Expressions et sens du genre. Une lecture de Crépuscule du tourment de Léonora Miano
Aimée-Danielle LEZOU KOFFI
Introduction
Discours et genre sont des constructions sociales. Le premier, matérialisation de la langue, contribue à la transmission, à la diffusion, à l’implémentation et à la cristallisation des représentations et stéréotypes liés au second, le genre. Le discours est un mode d’accès privilégié pour comprendre la société, les idéologies en circulation, les croyances, les représentations. Il se présente comme le lieu de l’expression d’une vision singulière du monde mais également comme « la manifestation attestée d’une surdétermination collective de la parole individuelle » (Mazière, 2005, p. 9). Le discours littéraire n’échappe pas à cette acception. En tant qu’activité sociale, il est le produit d’une imbrication entre le texte et son contexte et participe des discours sur le monde avec une scénographie spécifique (Maingueneau, 2004).
Notre contribution s’inspire de ce postulat et envisage, à l’aune de l’Analyse du Discours (désormais AD), d’étudier les représentations du genre dans l’œuvre Crépuscule du tourment de Léonora Miano[1]. Elle prend le prétexte du récit pour initier une réflexion sur cette problématique. Qu’est-ce qu’être une femme ? Qu’est-ce qu’être un homme ?
Une analyse basée sur le concept de genre, gender en anglais, confronte l’homme et la femme dans une interaction verticale où l’homme est en position dominante. L’exercice consistera à identifier les procédés de modélisation de la domination masculine dans une société patriarcale, c’est-à-dire les « genrèmes », marques concrètes des rapports sociaux fondés sur les différences perçues entre les sexes dans le discours. C’est une activité pertinente, à notre sens, pour saisir le sens de ces rapports de pouvoir et produire un contre-discours productif. Ainsi, le genre discursif sera questionné du point de vue de sa pertinence dans le champ des sciences du langage au sens large, et spécifiquement de l’AD. Puis, l’analyse tentera de saisir la définition de la femme et de l’homme dans le discours. Enfin, elle proposera une construction sémantique du genre dans Crépuscule du tourment.
Le genre en linguistique : un objet d’analyse pertinent ?
Une telle analyse requiert un certain nombre de précisions épistémologiques qui constituent les réponses aux questions suivantes : qu’est-ce que le genre ? Quelles sont ses caractéristiques ? Quels rapports entretient-il avec les concepts de féminisme et de sexe ? Et enfin, quel est l’état de la recherche sur le genre dans les sciences du langage (Greco, 2014), en AD ?
En somme, la présente section mettra en relief la dimension plurielle du genre en tant qu’objet social, linguistique, discursif.
Le genre, une construction sociale
Les préoccupations d’égalité de sexe se posent concomitamment à celles sur les droits universels, à la fin du XVIIIe siècle (Pahud, 2009, p. 31). Puis, Beauvoir (1949) fustige le féminin et le masculin en tant que constructions sociales, inspirant le féminisme radical dans les années 1960. Pourtant, « ce n’est qu’à partir des années 1970 que les études féministes prennent vraiment racine, sur le terreau du mouvement social féministe de la deuxième vague, responsable d’une remise en cause globale du système patriarcal » (Pahud, 2009, p. 32). Dans la même période, aux USA, le « gender » fait son apparition dans les sciences sociales.
Le genre est un objet d’étude transversal qui s’intéresse aux fonctions sociales des individus en relation avec leur sexe. Il remet en cause le caractère naturel des fonctions sexuées. Il constitue un vaste champ de recherches regroupées sous le vocable « gender studies ». Le genre est une construction sociale, élaborée dans un double mouvement vertical et horizontal. En effet, les attendus sociaux de féminité et de masculinité sont forgés dans un rapport dichotomique liant la compréhension des unes à celle des autres. La femme et l’homme se construisent en tant que tels, l’un par rapport à l’autre dans une relation déontique. En outre, l’opposition entre le masculin et le féminin s’inscrit dans un rapport hiérarchique, le masculin étant le dominant et le féminin, le dominé. Le genre en soi est alors oppressif.
Pourtant, entre les concepts de genre et de féminisme, le premier semble une version moins radicale du second. En effet, le féminisme réfère aux luttes et revendications pour l’amélioration de la condition des femmes, pour la réduction voire l’inversion du rapport hiérarchique jusqu’ici à l’avantage des hommes. Le genre postule une prise en compte du féminin et du masculin, inscrivant de facto la lutte féministe dans une dynamique collaborative. En effet, l’évolution des représentations sociales du féminin ne saura ignorer le masculin car :
Le féminisme est une aventure collective, pour les hommes, et pour les autres. Une révolution bien en marche. Une vision du monde. Un choix. Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes, mais bien de tout foutre en l’air (Despentes citée par Pahud et Paveau, 2017, en ligne).
Au total, une étude du genre s’intéresse à la manière dont on devient femme ou homme dans un espace donné. Mais surtout, cela revient à s’interroger sur le sens que revêt le syntagme « être une femme ou un homme » de manière générale et dans un contexte spécifique.
Analyse linguistique, discursive et genre
En sciences du langage, les recherches sur le genre restent anecdotiques. Dans une contribution dédiée à un état des lieux des recherches linguistiques sur le genre, Greco souligne un vide de la dimension langagière dans ce champ, surtout dans l’espace francophone. Le monde anglophone, une fois encore, est pionnier en la matière :
Le domaine […] naît aux Etats-Unis, à l’université de Berkeley en 1973, date à laquelle la féministe et linguiste Lakoff publie un article pour Language in Society qui rencontrera tout de suite un accueil très important, typique des textes qui marqueront une discipline et la naissance d’un nouveau champ de recherche (Greco, 2014, p. 15).
Ce premier article inspire une série d’études d’où partira un courant caractérisé par trois paradigmes : « la domination, la différence et la performance » (Greco, 2014, p. 15). Diverses approches de l’appréhension épistémologique du genre en découleront, contribuant à nourrir « la réflexion autour de l’articulation entre genre, langage et sexualité et à rendre ce domaine extrêmement polyphonique » (Greco, 2014, p. 22). Malgré tout, en francophonie, des préoccupations sur le genre grammatical, en l’occurrence « le sexage des femmes dans la langue, la féminisation des noms des métiers et des titres de fonctions et sur la variation sociolinguistique », favorisent l’intégration de cette problématique dans le monde francophone (Greco, 2014, p. 12). Figure universitaire française, Houdebine s’implique et facilite également l’intégration de la linguistique à l’institut Émilie du Châtelet créé en 2006 pour le rayonnement et le développement des études de genre en France (Greco, 2014, p. 14). En définitive, la congruence de l’intérêt médiatique, de la publication et de la traduction d’ouvrages fondateurs, de thèses soutenues va contribuer à asseoir un embryon d’activités linguistiques sur la question.
L’analyse du discours envisage l’objet discours en relation avec un champ de pratiques sociales qui le justifie. Dans ce cadre, le discours mobilise des stratégies aussi bien linguistiques que discursives au service de sa visée. Malheureusement, dans ce champ spécifique de la linguistique, les discours et univers de discours sur les rapports de genre connaissent des traitements épisodiques. Hormis deux numéros de la revue Mots. Les langages du politique (Capitan et Viollet (coord.), 1996 ; Desmarchelier et Rennes (coord.), 2005), « aucune synthèse sur cette archive pourtant importante des discours de la lutte des femmes pour leurs droits en France, sans parler des autres aires géographiques et culturelles » (Pahud et Paveau, 2017, en ligne). Une explication plausible de ce manque d’intérêt ou angle mort serait, à notre sens, que le genre constitue une thématique dans nombre de discours à la topicalité avérée qui vont l’aborder et le poser en tant que problématique sociale ; il est donc étudié par différentes entités où il est un sujet parmi tant d’autres et non un enjeu fondamental. Ainsi, verra-t-on le genre analysé dans le discours politique, le discours institutionnel, le discours de l’action collective…
Il nous semble que la finalité des discours sur le genre en a noyé l’objet. Peut-être son caractère transversal et vaste lui a-t-il donné un « air diffus » ? Toujours est-il que les discours sur la femme et générés par les activités féministes constituent le point aveugle de ce champ disciplinaire (Pahud et Paveau, 2017 ; Coulomb-Gully et Rennes, 2010). Or, le rapport au genre et au féminisme s’inscrit dans une perspective éminemment interactionniste, avec l’homme et la femme comme protagonistes. Dans cet élan, le discours, vecteur des systèmes de valeurs et des croyances en circulation, participe de l’élaboration des significations socialement construites et partagées. L’on peut supputer qu’il porte les traces sémantiques du rapport entre les sexes qui rendent certains actes possibles. En effet, culturellement ancrées, ces significations revêtent une dimension normative dans la mesure où elles orientent et agissent sur les représentations des locuteurs : le genre discursif devient un acte de langage performatif car il procède d’« une série d’actes répétés […] qui se figent avec le temps de telle sorte qu’ils finissent par produire l’apparence de la substance, un genre naturel de l’être » (Butler, 2006, p. 109).
Et l’analyse de Crépuscule du tourment dans cette perspective trouve là tout son sens. La diffusion des représentations du genre avec son corollaire de bicatégorisation, de domination, de violence ne procède pas d’une dénonciation de plus mais participe au contraire de la déconstruction d’un ordre social établi.
Configurations de genre dans le corpus
L’analyse envisage de lire un point de vue sur le genre proposé dans une œuvre littéraire. Son enjeu n’est pas esthétique, encore moins stylistique. L’œuvre littéraire, discours social, est considérée comme un point de vue pertinent eu égard au thème abordé mais également à l’identité féministe de son auteure. Dans une parution du Monde Afrique, Françoise Alexander, journaliste, présente l’œuvre et son auteure en ces termes : « Crépuscule du tourment de Léonora Miano, une œuvre féministe et postcoloniale. L’auteure, originaire du Cameroun croise les récits de quatre femmes adressés au même homme, où elles lui révèlent leur sexualité et leur quête de féminité ».
Crépuscule du tourment ou qu’est-ce qu’être une femme ?
Le roman pose d’emblée la construction du genre comme le siège d’une interaction entre la femme et l’homme. La première se construit comme telle dans son rapport au second. Les monologues à l’intention de Dio, personnage masculin, absent mais prétexte pour dire la féminité, en sont l’expression. Être femme dans cet espace fictionnel, c’est mourir à soi pour mieux résister.
Être femme, c’est mettre à mort son cœur…
L’élément déclencheur de ces confidences-introspections est… la violence à l’égard d’une femme. Ixora, compagne de Dio, est molestée puis abandonnée sous la pluie par ce dernier. La nouvelle, comme un miroir déformant, fait surgir des souvenirs, par bribes, et ramène chacune des femmes de sa vie (Madame, sa mère ; Tiki, sa sœur ; Amandla, son ex-compagne et enfin Ixora, sa compagne) à sa propre condition de femme. D’emblée, les récits sont marqués par la description d’une atmosphère suffocante, lourde, orageuse à l’instar du fait qui déclenche ces confidences-introspections, la violence conjugale : « Cet orage de dingue m’envoie ses javelots sur le visage, sur les bleus, les bosses, les marques de ta virilité […] tu m’as cognée trop fort pour que la douleur subsiste » (p. 135). L’agitation des éléments naturels reflète l’agitation extrême dans laquelle les femmes du récit sont plongées. La tension fait ressurgir « les anciens fardeaux, ces blessures souterraines dont on ne guérit pas » (p. 9). Elle fait sourdre une inquiétude angoissante : « On étouffe. L’orage approche. […]. L’air est si épais qu’on pourrait le découper en tranches […] une pensée pour toi monte et se loge en moi comme un mauvais pressentiment » (p. 81-82). Tout un lexique de l’oppression, de la violence irrigue l’adresse à un fils, à un frère, à un amoureux. L’atmosphère orageuse ouvre et clôt chaque confidence tout comme l’orage précède la pluie régénératrice ou destructrice. Le discours se veut ainsi fécond, opposant voire militant. Il est acte de langage, acte pour dénoncer la violence sexiste comme matérialité extrême de la domination des hommes sur les femmes. Cet acte symbolise toutes les formes de violences faites aux femmes et que les gender studies et les textes internationaux regroupent sous le vocable « gender based violence ». Elles sont protéiformes : physiques (coups, sévices sexuels, viols, mutilations génitales), verbales (injures), psychologiques (mariage et prostitution forcés, rapts, non-accès à l’éducation).
Les confidences-introspections de ces femmes-personnages ou personnages féminins, êtres de papier, trouvent leur écho dans la vraie vie, la vie réelle. Les institutions sociales deviennent les lieux sociaux de l’accablement des femmes. Le mariage et les relations amoureuses cristallisent les stéréotypes de domination stigmatisés par la violence déclinée sous diverses formes pernicieuses et qui semblent admises par les femmes elles-mêmes. Ce sont l’infidélité : « il avait dans le viseur une femme en particulier, de bonne famille côtière connue pour se passer de sous-vêtements » (p. 27) ; la peur du spectre de la solitude : « de me voir finir comme ma mère, seule avec mon enfant » (p. 142) ; et du qu’en dira-t-on qui induisent la fatalité : « une lutte d’où les femmes ne sortaient pas victorieuses. Leur plaisir dépendait de celui d’hommes qui n’étaient pas des partenaires mais des donneurs d’ordres […] je venais d’avoir neuf ans, j’entrai dans un conflit de longue durée avec les hommes » (p. 214-216).
Cette attitude est reproduite par les garçons pris entre le marteau de la révolte devant la passivité maternelle et l’enclume de la légitimité des actes de la figure paternelle : « c’est moi que tu hais le plus, je crois, de n’avoir pas quitté un homme qui me brutalisait et m’humiliait dès qu’il le pouvait » (p. 23). Le genre n’est-il pas construction sociale ? Dans cet univers de l’oppression, exister en tant que femme émane d’un déterminisme individuel inscrit dans le paradigme de la résistance puisque « jamais nos aînées ne nous approchèrent pour nous montrer comment nous comporter avec les hommes […]. Le patriarcat ne sème, de par le monde, que des mâles » (p. 12). Le discours en devient lucide, cru, à la limite du cynisme. Les confidences-introspections dévoilent des femmes décryptant sans faux-fuyant leur condition. Le procédé de narration, la polyphonie/la plurivocité confère à leur dit un caractère universalisant. Elles sont de conditions sociales, de situations matrimoniales, d’origine et d’âge différents. En somme, des femmes dans leur diversité. Et toutes savent que les femmes « abaissées au rang de servantes […] n’aient plus qu’à exister qu’à travers la maternité » (p. 13) et que la fille est « […] sans intérêt […] la fille n’est alors qu’ornementale ou utilitaire » (p. 221). Dans un tel contexte, être une femme relève de la survie.
… Ou résister
Par la voix de Madame dont le récit ouvre les confidences, les narratrices soulignent le handicap social lié à l’appartenance au sexe féminin : « Je sais nommer l’épine qui, logée en moi depuis le plus jeune âge, est ma torture et ma boussole » (p. 10). La condition de la femme est inhérente à l’organisation sociale et il semble que l’on ne puisse rien y faire. Les lieux de cette construction sont identifiés. Ainsi, un interdiscours religieux est mis à mal. Madame remet en cause le mythe du Père créateur qui fait de Dieu un mâle : « La Mère du monde doit faire, en cet instant, quelques discrets gargarismes » (p. 9). La désignation Mère du monde avec la majuscule fait de ce personnage un être transcendant à l’instar du Dieu des religions monothéistes. Il est féminisé et désigné par l’une des fonctions sociales de la femme : la maternité. En effet, si la fonction de reproduction de l’espèce humaine est dévolue à la femme, pourquoi Dieu serait-il mâle ? Les Écritures le présentent comme un esprit et donc asexué. Mais l’on ne saurait ignorer que sa matérialisation humaine, pour ce qui concerne les chrétiens (« il a pris chair de la Vierge Marie et s’est fait homme ») est représentée sous des traits masculins. Il en est de même de son genre grammatical, le masculin. Toujours dans le registre religieux, Madame pointe le caractère sexiste des Saintes Écritures : « Dieu n’avait pas eu de fille […] l’Immaculée qu’une prophétie avait rendue grosse. Elle non plus n’avait pas eu de fille » (p. 14-15). Toujours, dans la déconstruction d’un discours légitimant la condition féminine, le récit biblique de la Visitation est repris, délesté de sa charge spirituelle et présenté comme une légende. La Vierge Marie y est présentée comme une ingénue ayant usé de subterfuges et de ruse pour prendre les devants face à un Joseph « assis sur ses lauriers » et se laissant ravir la première place par une femme « qui se divinisa, transmit sa condition à son fils » (p. 15).
Deux paradigmes émanent de cette réécriture : celui de la femme rusant pour survivre et celui de la mère protectrice. Mais surtout, cette compréhension de l’attitude de Marie est programmatique de la résistance des femmes déclinée par le chapelet de verbes d’action : « Être femme, c’est mettre à mort son cœur […] le museler […] le dresser […]. Être femme, en ces parages, c’est évaluer, sonder, calculer, décider, agir et assumer » (Madame, p. 10). La mise à mort du cœur consiste pour Madame, par exemple, à subir en silence la domination de son époux et taire ses travers pour l’équilibre du foyer, celui de ses enfants et surtout pour faire socialement illusion. La femme, objet de servitude, se cramponne à des mirages : les enfants à l’instar de Madame et d’Ixora, la culture comme le fait Amandla et enfin, au refus de relations suivies et de la maternité. Camilla le résume mieux dans le modus vivendi à l’usage de la gent féminine, ci-dessous :
Les femmes doivent apparaître comme des fleurs dont rien ne gâte la délicatesse, la légèreté. La plupart découvrent la vie à travers une humiliation dont il faut se relever. Apprendre à se redresser est la première leçon à assimiler. Être femme, c’est serrer les dents à l’intérieur, s’accrocher un sourire sur le visage. C’est endurer chaque instant. Encaisser les coups du mari. Savoir qu’on lui appartient sans le posséder. Dans la chambre à coucher, elles sont silencieuses. Celles qui braillent sont des satanes. Les femmes doivent donner du plaisir, pas en prendre. Ce n’est pas pour rien qu’on leur enseigne la mesure, dans le geste, dans le ton. Ne pas marcher trop vite. Ne pas élever la voix. Manger peu en public… (p. 232)
Les consignes ci-dessus sont claires et celles qui les transgresseraient connaissent les risques encourus dans les sphères intime et publique. L’interaction entre la femme et l’homme est le lieu d’une souffrance légitimée par les institutions sociales ainsi que les rôles sociaux qui consacrent les paradigmes de la domination et de la dimension essentialiste dans les rapports de genre. Les hommes usent et abusent de cette configuration sociale à leur avantage, balafrant ainsi l’intégrité physique des femmes et désagrégeant par la même occasion l’image de ces dernières devant leur progéniture. Les ascendantes ne sont plus des modèles pour la postérité qui vit alors sa masculinité comme un handicap, à l’instar de Dio et sa féminité comme le lieu de déploiement de stratégies.
… Ou encore transgresser
La survie de la femme dans un univers oppressif ne signifie pas résignation. Dans ce contexte trouble, les narratrices, génériquement la femme, se ménagent un territoire propre, susceptible de leur procurer joie et bonheur ou, à tout le moins, un territoire servant d’échappatoire à leur condition. Pour chacune des narratrices, ce territoire est synonyme d’une transgression lisible dans différentes attitudes.
Chez Ixora, elle se manifeste par un refus, le refus d’épouser Dio après avoir accepté, pour le bien de son fils et pour fuir la solitude, de le suivre dans son pays :
[…] j’ai rompu nos fiançailles, décidé de ne pas épouser son fils, compris que ma vie était ailleurs, que je souhaitais la vivre après l’avoir traînée comme un boulet (p. 136).
Leur relation est chaste : « Nous savions depuis le début, sans jamais nous le dire, quel étrange assemblage nous formions, un couple qui ne s’accouple pas » (p. 139).
Pour donner le change, Ixora habite le rôle de fée du logis sous le regard méprisant de Madame, sa belle-mère. Ce refus d’épouser Dio constitue une transgression dans un contexte où le mariage semble une finalité pour la femme. Et la réaction est connue, Dio la bat violemment et l’abandonne sous la pluie. Paradoxalement, malgré son état de délabrement physique, Ixora en ressent une victoire et même de la joie : « Le temps s’y prête peu, mais j’ai envie de rire […] c’est une chose idiote, d’ailleurs, qui me met à ce point en joie, je me sens libre, même étendue sur ce sol boueux… » (p. 135). L’exercice périlleux de l’affirmation de soi et de sa volonté lui donne le sentiment de réorienter sa destinée, de prendre sa vie en main : « de vivre sa vie au lieu de la subir ».
Pour Madame et Tiki, la transgression se manifeste sur le plan sexuel, plus précisément, l’orientation sexuelle. Madame vit une expérience homosexuelle lors de vacances avec ses enfants. La dimension transgressive de cette expérience est double. D’une part, elle constitue une relation adultère, une infidélité puisque Madame est mariée. D’autre part, l’hétérosexualité a longtemps été considérée comme la norme par rapport à l’homosexualité qui est encore perçue comme une transgression dans plusieurs aires culturelles. Le départ d’Eshe, compagne de cette aventure, les pesanteurs sociales ont raison de cet amour transgressif et clandestin auquel Madame supplée la croissance du patrimoine familial : « Je suis devenue une machine de guerre. L’amour avait été sacrifié, ce ne devait pas être en pure perte. Je n’ai plus vécu que pour faire croître votre patrimoine » (p. 78). Là également, la sanction est violente quand son époux Amos découvre par personne interposée qu’elle a acquis un bien immobilier. La violence reste le dernier recours de l’homme à court d’arguments. Madame est « battue au-delà du sens de ce mot » (p. 78) avec des mots sentencieux qui la ramènent à sa véritable identité : « Si je te tue, on ne me fera rien » (p. 78).
Pour Tiki, les malheurs de sa mère la brident, surtout qu’un épisode d’enfance lui donne le sentiment que sa mère subissait la violence des assauts du père : « Il m’apparut que l’acte était imposé à Madame » (p. 216). Elle se refuse à entretenir des relations « normales » avec les hommes. L’acte sexuel lui apparaît comme une manifestation de la domination de l’homme sur la femme. La transgression réside ici dans la recherche du contrôle de l’acte. Tiki choisit le moment de la perte de sa virginité, choisit également le partenaire. Son choix n’est pas guidé par l’amour encore moins par l’attraction exercée par un corps. D’ailleurs, le partenaire est payé et l’acte est expéditif, douloureux sans étreinte ni échange, le partenaire n’ayant pas le droit de prendre part au coït.
De toutes les narratrices, Amandla reste celle qui vit l’amour. C’est un personnage libre et passionné par la question de ses origines. Elle fait d’ailleurs le choix de s’installer en Afrique. Dans son attitude, la transgression est lisible dans son statut de maîtresse. En effet, elle vit une passion tumultueuse avec Mussipo, un homme marié. La relation n’est pas orthodoxe mais paradoxalement, elle apparaît la plus équilibrée des quatre femmes : « S’adressant à celle dont il a le souci, l’inconnu dit muto, femme. Il se pose avant tout comme un homme face à elle, ce qui conditionne et féconde toutes les modalités de leur relation » (p. 211). Est-ce son attitude libre et indépendante qui lui garantit cette posture de privilégiée ? Mussipo est-il l’exception qui confirme la règle ? Quoi qu’il en soit, ses dispositions sont porteuses d’espérance pour la problématique du genre.
Au total, malgré la domination des hommes qui est génératrice de douleur et d’humiliation, les femmes ne se vivent pas en victimes. Cette condition, elles la vivent de génération en génération. Elles transcendent les stéréotypes prônant la délicatesse, la légèreté et la fragilité de la gent féminine. Entre stratégies et silences, elles se révèlent fortes, résistantes, garantes d’un semblant d’équilibre familial. Elles mettent à mal l’organisation patriarcale.
L’homme, un géant aux pieds d’argile
Aucun homme n’est présent dans la narration. Seuls les souvenirs des narratrices leur donnent vie. Les hommes de la vie des narratrices sont prétexte à convocation de différentes représentations de l’homme : le père, le fils, le frère, le conjoint et enfin, l’amant. Le récit fonctionne sur un mode binaire, renvoyant à ces différentes fonctions, leur pendant féminin, confortant la construction de l’un des sexes, dans un rapport à l’autre.
L’homme : le frère
Dans le corpus, seul le statut de frère donne une représentation honorable du mâle. En effet, Tiki présente son frère Dio comme un ami, un compagnon de jeu et même un protecteur : « C’est toi qui m’as tirée de cette paralysie. Tu as crié mon nom depuis la cuisine où Makalando venait de servir ses crêpes, je me suis affaissée. Tu m’as cherchée, trouvée là. Tu m’as donné une gifle, t’es assuré que je revenais à moi » (p. 217). Pour autant, elle reste très lucide sur les faiblesses de ce dernier : « De ta part, ce comportement n’a pas étonné » (p. 199). Au demeurant, elle critique l’éducation sexuée. Certaines dérives comportementales de Dio sont analysées avec bienveillance par Madame au motif qu’elles participent à la construction de son identité masculine. Tout comme l’allusion à la sexualité du jeune garçon à qui l’on concède le droit de découvrir le corps féminin par la multiplication d’aventures amoureuses : « La société te permettait, si tel était ton vœu, de pénétrer avec précocité dans le domaine de la sexualité, de jouir sans entraves. À moi, elle imposait d’autres approches » (p. 212). L’enfant mâle en devient un enfant roi : « La famille parfaite compte deux enfants, l’aîné devant être un fils, l’héritier par excellence » (p. 221), se préparant à son statut de dominant dans la relation avec la femme. De plus, des rites tels que celui de la circoncision viennent parachever ce statut. Le garçon, à l’issue de ce passage initiatique habite son statut d’homme, le prépuce étant assimilé à la part féminine du masculin tout comme le clitoris chez la femme renvoie, dans certaines sociétés, à l’aspect masculin de la femme que l’on doit ôter :
Tu venais d’être circoncis. Par cette opération, tu étais devenu un homme, nos parents l’avaient tous affirmé. Nous n’avions pas obtenu de réponse à la question de savoir comment le fait de t’avoir ôté le prépuce te faisait passer du garçon à l’homme, tu n’avais que huit ans (p. 245).
La société semble pressée de faire passer le garçon à l’âge adulte. Quelles en sont les implications pour la suite de son éducation et dans la construction de son identité ? En tout état de cause, la construction du masculin passe par des actes symboliques tels que la circoncision.
L’homme : le conjoint, le compagnon, l’amant
La figure du conjoint est celle où l’homme apparaît dans toutes ses fragilités. Le rapport hiérarchique y est exprimé et exacerbé. À l’opposé du mythe de l’homme puissant, responsable et protecteur s’y construit un absent chez qui la violence verbale ou physique constitue le mode de communication privilégié. Amos, par exemple, ne manque pas une occasion d’humilier son épouse. Il multiplie les infidélités, n’hésitant pas à séduire des femmes en sa présence. Il profite sans vergogne de son aisance financière et des investissements :
Sa nature ne le prédisposait pas à l’effort.
Il s’épuisait sitôt qu’il avait mis en route un projet, ne trouvant d’excitation que dans les commencements […] la fortune, la tranquillité matérielle, c’est moi qui les ai apportés à mon époux dont le talent n’est pas de gagner de l’argent mais de jouir (p. 26).
Au contraire, Madame est violemment battue pour avoir osé acquérir un bien immobilier sans se référer à lui tout comme Ixora est battue lorsqu’elle ose rompre ses fiançailles. De même, le caractère indépendant d’Amandla pose problème à Dio qui finit par la quitter. L’homme est celui qui fragilise l’équilibre familial. Dans un rapport où elle est établie dans son essence, l’identité masculine est une fin en soi, l’effort suprême se limitant à ce chromosome Y qui détermine la suite à l’opposé de la femme dont le X apparaît comme une malédiction dont elle doit ad vitam æternam chercher à se départir. La relation entre conjoints est entravée par un biais : l’existence sociale du féminin n’est avérée qu’avec l’assentiment du masculin. Les fonctions fondatrices de l’identité féminine telles que présentées par le corpus – le mariage et la reproduction – ne peuvent être tenues sans lui.
En somme, la société patriarcale est hypocrite dans Crépuscule du tourment. Le masculin a tous les droits et même, le droit de mort sur la femme. Malheureusement, dans une configuration dominant/dominé, la progéniture à l’instar de Tiki et Dio se projette dans l’un ou l’autre, dominant ou dominé reproduisant l’attitude de l’un ou l’autre parent, situation que Tiki résume en ces termes : « Ma sexualité hors norme résulte de la manière dont ma psyché régurgite ce qui nous fut offert dans la grande maison. J’y vois mon héritage, mon patrimoine trouble, et ne cherche nulle part de réconfort » (p. 279). Il en ressort une perpétuation des scénarios de vie dans un schéma qu’ils réprouvent pourtant, de même qu’un déséquilibre psychologique : « ma sexualité hors norme » dit Tiki. Chez Dio qui se révèle incapable de se prendre en charge, il subsiste comme une flétrissure familiale, « l’espèce de malfaçon qui suit le sang des tiens » (p. 138) qu’il pense conjurer en adoptant Kabral, le fils de son ami. La relation conjugale, à notre sens, est celle qui reste la plus marquée par le rapport vertical entre l’homme et la femme. Elle se construit sur le paradigme de la soumission de la femme à l’homme, dans une mise sous tutelle prescrite aussi bien par les coutumes que par les religions. En tant que creuset de la sédimentation de la domination liée au genre, elle est celle qui génère violences, souffrances et humiliations chez les femmes. Elle est distante entre le père et la fille et horizontale entre le frère et la sœur qui sont des compagnons de jeux. À ce niveau, les différences viendraient des privilèges et libertés que les parents concèdent à leur enfant de sexe masculin devant celui de sexe féminin.
L’homme : le père
Enfin, une autre image reste celle du père. Livia Lesel (1996) parle de père oblitéré, ceux du corpus étant absents et irresponsables. L’implication du père dans l’éducation de ses enfants reste un chapitre peu documenté par les narratrices. L’on ne mentionne pas les relations à la progéniture. Madame, par exemple, voue une grande admiration à son père, notable sur leur côte. Elle lui semble reconnaissante pour le rang social qu’il lui transmet et pour l’héritage. La biographie de ce dernier est narrée avec force détails mais aucune mention sur la relation entretenue avec lui. Amandla et Ixora n’ont pas cette chance. La première n’a pas connu son père et a de la peine à comprendre l’amour que sa mère voue à ce « nègre à peau claire qui ravageait le cœur des femmes » (p. 104). Sa mère, en effet, a vécu dans le souvenir de ce dernier, prenant soin des souvenirs abandonnés après son départ. Amandla sera donc éduquée par sa mère qui l’entraînera dans sa recherche de soi, sur le parcours des esclaves africains déportés. Elle s’installe donc sur la côte chez Dio pour parachever cette quête et instruire les jeunes générations sur leur vraie histoire. La situation d’Ixora est différente. Fruit d’amours adultères, elle connaît son père sans avoir été reconnue : « On ne refuse pas un enfant disait-il, sans jamais me reconnaître vraiment comme sa fille […] il avait cessé de voir ma mère sitôt la grossesse annoncée, mais pas de faire le nécessaire » (p. 145). Elle porte le manque affectif d’un enfant qui n’a pas été désiré mais dont on doit s’occuper. Elle semble rechercher chez un compagnon, une aptitude à combler ce manque, puis celle à donner à son fils Kabral, ce père qu’elle n’aura pas eu. Le corpus donne à lire des pères à la figure balafrée, confinés dans le statut de géniteur. La question des pères n’est pas le centre des récits mais, semble-t-il, leur posture vis-à-vis de leur progéniture n’est pas sans conséquences. Les familles évoluent dans des configurations matricentrées ou matrifocales (p. 207), les enfants étant à la charge exclusive de la mère, la confirmant et la confinant à la gestion de la sphère domestique. Au mieux, la fonction du père s’arrête aux considérations pécuniaires : « faire le nécessaire ». La réitération de l’évocation du père dans le récit des femmes : père intègre mais distant pour madame, père inconnu pour Amandla, père absent pour Ixora et père violent pour Tiki, met en évidence, paradoxalement, l’importance de celui-ci dans la construction des enfants. Le choix d’Ixora de vivre une vie chaste avec Dio en est un exemple.
Au total, la lecture de Crépuscule du tourment met à mal la légitimité de l’homme en tant que dominant. En effet, alors que la société met en place un cadre d’imposition de ce statut, les différents personnages évoqués apparaissent fragiles, immatures, irresponsables… dans les différentes fonctions sociales de l’homme. Ce sont des conjoints violents et volages. Ce sont des pères oblitérés c’est-à-dire inconnus, absents et distants, en rupture avec la représentation de l’homme fort, puissant et protecteur.
Pour une approche interculturelle du genre
Le point de vue présenté par Léonora Miano se situe, sans surprise, dans la perspective de la littérature africaine d’obédience féministe. À l’instar d’auteures telle Calixthe Beyala, le discours se veut cru, voire violent. Hommes et femmes y sont dépeints et dévoilés sans ambages dans leurs fragilités et leurs faiblesses. Le sexe est appréhendé comme un instrument d’asservissement de la femme dont la liberté passe par l’émasculation symbolique des hommes. Pourtant, Crépuscule du tourment franchit un palier. Si l’œuvre confirme les représentations de l’homme et de la femme dans le roman africain féministe d’expression française, elle initie également une quête du sens de l’organisation sexuée de la société. Insérant « la petite histoire dans la grande » (quatrième de couverture), elle croise la problématique genre avec d’autres lieux d’exercice du pouvoir intégrant une perspective intersectionnelle. Et la fragilité des hommes y trouve son sens. En effet, la capitulation de l’homme africain devant les différentes dominations (esclavage, colonisation et néocolonisation) et l’abandon de valeurs traditionnelles et spirituelles semblent une piste d’explication. Madame le dit mieux que nous : « Leurs pères s’automutilèrent en se laissant corrompre par la pauvreté de spiritualités pour lesquelles la spiritualité était masculine donc incomplète » (p. 12). Le tourment provient d’une histoire falsifiée, « d’existences qui sont des questions sans réponses » (p. 14).
L’homme noir apparaît perdu et sans repères, en quête identitaire et dans une posture d’assimilé. La domination de la femme vient alors combler la « béance », la « vacuité » de son existence comme pour la punir de sa défection : « Si les pères de ceux qui devaient être nos hommes se sont à ce point égarés, faut-il que les femmes leur aient fait défaut » (p. 13).
Parvenant à cette justification, l’œuvre préconise une appréhension interculturelle du genre. L’égalité entre l’homme et la femme est d’ordre essentialiste : « L’univers s’appuie sur ces deux énergies » (p. 13). Dans ce contexte, si le retour aux sources et aux valeurs traditionnelles africaines reste la finalité ultime, les identités écharpées des hommes et des femmes subsument leur complémentarité et les encouragent à se voir comme des alter ego, l’autre Moi dans une quête commune : « Sauver l’avenir » par la « réappropriation de nous-mêmes » (p. 84). Ces entreprises de reconstruction passent par la redécouverte mutuelle de l’homme et de la femme puis de l’intercompréhension. L’appréhension de la différence ne devrait pas se faire d’un point de vue axiologique mais plutôt objectif de sorte que les différences physiques, physiologiques et psychiques ne soient pas des prétextes pour inscrire la relation dans un rapport vertical mais bien horizontal où le masculin et le féminin sont posés en tant que sujets. Poser autrui comme un sujet, c’est interagir avec lui de sorte que dans un rapport dialogique, « je » et « tu » se reconnaissent mutuellement. L’interaction est engagée par la prise de parole des différentes femmes, celles qui sont dans la posture basse et qui revendiquent une meilleure situation. Elles le font, non frontalement, dans une confrontation mais dans la recherche d’une complémentarité. À la fin des récits, les représentations sont déconstruites. L’homme puissant, responsable et protecteur apparaît dans toutes ses fragilités et la femme faible et fragile se révèle forte. Le discours engage un travail de déconstruction/reconstruction des imaginaires en circulation. Les textes de loi et les décisions institutionnelles ont contribué à de grandes avancées, l’on ne saurait le nier, sur la condition de la femme. Mais beaucoup reste à faire. Le caractère transgressif des actes d’affranchissement des narratrices démontre la vacuité de toute tentative d’interversion de l’ordre social en dehors du dialogue avec l’homme. Pour exemple, comme le corpus le montre, ce dernier en tant que père et compagnon de vie participe à façonner l’image de soi et l’identité de la fille tout comme celle du garçon, tant par sa présence que par son absence. Et on la perçoit bien, cette influence de l’homme. D’ailleurs, tous les personnages de l’œuvre, les narratrices aussi bien que ceux évoqués vivent mal l’organisation « genrée » telle qu’elle y est décrite. Le dialogue participerait de l’élaboration d’un contre-discours productif au sens où, il admettrait la femme comme l’égale de l’homme, l’infériorité de cette dernière constituant une prémisse essentielle (Todorov, 1982) d’une organisation sociale de la domination. Le dialogue implique une surdétermination individuelle et la rédemption du féminin viendra très certainement de la conjonction et de la convergence de discours issus de ces dialogues. Et l’auteure, Léonora Miano, l’a bien compris qui explique le monde, son monde par le récit au lieu de l’argumentation logique. Le récit polyphonique est une invitation pour le lecteur ou la lectrice à rechercher et à redécouvrir son alter ego et enfin à l’assumer malgré les déterminations sociales et culturelles. Rechercher, découvrir et comprendre le masculin et/ou le féminin et, au-delà, comprendre la différence et donc l’altérité ; la croissance de l’Homme en dépend :
On peut découvrir les autres en soi, se rendre compte de ce qu’on n’est pas une substance homogène, et radicalement étrangère à tout ce qui n’est pas soi : je est autre. Mais les autres sont des je aussi : des sujets comme moi, que seul mon point de vue, pour lequel tous sont là-bas et je suis seul ici, sépare et distingue vraiment de moi (Todorov, 1982, p. 11).
On l’aura compris, Crépuscule du tourment, en croisant destins individuel et collectif au sein du paradigme de la domination, reconfigure les relations humaines, pointant la dimension sociale de l’homme en sa perpétuelle quête de compréhension de l’altérité, de la différence et de la diversité. Et cette quête, pour qu’elle n’induise pas domination et donc destruction, nécessite de poser « tu » comme un sujet : la rencontre n’est possible qu’à ce prix.
En guise de conclusion…. Crépuscule du tourment ou de la domination
La critique a accueilli Crépuscule du tourment comme une œuvre féministe, c’est-à-dire participant d’un mouvement de lutte pour l’amélioration et l’extension des droits de la femme. Il est clair que la situation peu enviable des narratrices présentées dans le corpus interroge. Ces dernières posent, en effet, sur leur condition et sur celle de l’homme, un regard réaliste voire extralucide. Le sexe de l’enfant gouverne les choix et les attitudes à son endroit de même qu’il génère des attentes sociales. Les représentations discursives de l’une et de l’autre se révèlent sans surprises dans le contexte du roman africain d’expression française. Elles le sont également dans le contexte social africain même si, on l’aura compris, la fiction autorise la projection de visions stéréotypées et exubérantes de cette condition. Pour autant, transcendant la vision dialectique et hiérarchique du genre, et par extrapolation des hommes et des cultures, Crépuscule du tourment prône la rencontre : celle de l’homme et de la femme, celle des peuples, des cultures, des religions, en somme une appréhension interculturelle des rapports humains. Dans ce sens, l’Homme (masculin et féminin) s’épanouirait dans sa quête somme toute perpétuelle de compréhension de l’altérité et donc d’intégration de la différence.
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