Détournement et discours rapporté dans les pancartes du hirak algérien : quelques pistes de réflexion

Kamila OULEBSIR-OUKIL

 

Introduction

La situation de crise déclenchée par le hirak algérien[1], début 2019 en Algérie, a reconfiguré non seulement le paysage socio-politique du pays mais aussi les discours, les langues et les supports de communication exprimant les revendications et transmettant les aspirations du peuple. Elle a imposé de nouvelles pratiques langagières, notamment natives du web[2]. En effet, les études foisonnent depuis 2019 autour des discours, manifestations et différents outils de communication ainsi que les moyens adoptés par les citoyen·ne·s dans le but de rapporter les évènements du hirak et de diffuser des analyses, des commentaires et toute autre réaction concernant cette situation de tensions inédite en Algérie. La présente étude propose une réflexion sur la nature du discours rapporté dont la production est conditionnée par les supports que sont des pancartes brandies lors de ces manifestations. Je propose d’étudier la pancarte à la fois en tant que technogenre présent et fortement partagé à travers les réseaux sociaux et en tant que support véhiculant des pratiques citationnelles relevant du discours rapporté. L’intérêt est de travailler sur des discours circulant dans une situation de crise intégrant des discours rapportés (désormais DR) d’autres sources énonciatives et d’en étudier les mécanismes.

Je pose, en termes plus précis, la problématique suivante : quels sont les outils discursifs et technodiscursifs repérés dans le discours des pancartes des manifestant·e·s du hirak? Comment la mémoire discursive des locuteur·trice·s est-elle activée par le discours rapporté repris dans les pancartes de ces manifestant·e·s? En quoi le choix du support, ici la pancarte, influence-t-il la pratique du discours rapporté? Cela me conduit à dégager les particularités de la pratique du discours rapporté dans les pancartes et les choix effectués au niveau du support-médium.

Internet et discours rapporté

Les travaux de Marcoccia (2004) portant sur les formes de reprise et de citation automatique, ceux de Von Münchow (2004) sur les citations d’autorité, ceux de Souchier (1996, 2005) sur les écrits d’écran, de Jeanneret et Souchier (2005) sur l’énonciation éditoriale montrent l’intérêt accordé à la toile pour saisir le fonctionnement du discours rapporté et garantir une circulation des textes. Les travaux de Longhi (2016, 2020) montrent, précisément à partir du réseau social numérique X (ex-Twitter), les formes du discours rapporté en contexte politique. C’est enfin Paveau (2017) qui introduit le technodiscours rapporté. Dans l’univers numérique, le rapport entre le discours citant et le discours cité est toujours observé mais à l’aide d’un outil technologique. Les discours cités sont rapportés et partagés, en différé, avec des technosignes. De ce fait, sur le plan énonciatif, la distinction entre l’instance du discours citant et celle du discours cité est possible grâce à un dispositif technologique comme le souligne Paveau :

Le technodiscours rapporté constitue une procédure consistant à activer un outil de partage qui ouvre un espace technolangagier constituant un cadre de discours citant, et réalise ensuite le transfert du contenu, doté ou non d’un commentaire, qui constitue le discours cité (2017, p. 291).

La pancarte : support-objet d’un « technogenre produsé »

Mon intérêt pour la pancarte est le résultat d’une longue observation des discours produits autour du hirak algérien (Oulebsir, 2023). La pancarte, ici numérique, est un élément inscrit dans le dispositif techno-photo-graphique (Paveau, 2017, p. 327) opéré sur le web. Il permet de parler d’un discours militant dans lequel un·e internaute est photographié·e ou se prend en photo avec une pancarte généralement écrite à la main reprenant un slogan, un hashtag, un proverbe, une revendication. Ce technogenre a massivement été produit pendant et après le hirak dans le but de participer à cette révolution du peuple.

La pancarte est considérée comme un support médium diffusé par écran (YouTube, discours journalistique, réseaux sociaux numériques). En m’inscrivant dans l’analyse du discours numérique (ADN), je définis la pancarte comme « dispositif photographique natif du web qui se constitue de la photographie d’un sujet tenant une pancarte » (Paveau, 2017, p. 195). En ces termes, la pancarte relève du « technogenre produsé » :

On appellera technogenre produsé, à partir d’un élargissement du terme de produsage à toute élaboration à partir des possibilités techniques de l’écosystème, un genre de discours natif d’internet produit par les internautes hors des contraintes des technogenres prescrits et des routines des technogenres négociés (Paveau, 2017, p. 303).

Il s’agit d’une production sémiotique qui associe un texte et une image fonctionnant dans un composite natif du web. Le corps du porteur de la pancarte, dont l’identité est parfois dissimulée, renvoie à l’énonciateur·trice mais le propos de la pancarte peut rapporter un discours autre. Je m’intéresserai à cette imbrication des discours pour décrire le fonctionnement du discours rapporté dans les pancartes numériques.

Corpus : données et méthode de recueil

Le corpus sur lequel se base cette étude est recueilli à la volée et est constitué de 11 captures de pancartes produites entre mars et juillet 2019, téléchargées à partir de vidéos-montages, disponibles sur YouTube ou Facebook. Ce type de recueil inscrit le corpus dans ce qui est désigné par « petits corpus » (Moirand, 2018; Paveau, 2019; Djilé, 2020) exploités en analyse du discours numérique notamment. Composé de données natives en ligne, le corpus ne satisfait pas le critère quantitatif, mais celui de la discursivité et de la conversationnalité. Les pancartes peuvent être analysées en termes d’exemples afin de décrire des pratiques technodiscursives et des comportements technolangagiers à partir d’observables technolinguistiques (Djilé, 2020; Oulebsir-Oukil et Oulebsir, 2023). Je considère que mon corpus est une manière de « réfléchir avec » (Moirand, 2018) sur la pratique et la dynamique du DR en ligne.

La présente étude s’appuie sur des captures d’écran extraites d’un large corpus déjà collecté pour montrer divers phénomènes relatifs aux discours natifs du web tels que l’iconisation de l’évènement (Oulebsir, 2023) et les déclencheurs mémoriels à travers les pancartes dans le contexte algérien (Oulebsir, 2024, à paraître). Cela me permet d’affirmer le caractère exploratoire de la démarche entreprise ici pour étudier les pratiques du discours rapporté à travers la pancarte. De ce fait, le corpus que je présente ici me sert de support pour exemplifier l’apport des études effectuées sur le discours numérique, en l’occurrence celles de Paveau, afin de montrer la pertinence et le fonctionnement du discours rapporté dans cet univers connecté. Mes analyses puisent à la fois dans les travaux portant sur le discours rapporté et ceux relatifs au discours numérique. La sélection de ce corpus s’est faite sur la base de quelques critères pris comme des variables et dont les plus saillants sont :

– la date de diffusion de ces pancartes : pendant le mouvement du hirak. Cela m’a permis d’étudier le détournement comme entrée dans le discours rapporté;

– le mode de présentation et le rapport avec le corps des manifestant·e·s (présence physique, mains, façon de porter l’écriteau, etc.);

– le mode de présentation des composants des pancartes (textes, images, objets portés par les manifestant·e·s…). Ces critères sont choisis pour varier les supports et présenter une description fine du discours rapporté dans l’univers numérique.

Le mode de recueil qui est la capture d’écran garantit le respect du caractère composite des données : le discursif est mêlé au technodiscursif. Ce caractère particulier des données numériques m’amène à poser les questions suivantes : comment les pancartes sont-elles photographiées lors des manifestations et partagées sur Facebook et/ou Youtube? Le partage permet-il de définir, d’emblée, le technodiscours rapporté, l’embarquement des métadonnées (embarquer des images dans les posts)? Le premier niveau de DR est-il conjugué à d’autres niveaux pour analyser les autres manières de rapporter les propos d’un tiers (autocitation, discours cité, emploi des guillemets, formes d’hétérogénéité énonciative)? Pour Paveau, la pancarte est en soi du discours rapporté, en l’occurrence du discours rapporté direct, en autocitation : le·a locuteur·trice rapporte son propre discours.

Dans le même sillage et avant de commencer l’analyse, je développe une idée importante concernant le mode de fabrication de ces pancartes. Comme déjà précisé, ces dernières sont issues de la rue, brandies lors des manifestations, mais elles sont aussi stabilisées, photographiées et archivées dans les plateformes YouTube ou Facebook. J’ai procédé au repérage de ces pancartes photographiées à partir de mon compte Facebook ou en consultant les vidéos postées sur YouTube. C’est à travers le geste de la photographie que l’on peut accéder à la pancarte et que l’on peut la conserver, la diffuser et la partager. Cette « photographie connectée » (Gunthert, 2014), résultat de la numérisation, marque la révolution de l’image numérique et elle est de plus en plus adoptée pour exposer et déployer l’image via les réseaux sociaux. La photographie est devenue une pratique courante de la communication électronique et la photo devient, en soi, le message à partager. Cette façon de fabriquer la photo a favorisé l’émergence de conversations avec les photos, car l’image connectée, appelée « image conversationnelle » par Gunthert, « se prête tout particulièrement à l’échange […] et peut servir des buts politiques ou militants » (Gunthert, 2014, en ligne) comme c’est le cas, ici, avec les pancartes du hirak. Le passage de la pancarte photographiée à la pancarte publiée sur les réseaux s’accompagne d’un travail d’élaboration, de reprise, dans un nouvel espace (YouTube ou Facebook), d’un contenu et des traces que cet espace génère. Ces outils informatiques assurent une redocumentation des pancartes à travers les commentaires, les liens, les mots-clés ajoutés et toutes les métadonnées assurant leur archivage et les dotant d’une mémoire. C’est une « lisibilité génétique » (Merzeau, 2012) qui assure la contextualisation des discours en ligne.

Cette idée de considérer la photo comme le message conforte le principe selon lequel la pancarte n’est plus le support porteur du discours, mais participe à son élaboration et possède la capacité de refléter et d’interpréter le réel tout en montrant un découpage opéré de la situation décrite[3]. Mes analyses expliquent, justement, cette fusion entre les niveaux de description de la pancarte que j’examine à travers les différentes manifestations du DR dans les titres qui suivent.

Analyse du corpus

Je propose, dans cette section dédiée à l’analyse du corpus, de travailler sur deux plans. Le premier vise à étudier la pancarte comme modalité du discours rapporté. Dans ce sens, je décrirai le fonctionnement énonciatif de la pancarte et sa mise en genre, en l’occurrence, dans le technographisme. Le second étudie le discours véhiculé par la pancarte afin de repérer quelques marqueurs comme les vocables et les sources énonciatives identifiées définissant le DR.

L’évènement à travers les pancartes

Le hirak est diffusé sur les réseaux sociaux. Au moment où il est vécu dans la rue, il constitue aussi une révolution relayée et médiatisée par les réseaux sociaux numériques. Les marches hebdomadaires sont diffusées, précisément sur Facebook et Youtube. Les pancartes comme outil  permettant aux images photographiques de côtoyer les discours des manifestant·es (Maarif, 2020). Elles sont aussi des outils permettant de montrer la circulation de différents langages et de mettre en relief une « rhétorique du hirak » (Ouaras, 2020) à travers les mots d’ordre. La décrédibilisation et la réhabilitation de l’ethos du journaliste algérien ont été également étudiées à travers des slogans du hirak médiés par les réseaux sociaux numériques (Chachou, 2022). Enfin, la pancarte a servi la circulation du discours humoristique (Bouizar, Benkara, 2021) et constitue le terrain à travers lequel s’exerce la créativité linguistique des manifestant·e·s algérien·ne·s (Sayad, 2020, Adouane et al., 2020)[4].

La pancarte numérique : particularités d’un genre et fonctionnement du DR

La pancarte peut apparaître, dans un rapport métonymique avec le corps des manifestant·e·s, avec les doigts, les mains, le visage entièrement ou en partie caché ou apparent. On peut trouver plusieurs variantes : plusieurs porteur·euse·s de pancarte, locuteur·trice·s assis·es ou debout (exemple 4), regardant l’objectif ou se mettant de dos (exemple 6), utilisant le carton ou le papier[5].

Le fonctionnement énonciatif des pancartes (1-3) obéit à un dispositif composite : corps de la personne qui porte la pancarte et diffusion de la photographie. On aperçoit les mains (exemples 1 et 2) ou le·a porteur·euse dans différentes positions.

Les locuteur·trice·s brandissent, dans les rues, en pleine manifestation, des pancartes manuscrites. Ils et elles assurent et maintiennent ainsi une « corporéité » (Paveau, 2017) qui traduit leur engagement. Les Algérien·ne·s sont les acteur·trice·s d’une situation de crise, et s’ils et elles ne prennent pas physiquement la parole, ils et elles utilisent la forme manuscrite qui semble les protéger contre tout affrontement direct avec l’autre. Il faut préciser que le hirak constitue l’un des mouvements sociaux ayant libéré la parole des citoyen·ne·s algérien·ne·s et reconfiguré le rapport peuple/pouvoir. Les manifestant·e·s sont passé·e·s à l’acte de parole dans une volonté de se libérer et d’exprimer leurs revendications. Les participant·e·s aux marches tiennent une pancarte dont le discours n’use pas (forcément) des marques énonciatives habituelles du discours direct. Les verbes, les deux points et les guillemets[6], renvoyant au discours direct, sont remplacés par le port de la pancarte. C’est, à mon sens, une des données qui distinguent l’univers numérique de l’univers prénumérique en ce qui concerne le discours rapporté, dans le sens où le port de cet écriteau est en soi une volonté de rapporter ses propos ou ceux d’un tiers. Le locuteur de la pancarte 4 parodie les paroles d’une chanson (« Et moi je suis tombé en esclavage » de Pierre Bachelet). Les vocables esclavage, blocage, système, dégage insistent sur la volonté de changer le système politique en Algérie qui est à l’origine des revendications du hirak. La performativité du verbe dégage (« et je lui dis Système DEGAGE ») élevé au mode impératif instaure une relation de refus de l’autre, dite en discours direct et acquiert une « puissance de signification importante » (Paveau, 2014, p. 5). À travers le recours à une parole parodiée et à un slogan connu emprunté aux révolutions arabes (« Ben Ali Dégage » dans le contexte tunisien en 2011), le porteur de la pancarte donne à voir, sans marques de discours direct, plusieurs niveaux de dialogisme et réclame le départ du système, le transcrit sur la pancarte et en assume les conséquences. Le premier niveau est relatif au détournement de la chanson, le deuxième apparaît avec le recours au slogan « Système dégage » utilisé par les manifestant·e·s tunisien·ne·s et le troisième niveau est la pancarte qui rapporte ces discours déjà rapportés à l’origine. C’est un feuilleté où le discours direct de l’énonciateur·trice est pétri de la parole de l’autre. Ici se mêlent une autocitation et une représentation du discours autre. Le partage de la pancarte permet au locuteur de réaliser un acte de langage qui légitime son statut de manifestant révolté.

Le locuteur de la pancarte 5 porte un écriteau qui détourne l’expression « Si j’avance, suivez-moi; si je meurs, vengez-moi; si je recule, tuez-moi » d’Henri de La Rochejaquelein[7]. Ce détournement permet à l’énonciateur d’exprimer son engagement envers la cause du hirak. L’énonciateur cite son propre discours, qui est en soi parodié, et définit une autocitation. Dans les deux exemples 4 et 5, le discours rapporte les paroles d’un tiers, celles d’une chanson, en l’occurrence, et ceci renvoie à la mise en technodiscours des paroles d’une instance connue. On dégage alors deux niveaux de DR : la pancarte (autocitation : discours rapporté du locuteur) et le discours rapporté de la chanson sans marques. On peut, ici, affirmer la spécificité de ce discours rapporté en ligne, qui passe par des matérialités et des images (Paveau, 2017, p. 331), c’est-à-dire la fusion entre le technologique (le dispositif de la production de la pancarte) et le langagier. À l’autocitation propre à la pancarte s’ajoute le technodiscours rapporté, c’est-à-dire les propos partagés sur Facebook tout en définissant une dynamique du discours de la pancarte en discours citant et discours cité. Cette dynamique est caractérisée par la combinaison de plusieurs discours : l’autocitation qui caractérise ce qui est rapporté par la pancarte, les différents discours rapportés et transmis par la pancarte. Ces variantes de ce discours rapporté assurent la définition du technogenre de discours : « une forme stabilisée, avec des traits fixés, disponible dans la mémoire textuelle et cognitive des scripteurs, reproductible, transmissible, et qui régule une pratique sociodiscursive » (Paveau, 2017, p. 330).

La parole de l’autre dans la pancarte numérique est détachée de son point d’énonciation et devient le support d’une autre matérialité. Au plan énonciatif, la pancarte est définie comme un « techno-énoncé » (Djilé, 2022, p. 131) et elle est, de ce fait, augmentée de matérialité technologique. On a affaire à deux énonciateurs : la personne porteuse de la pancarte qui est sujet de la photo et la personne qui parle, l’énonciateur·trice attribué·e au texte figurant sur la pancarte.

De quelques modalités de DR dans les pancartes

J’examine d’abord, dans cette section, les exemples qui concernent la photo insérée dans la pancarte, le partage de la pancarte en soi ou la publication avec pancarte. J’analyse ensuite les vocables et les slogans empruntés qui renvoient à cette parole autre.

Le locuteur dans la pancarte 6, dos tourné, rapporte les propos du penseur musulman d’origine kurde Said Nursi. La référence au discours cité passe à travers la photo du penseur assortie de la phrase qui lui est attribuée. Le choix d’un penseur kurde est significatif, car il représente une communauté en conflit, notamment en Turquie. Dans l’exemple 7, et sans marques linguistiques apparentes, l’image travaille le texte[8], dans le cadre d’une énonciation matérielle visuelle nativement numérique. Cette pancarte est partagée via un post sur Facebook et contient une expression idiomatique proférée par l’actrice algérienne Ouardia Hamitouche et rapportée à l’identique, renforcée par la photo de la même actrice. Le porteur de la pancarte la tient avec un autre objet (claquette) pour renvoyer à la punition de l’adversaire auquel il s’oppose. Sur le plan sémiotique, les objets et les discours s’entrechoquent au service d’une rhétorique contestataire. Les traits discursifs activent la mémoire discursive à travers le renvoi à des noms connus et reconnus par les Algérien·ne·s, mais cette dernière est aussi présente à travers les données numériques telles qu’elles figurent dans les exemples.

Dans l’exemple 8, le porteur de la pancarte utilise la photo d’une personnalité et sa phrase détournée. La phrase d’origine de l’acteur algérien Atmane Ariouet est : « Faut pas tekdeb » [Trad. : « Il ne faut pas mentir »] prononcée dans le film Le Clandestin (le titre arabe est Taxi el makhfi) très connu des Algérien·ne·s, ce qui active la mémoire discursive des locuteur·trice·s. La phrase détournée : « Faut pas que tu ajoutes un mandat » s’adresse à l’ancien président Bouteflika, contre qui s’est déclaré le mouvement du hirak dans le but de refuser sa candidature pour un cinquième mandat.

Ce mode de présentation des propos re-connus permet au locuteur porteur de la pancarte de se fondre dans une énonciation tierce, celle de ces acteur·trice·s algérien·ne·s dont on a sollicité la parole. Les commentaires sont utilisés à côté de la photographie des acteur·trice·s, ce qui confirme le caractère d’une parole collective émanant du peuple. S’ajoutent à ces propos collectifs les éléments d’une mémoire technodiscursive[9] activée par des formes natives telles que les liens hypertextes et autres mots cliquables, les mots-clés (hirak, marche en Algérie, en l’occurrence) et les diverses fonctionnalités comme les boutons « j’aime », « partager »… J’y reviendrai plus bas.

Extraite d’une vidéo issue d’un montage des moments forts du hirak intitulée « “Hirak du Vendredi” : Le monde Entier S’incline Devant les Algériens ! » et partagée sur Youtube, cette pancarte montre clairement le fonctionnement du DR.

Comme défendu depuis le début de l’article, le fonctionnement du DR fonctionne suivant la schématisation ci-dessous.

Portée par une femme aux habits traditionnels symboliques avec le haïk et le la3jar[10] aux couleurs du drapeau algérien, la locutrice adresse son discours au Président français lui demandant, à travers une énonciation tierce attribuée à la voix d’une Fatma, inconnue et anonyme, de ne pas s’ingérer dans les affaires de l’Algérie tout en rappelant le mouvement des gilets jaunes vécu en France depuis octobre 2018. Cette autocitation assumée par la locutrice présente une mise en abyme : l’interpellation de l’autre à travers la dénomination patronymique (Macron) et les propos de la Fatma rapportés sans marques apparentes. C’est alors doublement un DR renfermant une autocitation et un discours rapporté d’une tierce personne, adressé à une personne ratifiée.

Partagées sur un compte Facebook, ces pancartes définissent un technodicours rapporté direct intégral :

Il s’agit d’un partage avec ou sans augmentation d’un commentaire, que constitue par exemple le partage d’un billet de blog sur un compte Facebook, via une fenêtre de partage, avec ou sans commentaire de l’internaute […] le partage de contenus interne à un réseau (partage de statut sur Facebook) (Paveau, 2017, p. 293).

L’allusion à des paroles rapportées (exemple 9), à un proverbe (exemple 10), ou à un slogan (exemple 11) ancré dans la mémoire discursive des locuteurs·trice·s (« cha3b Yourid-le peuple veut »), participe de la dynamique hétérogène des discours circulant et partagés sur les réseaux sociaux. L’exemple du slogan : « Cha3b yourid iskat nidam (Trad. : « Le peuple veut la chute du régime) » est un syntagme qui est apparu avec les révoltes arabes (Tunisie, Égypte, Libye et Syrie) et devient le dénominateur commun de ces révolutions. Le·a porteur·euse de la pancarte n’use pas de guillemets ou de références pour introduire le slogan, mais s’appuie sur la mémoire discursive pour déclencher un tel rappel. Le verbe yourid (« il veut ») est doté de la performativité qui décrit l’acharnement des acteur·trice·s qui l’utilisent pour arracher des droits et imposer le départ de leur gouvernement. Ce slogan, brandi par les citoyens·ne·s des pays arabes qui se sont révoltés contre leurs régimes dits dictatoriaux. C’est un des slogans connus de la forte médiatisation de ce « printemps arabe », il est mémorisé et réemployé dans des contextes qui transcendent le pays qui l’a vu naître.

Dans la pancarte, le DR fonctionne, dans le cas de ces exemples, à travers un assemblage et une incorporation de discours partagé en insertion (Grossmann, 2018). En effet, les vocables insérés, émanant d’un·e énonciateur·trice secondaire, commentés ou non par le·a porteur·euse de la pancarte, opèrent un écho entre différents discours. C’est un discours cité, reproduit et mis au premier plan par « collage » (Grossmann, 2018).

Avant de refermer ces analyses, je m’arrête sur la mémoire discursive et son fonctionnement dans ces discours extraits d’internet en complément à ce que j’ai précédemment dit. Les captures que j’ai choisies reflètent ma subjectivité nourrie d’une volonté de montrer quelques phénomènes de discours rapporté en ligne qui me semblent saillants. De plus, l’interprétation que j’ai proposée des énoncés polémiques et des slogans qui résonnent dans le contexte algérien et leur pouvoir de renvoyer à des épisodes antérieurs et de déclencher du sens, tient de mon expérience et de mon vécu en tant qu’analyste et témoin contemporaine de ces évènements. Cette interprétation tient compte aussi des marqueurs discursifs repérés dans la composante discursive des pancartes dont le décodage se fait par le récepteur dans sa propre culture. En revanche, ces traces discursives sont augmentées de traces technologiques renforçant l’interprétation déjà donnée, dans laquelle le mot clé et/ou le mot cliquable renvoient au contenu escompté. C’est ce qui donne le droit à l’existence d’une mémoire technodiscursive. De ce fait, la réflexivité, c’est-à-dire le fait que « je m’interroge moi-même […] et où je suis interrogé par autrui […] sur mes propres actes et mes propres discours » (Blanchet, 2009, p. 145), croise, dans l’analyse du discours numérique, la notion de redocumentarisation[11] (Paveau 2017), parce que les dimensions humaines et technologiques sont fusionnées.

Conclusion

Comment justifier le choix de la pancarte pour rapporter sa parole et/ou celles des autres? Dans le contexte du hirak, la pancarte est le médiateur entre le peuple et le pouvoir. Les manifestant·e·s se sont exprimé·e·s à travers des paroles inscrites sur des cartons ou des morceaux de tissu et se définissent comme les acteur·trice·s d’un discours militant. Cette circulation des discours, caractérisant une situation de crise, assure un « plurisystème complexe qui fonctionne ″en 3 D″ » (Grossmann, 2018), c’est-à-dire un feuilleté entre différents discours empruntés à d’autres sources énonciatives et partagés à l’aide de l’outil pancarte. Étant un élément composite, la pancarte donne à voir des éléments discursifs et d’autres technographiques. Au fonctionnement énonciatif, observé avec l’autocitation et la corporéité à travers l’écriteau, s’ajoute une mise en abyme de plusieurs composantes du DR. Les vocables utilisés par les locuteurs·trices, les gloses, les guillemets, les proverbes et les extraits de chanson détournés, les expressions idiomatiques, qui définissent le plan discursif, sont supportés par le matériel technographique du discours numérique. Les photographies de personnes connues, l’énonciation matérielle visuelle, le technodiscours rapporté intégral reprennent les différentes opérations de reprise de la parole de l’autre. L’outil technodiscursif (partage/circulation de la pancarte via les réseaux sociaux) permet de rapporter les revendications des manifestant·e·s.

La pancarte inscrit les paroles des manifestant·e·s dans un continuum qui, en même temps, accueille ces discours mais contribue aussi à leur élaboration. La pancarte est un support qui autorise la parole de ces manifestant·e·s, elle leur donne existence et génère le sens. Dans un acte de courage et de détermination, les participant·e·s au hirak algérien se donnent un objectif : dire à celui qui verra les pancartes qu’ils et elles sont en train de parler et d’assumer leurs propos. Ce discours direct est rapporté par des matérialités et des images. Le numérique autorise une nouvelle discursivité à travers les technodiscursivités et les corpodiscursivités (Paveau, 2017). Les paroles légitimes des hirakistes trouvent leur espace de liberté et de signification.

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  1. Plusieurs articles produits depuis 2019 s’arrêtent sur la genèse, la définition, les tenants et les aboutissants du hirak algérien. Ils dressent aussi un état des lieux des travaux menés autour de ce mouvement (voir bibliographie). Ce mouvement de révolte a été déclenché par le peuple algérien le 22 février 2019 pour s’opposer au cinquième mandat du président Bouteflika. Il s’est caractérisé par des marches hebdomadaires organisées chaque vendredi dans les grandes villes et chaque mardi par les étudiant·e·s. La crise sanitaire de la Covid-19 a suspendu les marches en mars 2020.
  2. Le hirak est un mouvement de la rue, mais il est aussi diffusé et suivi à travers les réseaux sociaux numériques. Les données des corpus (vidéos, captures, commentaires, articles, slogans, hashtags…) ayant servi les études ont été recueillies en ligne.
  3. Voir l’article de Gunthert (2014) qui explique comment l’évolution des outils de la photographie et des applications numériques favorisent l’entremêlement des données.
  4. Voir Oulebsir 2023 pour l’état des lieux circonscrit sur la pancarte du hirak algérien.
  5. Les messages des pancartes ont subi quelques corrections orthographiques.
  6. Il s’agit de marques énonciatives dans le discours numérique (Paveau, 2017).
  7. Henri de La Rochejaquelein (1772-1794) est l'un des chefs de l'armée catholique et royale au cours de la Guerre de Vendée, pendant la Révolution française.
  8. Voir à ce sujet les travaux ayant ciblé la reconfiguration visuelle et le rapport texte-image : Nachtergael (2017) sur le devenir-image de la littérature, Nerlich (1999) sur l’iconotexte, Vouilloux (2013) sur l’implication des codes sémiotiques, sur la conversationnalisation de l’image de Gunthert (2014), le « pictorial turn » dans le champ des visual studies de Mitchell (1994) et sur l’énonciation matérielle visuelle de Paveau (2017).
  9. Voir Paveau (2017) pour le développement de cette notion.
  10. Morceau de tissu cachant le visage des femmes issues de la culture arabo-musulmane et généralement porté avec le haïk : étoffe longue et rectangulaire recouvrant tout le corps. Les femmes l’enroulent puis le maintiennent à la taille par une ceinture et il est accroché aux épaules par des fibules.
  11. Notion qui rend compte du fonctionnement de la mémoire numérique. Elle renvoie aux fragments et traces laissés et/ou générés dans les discours en ligne. Faute d’espace dans le présent article, je ne traite pas des notions de mémoire numérique et mémoire technodiscursive, voir Paveau 2017 à ce sujet et Paveau 2013 pour un développement sur la notion de mémoire.

Pour citer cet article

Oulebsir-Oukil, Kamila. 2024. Détournement et discours rapporté dans les pancartes du hirak algérien : quelques pistes de réflexion. Magana. L’analyse du discours dans tous ses sens, 1(1), 15-48. DOI : 10.46711/magana.2024.1.1.2

Licence

La revue MAGANA. L’Analyse du discours dans tous ses sens est sous licence Creative Commons CC BY-SA 4.0, disponible en ligne, en format PDF et, dans certains contextes, en version imprimée.