définitions rationalisées d’autant plus qu’elle repose sur le même principe cardinal selon lequel « les définitions ordinaires, les unités définissantes sont standardisées, et surtout choisies conformément à des principes de pertinence » (2005, p. 38). L’analyse sémique a l’avantage de dissiper l’amalgame sémantique, voire toute équivoque liée au sens des deux termes en relevant les traits saillants qui permettent d’établir une différenciation conceptuelle et sémantique. L’analyse sémique s’est faite sur la base des définitions dictionnairique et juridique mentionnées précédemment. De ce fait, le terme migrant est considéré comme un sémème susceptible de regrouper en son sein des sèmes[3] tels que : /humain/ /déplacé/ /travailleur/ /motivation économique/ et /libre/. En revanche, le sémème /refugié/ réunit dans son champ définitionnel les sèmes suivants : /humain/ /déplacement forcé/ /contrainte/ /motivation sécuritaire/ /guerre/ /famine/ /persécution/.
La décomposition en unités de sens des lexèmes /migrant/ et /réfugié/ permet de mettre en évidence les spécificités sémiques qui induisent des différenciations sémantiques au niveau des deux termes. En réalité, les deux termes ne partagent pas les mêmes traits sémantiques même si l’usage courant tend à établir improprement un rapport synonymique entre eux. La déclinaison des traits différenciateurs montre que ces termes doivent être utilisés en tenant compte de leurs particularités sémiques. C’est en cela que Greimas (2002) précise que les oppositions sémiques opèrent des disjonctions lexématiques sur l’axe paradigmatique. Même si les deux lexèmes partagent des particules sémiques, à savoir /humain/ et /déplacé/ qui tendent à induire un rapport synonymique, il n’en reste pas moins qu’une opposition sémique se manifeste au travers des sèmes suivants : /motivation économique/ vs /motivation sécuritaire/ et /contrainte/ vs /liberté/ pour ne citer que ceux-là. En outre, les termes migrant et réfugié ont été analysés indépendamment de leur usage actualisé, voire effectif dans le discours, d’autant plus que l’analyse sémique a été faite à l’aune des définitions dictionnairique et juridique. À cet égard, Calabrese (2018) avance que l’analyse des variations de sens, des usages et des représentations, au-delà de la signification telle qu’encodée dans le dictionnaire, présente un intérêt particulier dans la mesure où l’analyse rend intelligible les manifestations protéiformes du sens. Le débat terminologique entourant les termes migrant et réfugié illustre un phénomène bien connu des linguistes à savoir que le sens d’un mot ne se limite pas à sa définition dictionnairique, mais s’étend largement, évoluant au gré des représentations sociales changeantes. De manière constante, ces termes s’accompagnent d’énoncés métalinguistiques et autonymiques qui dévoilent une hiérarchie entre les différents statuts, parfois accompagnée d’une contextualisation visant à mettre en évidence les variations diachroniques. Il s’agit maintenant de voir comment ces deux termes sont actualisés dans les articles issus du quotidien L’Humanité et Le Figaro. Une analyse lexico-sémantique des termes tels qu’énoncés dans le discours permet de dégager les particules sémiques qui s’agrègent aux traits sémantiques existants suivant le contexte discursif.
Configuration sémantico-discursive des termes migrant et réfugié dans le discours du quotidien français L’Humanité
Analyse de la configuration taxémique du terme migrant dans le discours du quotidien L’Humanité
À en croire Saussure (1975), la langue est un système dont tous les termes sont solidaires et où la valeur de l’un ne résulte que de la présence simultanée de l’autre. Le cotexte devient donc un facteur qui concourt à la détermination du sens. Dans les articles du quotidien L’Humanité, les différentes occurrences relevées du terme migrant sont visiblement en rapport avec l’activité économique. Le terme est en relation avec des unités lexicales ayant trait au capital économique et surtout relevant du domaine de //l’économie//. De ce fait, le·a migrant·e est considéré·e comme un·e potientiel·le acteur·trice de développement. Nous pouvons le souligner à l’aide des occurrences ci-dessous :
(1) « Les migrants contribuent de façon décisive à la richesse économique et culturelle des pays qui les accueillent »[4]
(2) « Les migrants ont participé à hauteur de 70% à l’augmentation de la main d’œuvre en Europe»[5]
(3) « Régulariser les migrants parce qu’ils représentent une chance pour l’Europe»[6]
(4) « Les migrants ont aussi représenté 15% des primo-entrées sur le marché du travail dans des secteurs tel que la science, la technologie ou l’ingénierie »[7].
Les occurrences du terme migrant dans le discours de L’Humanité permettent d’en faire la lecture sémantique ci-dessous :
Ces occurrences véhiculent une conception appréciative du terme migrant puisqu’on assimile le·a migrant·e à un·e artisan·e de la croissance économique. L’actualisation du terme dans les différentes occurrences crée une classe taxémique[8], à savoir celle de la //richesse économique// qui prend en compte les sémèmes suivants « //‘marché’, ‘travail’, ‘main d’œuvre’// ». Dans un tel contexte, la conception du terme migrant est en adéquation avec la définition dictionnairique et conventionnelle. Le terme migrant n’a pas perdu sa valeur sémantique originelle dans la mesure où le·a migrant·e est considéré·e comme une source de richesse dans les occurrences ci-dessus. Nous constatons que l’actualisation du terme migrant dans les occurrences n’influe pas sur sa valeur sémantique primitive. Au contraire, son contenu sémantique s’enrichit par la valeur axiologique du cotexte. On peut en déduire qu’il existe une conjonction sémique dans le discours du quotidien L’Humanité puisque dans son contexte discursif, le terme actualise les mêmes traits sémantiques répertoriés dans les définitions juridiques et conventionnelles.
Présence d’unités sémémiques dysphoriques rattachées au terme réfugié dans le discours du quotidien L’Humanité
Voyons les différentes acceptions que le terme réfugié prend en charge dans les occurrences ci-dessous :
(1) « Les 66 000 réfugiés arrivés en Grèce que les pays européens s’étaient engagés à accueillir»[9]
(2) « L’opération « Mare nostrum » par laquelle l’État italien sauvait un maximum de réfugiés. Le seul résultat fut en effet que le nombre de morts explosa, sans que ne soit observé le moindre ralentissement des flux »[10]
(3) « L’arrivée de réfugiés venant de Syrie, chassés par la guerre, a créé une concurrence tendue sur le marché du travail local »[11]
(4) « Fuyant la guerre, la faim et la misère, des millions de réfugiés sont sur les routes entre la Syrie et l’Europe »[12]
(5) « Le premier ministre turc ne cache pas qu’il compte négocier cher toute aide dans la crise des réfugiés. »[13]
(6) « Lors de la fermeture du bidonville de Calais, plus de 6 000 réfugiés ont trouvé place dans des centres d’accueil et d’orientation[14] ».
Les différentes occurrences relevées dans le même journal permettent de visualiser la configuration sémantique du terme réfugié selon l’approche ci-dessous :
Les différents énoncés relevés nous permettent de voir l’actualisation du terme dans les ilots discursifs répertoriés. Le terme refugié revêt un sens particulier en fonction de son actualisation dans le discours de L’Humanité. Eu égard au contexte, le sens devient tributaire des relations intratextuelles et intertextuelles qui s’établissent entre le terme réfugié et les unités phrastiques avoisinantes telles que ‘‘le nombre de morts explosa’’, ‘‘chassés par la guerre’’, ‘‘faim et misère’’, ‘‘bidonville’’, etc. Il en résulte la création de la classe taxémique //crise humanitaire// qui prend en compte ces sémèmes « //‘guerre’, ‘faim’ ‘misère’, ‘accueil’ ‘chassé’ ‘mort’// ». Contrairement au terme migrant, le terme réfugié est péjorativement dénoté dans ce contexte discursif et ce, en raison de son actualisation discursive marquée par la présence d’unités sémémiques à valeur négative. Les sémèmes affiliés à cette classe taxémique dressent une situation on ne peut plus dramatique voire dysphorique. Les sèmes initialement relevés, et surtout inhérents au sémème /migrant/, sont étoffés par l’actualisation de certains sèmes contextuels tels que /misère/ /mort/ /fuite/ /accueil/. C’est pourquoi Rastier (2005) admet que « quand la lexie est décrite en contexte sa signification se trouve en outre modifiée non seulement par actualisation et virtualisation de sèmes, mais encore par adjonction de sèmes (dits afférents en contexte) ». Dans ce contexte discursif particulier, l’adjonction de sèmes afférents s’inscrit dans une logique de dramatisation de la crise migratoire. Les éléments constitutifs de ce taxème révèlent toutefois l’acuité de la crise migratoire et le besoin urgent de prendre en charge les réfugié·es. Ainsi, sa condition de vie devrait susciter l’empathie de l’opinion publique selon le quotidien. L’usage du terme est en congruence avec le sens conventionnel rattaché au terme réfugié, à savoir que les réfugié·es sont des personnes en proie aux affres de l’existence et qui se déplacent dans le dessein de préserver leur vie. Somme toute, l’actualisation du terme migrant dans le discours du quotidien subsume les traits sémiques inhérents à celui-ci.
Portrait du migrant et du réfugié à l’aune des configurations sémantiques relevées dans le discours du quotidien L’Humanité
Les différentes occurrences relevées nous ont permis de percevoir au mieux la configuration sémantique des termes migrant et réfugié dans leur actualisation dans le contexte discursif du quotidien L’Humanité. Ainsi, l’on constate qu’il s’est formé autour du terme pivot un ensemble d’unités discursives qui actualisent le terme et lui assignent toute sa valeur sémantique. L’on en infère que le·a migrant·e est perçu·e comme une source de richesse économique selon le quotidien L’Humanité tandis que le·a réfugié·e est considéré·e comme un·e déplacé·e en détresse qui mérite la sympathie et un accueil digne. Dans les différentes occurrences relevées, l’on remarque que les deux termes sont judicieusement employés en ayant égard aux différentes spécificités définitionnelles des deux termes. Ces emplois lexico-discursifs sont idéologiquement orientés d’autant plus qu’ils mettent en exergue les valeurs socialistes du progrès partagé et de l’entraide. L’emploi d’un terme plutôt qu’un autre révélera non seulement une manière différente d’appréhender et de conceptualiser ces mouvements de populations, mais également une indication quant à la manière la plus adéquate d’assurer leur protection (Venturini et al. 2012).
Configuration sémantico-discursive des termes migrant et réfugié dans le quotidien français Le Figaro
Indexation de la « menace » dans la configuration taxémique du terme migrant dans le discours du quotidien Le Figaro
Le discours sur la crise migratoire en Europe a eu une résonance particulière dans les parutions du quotidien Le Figaro. Contextuellement marquées, les occurrences du terme migrant dans le discours de ce quotidien se dévoilent dans les énoncés suivants :
(1) « Après quelques mois d’accalmie, les clandestins ont recommencé à affluer vers la ville du Nord dès le printemps 2017 »[15]
(2) « Un migrant érythréen de 22 ans a été mis en examen jeudi soir pour viol aggravé par le parquet de Boulogne-sur-Mer»[16]
(3) « Les violences dont les femmes font l’objet de la part d’un certain nombre de migrants »[17]
(4) « J’ai l’impression qu’il y a une gêne quand il s’agit d’un crime commis par un migrant»[18]
(5) « Le démantèlement du plus grand campement sauvage de migrants »[19]
Les différentes occurrences du terme migrant dans le journal Le Figaro concourent à lui attribuer la valeur sémantique représentée ci-dessous :
Dans son actualisation, le terme migrant prend une connotation péjorative. Au regard des sèmes afférents que le terme actualise, le taxème //menace// peut être indexé avec la présence de sémèmes spécifiques tels que « //‘viol aggravé’, ‘violence’, ‘crime’, ‘incarcération’, ‘mise en examen’// ». Cette classe taxémique qui regroupe des sémèmes concourt à l’actualisation du terme dans sa configuration discursive. La récurrence de certains sémèmes tels que /crime/ /violence/ et /incarcération/ met en évidence l’idée d’une menace indéniable. Les particules sémiques résultant de cette actualisation tranchent avec les traits précédemment dégagés sur la base des définitions dictionnairiques et juridiques. On remarque à cet égard une opposition et une disjonction sémique dans la mesure où la présence du terme migrant coïncide avec l’apparition de sémèmes ayant une valeur foncièrement dépréciative tels que //‘viol aggravé’, ‘violence’ et ‘crime’//. En outre, le terme « clandestin », quoi qu’il ne soit pas un terme pivot[20], il importe de souligner son actualisation dans le discours en tant qu’un paradigme désignationnel et ce, dans la mesure où il est utilisé pour faire référence aux migrant·es (Mortureux 1993). Le terme clandestin a une connotation fortement dévalorisante. Il en résulte que, selon le quotidien Le Figaro, l’arrivée des migrant·es est perçue comme une menace avérée dans la mesure où le terme est associé à nombres des méfaits et délits tels que relevés dans les occurrences ci-dessus.
Recours à l’ambiguïté terminologique comme stratégie discursive dans le quotidien Le Figaro
Dans sa stratégie discursive, le quotidien Le Figaro recourt délibérément à l’ambiguïté terminologique en utilisant concurremment les termes réfugié et migrant. Le terme réfugié, bien qu’il ne fasse pas l’objet d’un emploi récurrent, mérite d’être analysé dans ses différentes occurrences, telles qu’elles apparaissent dans les articles.
(1) « Une majorité de Français (57%) sont hostiles à l’idée que la France accueille une partie des migrants et réfugiés qui affluent en Europe »[21]
(2) « 26% ne souhaitent « pas vraiment » que la France accueille sur son territoire une partie des migrants et réfugiés arrivant dans l’Union européenne »[22]
(3) « L’opposition à l’accueil des migrants et réfugiés atteint ses plus hauts niveaux auprès des habitants des communes rurales (63%) »[23]
La valeur sémantique du terme réfugié s’actualise selon les modalités ci-dessous :
Dans les énoncés relevés, le terme migrant est systématiquement utilisé avec le terme réfugié. Les journalistes du quotidien Le Figaro utilisent indistinctement les termes migrant et réfugié pour faire référence au statut des personnes déplacées. Le taxème //inhospitalité// se dégage visiblement du contexte discursif. Les sémèmes constitutifs de cette classe taxémique sont « //‘hostilité’, ‘opposition’, ‘rejet’// ». Dans cette conceptualisation du terme, l’idée véhiculée est le rejet et l’hostilité manifeste des Français·es à l’accueil des réfugié·es. Cette idée a une incidence sur l’appréhension du sens du terme migrant, qui est employé concurremment avec celui de réfugié. A priori, les deux termes font l’objet d’un emploi indifférencié dans les occurrences relevées. L’emploi des deux termes dans les occurrences susmentionnées laisse penser que ceux-ci revêtent le même sens en contexte. Les migrant·es et les réfugié·es sont donc logé·es à la même enseigne. Mais l’analyse sémique permet au lectorat d’appréhender la valeur sémantique des deux termes en contexte. Toute chose qui lui donne une approche rationnelle de compréhension lui permettant de déceler le faux rapport synonymique suscité par le discours du journal. Dans la configuration discursive, les deux termes sont pris comme des synonymes en ce sens qu’on leur assigne les mêmes traits sémantiques. En contexte, l’actualisation du terme véhicule un sens dépréciatif. Les occurrences laissent penser que les migrant·es passent pour des personnes dangereuses.
Portrait du migrant et du réfugié à l’aune des configurations sémantiques relevées dans le discours du quotidien Le Figaro
Dans le discours du journal Le Figaro, les termes migrant et réfugié sont fortement connotés. Plutôt que de constituer une source de richesse, le·a migrant·e constitue une menace qu’il importe de contenir. Son accueil est à l’origine de plusieurs problèmes sociétaux, notamment l’insécurité. Il en va de même pour le·a réfugié·e, qui est d’ailleurs assimilé·e au·à la migrant·e. En examinant de près la configuration sémantique du terme dans les différentes occurrences, cela laisse penser que les Français·es sont hostiles à l’accueil des réfugié·es. Dans les différentes occurrences relevées, il convient de souligner que le journal Le Figaro ne tient pas compte des différentes acceptions des deux termes véhiculant ainsi les valeurs de la droite axées sur l’identité nationale, l’ordre et la sécurité. Cet amalgame terminologique est préjudiciable d’autant plus que
les dénominations utilisées sont elles-mêmes porteuses d’enjeux et transmettent la position de ceux qui les utilisent. Car dénommer, c’est choisir au sein d’un paradigme dénominatif; c’est faire « tomber sous le sens », c’est orienter dans une certaine direction analytique, l’objet référentiel; c’est abstraire et généraliser, c’est classifier et sélectionner : l’opération dénominative, (…) n’est donc jamais innocente, et toute désignation est nécessairement « tendancieuse » (Kerbrat-Orecchioni, 1980, p. 119 citée par Oulebsir, 2021, p. 318).
Au demeurant, l’acte de nommer signifie prendre position et choisir certains sens inscrits dans un interdiscours (Calabrese, 2015).
Conclusion
L’unité lexicale joue un rôle tout particulier dans les paliers de description de la théorie sémantico-discursive. Notre approche consistait à élucider la question de la dénomination discursive des personnes déplacées dans le discours des quotidiens français L’Humanité et Le Figaro au prisme de leur positionnement énonciatif et idéologique sous-jacents. L’analyse en contexte des unités lexicales migrant et refugié nous a permis de mettre en lumière les stratégies discursives, entre autres, l’énonciation orientée et l’amalgamation contextuelle, et les choix terminologiques mis en œuvre dans le discours journalistique des deux quotidiens français. Si le discours migratoire s’est cristallisé autour de la question de l’étiquette utilisée pour désigner les personnes déplacées, il n’en demeure pas moins que les positions tendancieuses se profilent dès lors qu’on explore l’univers discursif et les choix lexicaux de chaque acteur·trice journalistique. Mais à y voir de près, la déconstruction des éléments constitutifs du discours permet de déterminer son sens global et partant, son versant insoupçonné. L’analyse lexico-sémantique par le biais de l’appareillage théorique fourni par la sémantique interprétative a permis de lever les ambiguïtés terminologiques qui entourent l’usage des termes migrant et réfugié dans le discours journalistique des deux quotidiens français. Au-delà de la controverse terminologique que le discours migratoire a générée, la crise migratoire reste à l’origine d’une fracture sociale exacerbée par les clivages entre les partis de droite et de gauche quant au statut que l’on devrait dûment conférer aux personnes déplacées. Ces dissensions se répercutent sans conteste dans le discours de la presse écrite qui s’en fait volontiers l’écho. Par conséquent, la controverse sur les termes à employer n’est donc pas simplement une affaire de vocabulaire : elle touche à la conceptualisation même des personnes déplacées, et leur protection ainsi qu’à la politique idoine qu’il convient de mettre en œuvre pour leur assurer une intégration adéquate.
Références bibliographiques
Calabrese, Laura and Mistiaen, Valériane. 2019. Naming displaced people: new patterns in media discourse? a discourse analysis of Le Monde and Le Figaro. Diacrítica 3, p. 211-235.
Calabrese, Laura. 2018. Faut-il dire migrant ou réfugié? Débat lexico-sémantique autour d’un problème public. Langages 210, p. 105-124.
Delavigne, Valérie. 2003. Quand le terme entre en vulgarisation. Terminologie et Intelligence artificielle, p. 80-91.
Saussure, Ferdinand (de). 1975. Cours de linguistique générale. Paris : Payot.
Greimas, Algirdas Julien. 2002. Sémantique structurale : Recherche de méthode. Paris : Presses Universitaires de France.
Oulebsir-Oukil, Kamila. 2021. Dénominations polémiques, mépris et contre-mépris dans les discours produits entre 2017-2019 sur les réfugiés en Algérie. Jordan Journal of modern languages and littérature 2, p. 321-338.
Kerbrat-Orecchioni, Catherine. 1980. L’énonciation. De la subjectivité dans le langage. Paris : Armand Colin.
McCann, Katherine et al. 2023. The role of media narratives in shaping public opinion toward refugees : A Comparative Analysis. Genève: International Organization for Migration.
McCombs, Maxwell and Valenzuela, Sebastian. 2021. Setting the agenda: Mass Media and Public Opinion. Cambridge : Polity.
Mortureux, Marie-Françoise. 1993. Paradigmes désignationnels. Semen, Annales littéraires de l’Université de Besançon 8, p. 121-141.
Rastier, François. 1987. Sémantique interprétative. Paris : PUF.
Rastier, François. 1991. Sémantique et recherches cognitives. Paris : PUF.
Rastier, François. 1996. La sémantique des textes, concepts et applications. Hermes, Journal of Linguistics 16, p. 16-38.
Rastier, François. 2005. La microsémantique. Texto 2, p. 1-45.
Richard, Gilles. 2006. Droites et gauches dans la vie politique française. Réflexions sur un affrontement pluriel. Vingtième Siècle, Revue d’histoire 90, p. 155-167.
Riemer, Nick. 2015. The Routledge Handbook of Semantics. New York: Routledge.
Venturini, Tommaso, Gemenne, François et Severo, Marta. 2012. Des migrants et des mots : une analyse numérique des débats médiatiques sur les migrations et l’environnement. Cultures & Conflits 88, p. 133-156.
- Le journal L’Humanité a été fondé par Jean Jaurès le 18 Avril 1904, avec l’aide d’Alfred Léon Gérault-Richard, deux hommes politiques de gauche. ↵
- Le Figaro est un quotidien de la droite conservatrice qui a été fondé en 1826 par Philadelphe-Maurice Alhoy. Il est considéré comme le plus ancien quotidien français. ↵
- D’après Rastier. F (2005, p. 5), le sème est « la plus petite unité de signification définie par l’analyse ». Les sèmes sont définis comme des relations d’opposition ou d’équivalence au sein de classes de sémèmes. Un sémème est un ensemble structuré de traits pertinents. ↵
- https://www.humanite.fr/les-migrants-sont-une-richesse-pour-leurope-638281, 30 Juin 2017. ↵
- https://www.humanite.fr/les-migrants-sont-une-richesse-pour-leurope-638281, 30 Juin 2017. ↵
- https://www.humanite.fr/les-migrants-sont-une-richesse-pour-leurope-638281, 30 Juin 2017. ↵
- https://www.humanite.fr/les-migrants-sont-une-richesse-pour-leurope-638281, 30 Juin 2017. ↵
- Pour l’analyse lexicale, le taxème est une classe sémantique déterminante. Selon Rastier (2005, p. 5), « le taxème est la seule classe nécessaire : tout sémème comprend au moins un sème générique qui l’indexe dans son taxème de définition ». Les taxèmes reflètent donc des situations de choix. ↵
- https://www.humanite.fr/les-migrants-sont-une-richesse-pour-leurope-638281, 30 Juin 2017. ↵
- https://www.humanite.fr/nous-sommes-la-solution-pas-le-probleme-649928, 6 Février, 2018. ↵
- https://www.humanite.fr/les-migrants-sont-une-richesse-pour-leurope-638281, 30 Juin 2017. ↵
- https://www.humanite.fr/leurope-demande-lafrique-de-garder-ses-migrants-609244, 9 Juin 2016. ↵
- https://www.humanite.fr/monde/refugies-syriens/ue-les-refugies-objets-de-tous-les-chantages, 8 Mars 2016. ↵
- https://www.humanite.fr/monde/refugies-syriens/ue-les-refugies-objets-de-tous-les-chantages, 8 Mars 2016. ↵
- http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/10/24/01016-20171024ARTFIG00010-calais-que-sont-devenus-les-7400-migrants-evacues-de-la-jungle.php ↵
- http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/11/03/01016-20171103ARTFIG00260-calais-un-migrant-erythreen-mis-en-examen-pour-viol-aggrave.php ↵
- http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/11/03/01016-20171103ARTFIG00260-calais-un-migrant-erythreen-mis-en-examen-pour-viol-aggrave.php ↵
- http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/11/03/01016-20171103ARTFIG00260-calais-un-migrant-erythreen-mis-en-examen-pour-viol-aggrave.php ↵
- http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/10/24/01016-20171024ARTFIG00010-calais-que-sont-devenus-les-7400-migrants-evacues-de-la-jungle.php ↵
- Selon Delavigne (1994), le terme pivot sert d’entrée dans le texte. Il se caractérise par l’ensemble des unités avec lesquelles il est en relation dans le discours. En l’occurrence, nos termes pivots sont migrant et réfugié. ↵
- http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2016/09/21/97001-20160921FILWWW00323-57-des-francais-opposes-a-l-accueil-de-migrants.php ↵
- http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2016/09/21/97001-20160921FILWWW00323-57-des-francais-opposes-a-l-accueil-de-migrants.php ↵
- http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2016/09/21/97001-20160921FILWWW00323-57-des-francais-opposes-a-l-accueil-de-migrants.php ↵