Pratiques citationnelles sur smartphone et modes de prise en charge dans les technodiscours rapportés

Donald DJILÉ

 

Introduction

Nous vivons à l’ère du nomadisme numérique, une époque marquée par la prépondérance de la Communication Médiée par Téléphonie mobile (Liénard, 2012, p. 144) sur toutes les autres formes de communication. Cette hégémonie du smartphone vient certainement du fait qu’il confère des dons d’ubiquité (omniprésence) et de polychronie (omnipotence) qui permettent, par exemple, de créer et diffuser du contenu sur plusieurs sites web à la fois, mais encore plus, de faire passer des productions discursives d’un lieu numérique à un autre avec célérité. En effet, le smartphone, « les usages numériques et l’écriture sur la Toile ont bouleversé en profondeur certaines des pratiques traditionnelles du discours rapporté » (Grossmann et Rosier, 2018, p. 22). En d’autres termes, cet artefact technologique participe à plus d’un titre à la dynamique de production et de circulation des contenus web natifs, en mobilisant ses affordances[1] (comme la capture d’écran) ou celles des applications et des plateformes (les APIs, les onglets, les boutons, etc.) qui meublent le web. C’est dire que la capture d’écran sur smartphone, jointe à la réticularité des environnements numériques, fournissent aux socionautes[2] la possibilité de pratiquer des formes proprement numériques de discours rapporté – donc de citation – dont l’une des déclinaisons consiste en l’insertion d’un technodiscours iconisé dans l’élaboration du fil d’un autre technodiscours.

Ainsi, quelles sont les pratiques numériques de la citation qui émergent sur Facebook? Comment la prise en charge énonciative s’opère-t-elle dans ces modes numériques natifs de circulation des discours?

Pour répondre à ces interrogations aux implications théoriques et méthodologiques prégnantes, cet article, qui va s’organiser en trois parties, s’appuie sur un cadre de références théoriques prenant en compte l’analyse du discours numérique et la théorie de l’énonciation. Ce double ancrage permet d’observer les implications intertextuelles et polysémiotiques du technodiscours rapporté, en tant que pratique citationnelle en ligne ainsi que les manières numériquement natives d’élaborer les énoncés et de prendre en charge des productions technodiscursives.

Fondements théoriques et méthodologiques de la recherche

Les technodiscours rapportés relèvent de phénomènes interdiscursifs ou intertextuels natifs des environnements numériques connectés. Ils impliquent, de ce fait, la mobilisation d’appareils théoriques, de méthodes de collecte de données et de présentation des observables susceptibles de faciliter l’analyse de leurs caractéristiques linguistiques sans occulter leurs propriétés technologiques. C’est pourquoi cet article s’appuie sur un mashup épistémologique : l’analyse du discours numérique de Marie-Anne Paveau et la théorie de l’énonciation d’Émile Benveniste. L’adoption d’une telle posture théorique a pour objectif de rendre explicite la notion de discours rapporté dans son acception numérique, en exploitant un « petit corpus » ou une « collection d’exemples » qui présentent un grand intérêt pour l’analyse des corpus numériques natifs.

Ancrage en analyse du discours numérique et en énonciation

Les choix théoriques opérés visent la conformité des analyses à effectuer avec les implications technologiques et linguistiques (discursives et énonciatives) des technodiscours rapportés. Entendus comme pratiques citationnelles natives en ligne, ces derniers appartiennent à un ensemble de formats discursifs spécifiques des environnements numériques connectés.  Ils s’appréhendent à l’aune de l’analyse du discours numérique qui fournit un cadre théorique et méthodologique adéquat pour « la description et l’analyse du fonctionnement des productions langagières natives d’internet, et plus particulièrement du web 2.0, dans leurs environnements de production, en mobilisant à considération égale les ressources langagières et non langagières des énoncés élaborés » (Paveau, 2017, p. 27). Il s’agit plus spécifiquement, avec l’analyse du discours numérique, de rendre compte de la mise en discours qui sous-tend la pratique du technodiscours rapporté par les énonciateurs numériques. Il y a donc, au-delà de cette forme numérique native de discours rapporté, un exercice de « mise en fonctionnement de la langue » (Benveniste, 1970, p. 12) permis et supporté par les plateformes numériques. Cette sorte d’énonciation numérique justifie la prise en compte de la théorie de l’énonciation – articulée à l’analyse du discours numérique – dont la pertinence réside dans l’opportunité qu’elle donne de mettre au jour des phénomènes énonciatifs natifs en ligne à travers des mécanismes interdiscursifs et intertextuels qui actualisent des manières numériquement natives de prendre en charge les productions technodiscursives.

« Petit corpus » ou « collection d’exemples » : quel intérêt pour l’analyse des discours numériques?

Au niveau méthodologique, la capture d’écran a servi de modus operandi pour la constitution d’un « petit corpus » (Danino, 2018), en réalité, une « collection d’exemples » (Paveau, 2019b; Djilé, 2020) recueillis en considérant Facebook comme « lieu de corpus » (Émérit-Bibié, 2016), dans la perspective du « web as corpus » (Gatto, 2014) qui tient compte de la contribution des environnements numériques dans l’élaboration, la publication et l’interprétation des technodiscours (Djilé, 2019, p. 47). Ce protocole phare de l’analyse du discours numérique – i.e. la collection d’exemples – est « une position méthodologique minorée, voire combattue » (Paveau, 2019, p. 120) par les analystes du discours mainstream qui lui opposent le principe de représentativité. Pourtant, comme a pu le souligner Charlotte Danino (2018, § 14), « la notion de représentativité fait face à celle d’exemple et de ce qui détermine sa valeur, et donc sa portée ». Elle poursuit son argumentation en faveur de petits corpus en problématisant cette confrontation entre corpus représentatif et collection d’exemples en ces termes : « Newton aurait-il eu besoin d’étudier trois pommes pour penser la gravité? ».

Poser le problème ainsi, c’est implicitement redéfinir la notion de corpus en remettant en cause le critère de quantité. C’est aussi ce que la présente recherche soutient. Elle invite les analystes du discours à dépasser les considérations quantitativistes pour faire place au qualitatif – vocation première des études dans ce domaine –, en mettant un point d’honneur à l’explicitation des phénomènes linguistiques singuliers non répertoriés dans les catégorisations connues, mais qui s’inscrivent pleinement dans les us langagiers et les habitus scripturaux de certaines communautés. Elle propose que toute collecte de données langagières organisables ou organisées par catégories d’observables soit subsumée sous le vocable de corpus. Qui plus est, d’un point de vue épistémologique, la représentativité devient impertinente, du moins si l’on s’en tient aux propos de Sophie Moirand qui précise :

Travailler sur de petits corpus permet de repérer des formes langagières pas forcément « fréquentes », au sens statistique du terme, mais des formes « émergentes » révélatrices du temps présent, et qui de ce fait font partie d’un « arsenal argumentatif » à un moment précis de l’histoire d’une société, un arsenal porteur lui-même de l’Histoire de cette société (Moirand, 2018, § 51).

Pour ce qui concerne spécifiquement cette étude sur les technodiscours rapportés, la « collection d’exemples » par capture d’écran revêt de nombreux intérêts dont le principal est la prise en compte de la dimension écologique dans l’analyse des productions technodiscursives. Elle est également pertinente dans la mesure où elle met en lumière des occurrences spécifiques de pratiques technolangagières et des formes émergentes de technodiscours rapportés à prégnance iconotextuelle.

Le technodiscours rapporté : une pratique citationnelle numérique native

Avant d’aborder les questions relatives au technodiscours rapporté, il convient de revenir sur le discours rapporté (hors ligne) avec lequel il partage certaines caractéristiques. Pour Francis Grossmann et Laurence Rosier (2018), la notion de discours rapporté fait référence à « l’ensemble des procédés permettant de signaler, d’introduire un discours, écrit ou oral ou polysémiotique, émis par un énonciateur différent de l’énonciateur principal » (Grossmann et Rosier, 2018). Le discours rapporté est donc marqué par l’intertextualité qui est en fait un acte de ré-énonciation. Il repose sur l’intégration d’un discours (cité) dans un autre discours (citant), en les distinguant – dans le style direct notamment – par des matérialités langagières (comme les verbes introducteurs) et des marqueurs typographiques de distance énonciative (les deux points, les guillemets, etc.). Dans ce format discursif qui fonctionne selon la formule [discours citant : « discours cité »], l’énonciateur citant « fait mention des mots mêmes employés par l’énonciateur cité, ou plutôt il présente son énoncé comme tel (“Il m’a dit : « Tu dois partir »”) » (Maingueneau, 2009, p. 48).

L’intertextualité et la ré-énonciation structurent également la pratique du discours rapporté en ligne. C’est du moins ce qu’explique Michel Marcoccia à travers un commentaire sur les discours numériques dans lequel il mentionne l’intertextualité comme pratique citationnelle :

Les écrits numériques se caractérisent aussi par le fait qu’ils manifestent un haut degré d’intertextualité, par la présence (plus ou moins littérale et intégrale) de textes dans d’autres textes. La citation, comme convocation explicite d’un texte, à la fois présenté et distancié par des marqueurs spécifiques […] est l’exemple le plus évident d’intertextualité (Marcoccia, 2016, p. 100).

En ligne, l’intertextualité est polysémiotique. Au sens de Grossmann (2018), cela signifie que la reprise d’un discours numérique ne concerne pas uniquement les matières textuelles. Elle porte parfois sur des images, des photographies de texte (phototextes) ou des technographismes (pour reprendre les termes de Paveau, 2019c) intégrés à un technodiscours (cité) au cours de l’élaboration du fil d’un autre technodiscours (citant). Ce processus de mise en discours s’insère dans l’ensemble des technodiscours rapportés qui permettent de « transférer un discours d’un espace numérique natif source à un espace numérique natif cible » (Paveau, 2017, p. 289). Pour Francis Grossmann (2018), il serait plus approprié de dire « discours rapporté partagé sur la Toile » ou « discours rapporté sur la Toile ». Il estime que parler de « technodiscours rapporté » s’avère discutable dans la mesure où la définition de la notion indique que cette forme de discours rapporté en ligne s’opère « via une procédure automatisée de partage » (Paveau, 2017, p. 289). Qui plus est, Marie-Anne Paveau choisit d’en rendre compte en prenant « le cas du partage d’un billet de blog sur un compte Facebook ». Les étapes de cette « procédure technolangagière » et les trois formes de technodiscours rapporté qu’elle décline ensuite mentionnent dès la première phrase de chaque explication qu’« il s’agit d’un partage ».

Si cette critique trouve sa légitimité dans les termes employés, il semble évident que, dans les environnements numériques connectés, rapporter un (techno)discours n’est pas fondamentalement différent de le partager. La différence avec le discours rapporté non numérique se situe certainement au niveau du processus de mise en discours choisi pour configurer matériellement et visuellement la ré-énonciation. Avec le partage, l’intertextualité est entièrement prise en charge par les affordances de l’environnement numérique. En effet, le bouton « partager » enclenche la mise en place d’un nouveau cadre d’énonciation numérique qui intègre – dans le cas de Facebook par exemple – le technodiscours cité dans le technodiscours citant. Dans un tel cas de figure, le partage ne se distingue du rapportage que lexicalement : les deux termes dénotent une même activité énonciative, une même pratique citationnelle caractérisée par l’insertion d’un technodiscours cité dans un technodiscours citant. Quand cet acte de ré-énonciation passe par la capture d’écran, le technodiscours à citer est extirpé – de manière écologique – de son environnement natif. Il est par la suite introduit dans un nouvel environnement d’adoption ou d’adaptation, en présentant une configuration hiérarchique et visuelle similaire à celle du partage. Dans ces deux pratiques citationnelles natives en ligne, les processus énonciatifs mettent au jour un mode d’adressage et un schéma techno-énonciatif à partir desquels un énonciateur numérique (Paveau, 2017, p. 149; Djilé, 2022, p. 131) – identifiable en général par sa photo de profil et son nom de profil (pseudonyme) – diffuse un technodiscours auprès d’autres instances énonciatives numériques, en passant soit par un bouton de « partage », soit par un hacking d’usage de la capture d’écran sur smartphone.

En effet, l’utilisation de la capture d’écran sur smartphone fait désormais partie de la culture web. Elle s’inscrit dans le « pictorial turn » (tournant visuel) de la discursivité numérique caractérisé par une « domination de l’image sur le langage articulé […] [qui] n’exclut pas pour autant une part linguistique et narrative, bien au contraire, il les articule simplement selon une autre perspective, prioritairement visuelle » (Nachtergael, 2017, p. 292-293). Ce tournant visuel a nécessairement une influence majeure sur « les choix technosémiotiques des internautes » (Paveau, 2017, p. 205). Il favorise l’émergence de formes particulières de publications avec une prépondérance de technographismes, à savoir des « production[s] sémiotique[s] associant texte et image dans un composite natif d’internet » (Paveau, 2017, p. 305).

En d’autres termes, les publications iconotextuelles – dont la mise en discours passe par l’insertion de captures d’écran sur smartphone – ont le vent en poupe sur les réseaux sociaux numériques, particulièrement sur Facebook qui enregistre le plus grand nombre d’occurrences observables dans les « groupes » ou « communautés virtuelles » (Liénard, 2012). Elles ont fait émerger deux formes numériques natives du discours rapporté : la première est l’une des trois déclinaisons du « technodiscours rapporté répétant » (Paveau, 2017, p. 294) et la seconde est une nouvelle catégorie qui concerne des cas de conversations numériques écrites rapportées.

Le « technodiscours rapporté répétant » par capture d’écran

Le technodiscours rapporté répétant est « un partage à l’identique relevant de la copie, avec ou sans marques explicites de discours citant et discours cité » (Paveau, 2017, p. 294). Quand il est effectué par la capture d’écran, il permet de reprendre un contenu numérique en restituant son format originel. En effet, la capture d’écran simplifie la pratique du technodiscours rapporté répétant en ce qu’elle constitue « une sorte d’extraction écologique par figement de technodiscours » (Djilé, 2020, p. 63), une technique d’iconisation et de stockage de technodiscours – quel que soit le site web ou l’application mobile utilisée[3] – en vue d’une réutilisation ultérieure au cours d’une construction discursive en ligne.

Exemple 1. Technodiscours rapporté répétant par capture d’écran, Facebook, affichage du 11 novembre 2020

Dans l’exemple ci-dessus, la capture d’écran sur smartphone permet d’insérer la photographie d’un technodiscours au cours de l’élaboration du fil discursif d’un autre technodiscours, en affichant l’ensemble des matières technolangagières : le péritexte (les métadonnées d’horodatage, les énoncés de geste « J’aime » et « Répondre ») et des traces numériques comme l’identité déclarative (photo de profil, nom de profil) et l’identité calculée (le nombre de réactions) de l’énonciateur numérique cité (Georges, 2010). L’insertion de ce technodiscours iconisé est précédée – dans la majeure partie des cas – d’une étape de traitement au cours de laquelle le phototexte obtenu subit des retouches. Il peut s’agir, entre autres, du rognage de l’identité numérique (Cardon, 2008; Paveau, 2015) ou de l’anonymisation (par utilisation de formes ou de gribouillages) qui répondent très souvent à une question éthique en rapport avec la protection de l’identité des utilisateur·trice·s dont les productions discursives sont utilisées parfois à leur insu.

La technoconversation rapportée

À côté de la typologie des technodiscours rapportés dégagée par Marie-Anne Paveau (2017, p. 293-294), l’observation des pratiques discursives et conversationnelles sur Facebook permet d’identifier une nouvelle pratique citationnelle qui consiste à rapporter des conversations numériques écrites. Je nomme cette nouvelle catégorie « technoconversation rapportée », en proposant une définition qui en explique le fonctionnement, à partir des observables contenus dans les exemples suivants.

La technoconversation rapportée est un processus citationnel qui fonctionne sur le modèle du technodiscours rapporté répétant par capture d’écran. Elle commence par une sorte de thésaurisation, c’est-à-dire une opération de stockage permise par le smartphone et facilitée par la capture d’écran. Il s’ensuit un processus de mise en discours qui comprend l’étape de l’insertion d’une ou de plusieurs captures d’écran non point comme illustrations, mais plutôt comme parties constitutives d’une conversation numérique écrite à rapporter (partiellement ou totalement) dans le strict respect écologique de la configuration originelle. La technoconversation rapportée consiste donc à publier ou republier une conversation numérique écrite privée issue d’une fenêtre de discussion instantanée (exemple 2) ou un échange semi-public (commentaire suivi de réponse) réalisé dans l’« espace d’exposition [techno]discursive » (Develotte, 1996 et 2006) d’un réseau social numérique (exemple 3). Cette pratique technodiscursive permet à des utilisateur·trice·s de citer et de faire circuler des technoconversations, les faisant passer, par exemple, des applications pour smartphones comme WhatsApp et Messenger de Meta – conçues pour permettre la réalisation de discussions numériques natives par envoi et réception de technodiscours au sein d’un dispositif technologique de conversation – aux plateformes des réseaux sociaux numériques (Facebook, X ou ex-Twitter, Instagram, etc.), et inversement.

Des modes de prise en charge énonciative natifs du web

Le technodiscours rapporté et la technoconversation rapportée sont des pratiques citationnelles qui permettent à un énonciateur numérique de rapporter le technodiscours ou la technoconversation d’un ou de plusieurs autres énonciateurs numériques. Ces pratiques technodiscursives supposent la mise en place d’un schéma techno-énonciatif dans lequel un énonciateur numérique (citant) technorapporte les technodiscours d’un ou plusieurs énonciateurs numériques (cités). Elles supposent également un positionnement de l’énonciateur numérique citant vis-à-vis du technodiscours ou de la technoconversation rapportés. En effet, « tout énoncé présuppose une instance qui prend en charge ce qui est appelé, suivant les cadres de référence, le dictum, la lexie, le contenu propositionnel, la prédication, selon le schème minimal d’énonciation « JE DIS (“ce qui est dit”) » (Rabatel, 2009, p. 72). Ce schéma de lexie – pour reprendre les termes d’Antoine Culioli – est partagé par les diverses formes de discours rapportés hors ligne et dans les opérations de rapportage dans les environnements numériques connectés.

De fait, la prise en charge d’un technodiscours ou d’une technoconversation rapportée par capture d’écran ne se manifeste pas forcément dans le sens de l’expression d’un point de vue ou de la vériconditionnalité – ou commitment – (Beyssade et Marandin, 2009; Paillard, 2009). Elle se manifeste parfois sous la forme d’un mécanisme dont se sert un énonciateur numérique citant pour récupérer (ou s’approprier) une énonciation autre, la focaliser ou modaliser, de manière implicite ou explicite, sa réception et sa perception, grâce à des marqueurs numériques de déixis directe ou indirecte (Paveau, 2019a, en ligne) : je les nomme respectivement récupération techno-énonciative, focalisation techno-énonciative et modalisation techno-énonciative.

La récupération techno-énonciative

La récupération techno-énonciative consiste, pour un énonciateur numérique, à rapporter un technodiscours comme s’il s’agissait de sa propre énonciation, comme s’il en était l’auteur. En effet, dans la mise en discours du technodiscours rapporté répétant par capture d’écran, le dispositif de construction de la publication fournit une palette d’affordances – dans la version mobile disponible sur les smartphones – qui permettent à l’énonciateur numérique citant de modifier la capture d’écran à sa guise. Il a donc la possibilité de rapporter un technodiscours sans les composantes de l’identité déclarative (photo de profil, pseudo) de l’énonciateur numérique cité.

Exemple 4. Récupération techno-énonciative, Facebook, affichage du 13 novembre 2020

Dans cet exemple de technodiscours rapporté, les marqueurs de l’identité déclarative de l’énonciateur numérique cité sont rognés. Pour rappel, les socionautes font usage de certaines techniques d’anonymisation de l’identité numérique (par rognage, floutage ou gribouillage) dans une optique éthique relative à la protection de l’identité de l’énonciateur numérique cité. Ce principe n’est pas forcément applicable aux contenus diffusés par/sur certaines personnes jugées publiques (chanteur·trice·s, musicien·ne·s, footballeur·euse·s, etc.) qui utilisent le technodiscours rapporté et la fractalité des réseaux sociaux numériques comme biais d’augmentation de leur capital social. Dans certains cas, ces techniques d’anonymisation sont utilisées comme moyen d’appropriation d’une énonciation autre, un mécanisme pour récupérer le technodiscours (notamment quand il est à la première personne du singulier « je »). Dans ce contexte, ce qui est rapporté s’apparente à un discours autonyme ou une énonciation autoréférenciée, surtout en l’absence d’un technodiscours citant pour l’introduire.

La focalisation techno-énonciative

Le rognage, le floutage et le gribouillage ne servent pas qu’à supprimer ou protéger l’identité numérique d’un énonciateur numérique cité. À côté de leur fonction de récupération, ils constituent des marqueurs de déixis indirecte (Paveau, 2019a, en ligne) i.e. des traces dans le technodiscours rapporté ou la technoconversation rapportée qui attestent qu’une modification a été apportée à la capture d’écran par l’énonciateur numérique citant ou un autre énonciateur numérique avant lui. Ils permettent ainsi, via des formes gribouillées ou des formes géométriques (cercle, rectangle, flèche, etc.), d’entourer, d’encadrer, d’indiquer, c’est-à-dire mettre en focus un ou plusieurs technodiscours dans un technodiscours rapporté répétant par capture d’écran ou une technoconversation rapportée.

Dans l’exemple 5 ci-dessous, la déixis numérique révèle des manières proprement numériques de pratiquer la focalisation dans les technodiscours rapportés par capture d’écran. Elle met au jour deux niveaux de focalisation techno-énonciative qu’il convient d’expliciter non sans en avoir donné la définition et les caractéristiques.

Exemple 5. Focalisation techno-énonciative, Facebook, affichage du 13 novembre 2020

Les observables de cet exemple de technoconversation rapportée montrent que la focalisation techno-énonciative consiste à supprimer les marqueurs d’identité déclarative afin de cristalliser l’attention de l’audience sur les énoncés numériques et non sur les énonciateurs numériques. Cette technique sert donc de stratégie à l’énonciateur numérique citant pour concentrer les regards des récepteurs non point sur les énonciateurs numériques cités, mais plutôt sur les technodiscours de la capture d’écran insérée dans la publication; ce qui constitue un premier niveau de focalisation techno-énonciative. Le second niveau de focalisation techno-énonciative fait du gribouillage – utile pour encercler ou souligner (à main levée) du contenu – un outil pour attirer l’attention des destinataires sur un énoncé numérique. En procédant de la sorte, l’énonciateur numérique citant met en relief un élément constitutif du technodiscours rapporté par capture d’écran ou de la technoconversation rapportée ainsi focalisée.

La modalisation techno-énonciative

Le dispositif de construction de la publication sur Facebook permet l’insertion d’un technodiscours introducteur au-dessus d’un technodiscours ou technoconversation rapportée par capture d’écran. Il peut être monosémiotique (fait uniquement de matières textuelles, iconiques ou hypertextuelles) ou composite, c’est-à-dire constitué d’éléments provenant à la fois des paradigmes textuel, iconique et hypertextuel. C’est un technodiscours citant, marqueur de déixis directe (Paveau, 2019a, en ligne) – qui constitue une trace technolinguistique de subjectivité –, à partir duquel l’énonciateur numérique citant introduit le technodiscours rapporté ou la technoconversation rapportée dans un contexte nouveau.

Exemple 6. Modalisation techno-énonciative, Facebook, affichage du 13 novembre 2020

L’exemple 6 ci-dessus présente un cas de changement de contexte caractérisé par la visée interprétative insufflée par l’énonciateur numérique citant à travers des émoticônes de rire (à gorge déployée) qui traduisent ce qu’il fait à propos de ce qu’il technorapporte. La modalisation techno-énonciative se manifeste ici à travers le contenu sémantique des constituants iconiques ou la fonction modalisante des émoticônes (Halté, 2016) qui traduisent la posture de l’énonciateur numérique citant vis-à-vis de ce qu’il technorapporte, modalisant technolinguistiquement la réception, la perception et l’interprétation du technodiscours rapporté ou de la technoconversation rapportée dans une perspective humoristique. En d’autres termes, la modalisation techno-énonciative réfère à la production d’un technodiscours citant destiné à montrer explicitement la position de l’énonciateur numérique citant vis-à-vis du technodiscours rapporté ou de la technoconversation rapportée, à travers ce qu’il en dit ou ce qu’il en fait. Elle se manifeste par le sens qu’il lui affecte et l’interprétation qu’il en fait et indique, par la même occasion, la manière dont les « utilisateurs recevant » (Émérit-Bibié, 2019, § 54) ou énonciateurs numériques recevant devront, à leur tour, l’interpréter.

Ainsi, à partir d’une analyse technolinguistique de leurs observables, les exemples mobilisés ont montré que le technodiscours rapporté par capture d’écran et la technoconversation rapportée sont des pratiques citationnelles en ligne qui impliquent des modes numériques natifs de prise en charge énonciative. Il ne s’agit pas de modes de prise en charge ou de postures techno-énonciatives qui s’excluent. Bien au contraire, les mécanismes techno-énonciatifs de récupération, de focalisation et de modalisation peuvent être utilisés de manière simultanée au cours d’une énonciation numérique.

Conclusion : pour une théorie numérique de l’énonciation

Le technodiscours rapporté est une pratique citationnelle qui appartient à la webculture mondiale. Son utilisation sur Facebook révèle des formes de discours rapporté en ligne et des modes de prise en charge énonciative web-natifs relevés, nommés et explicités dans cet article. Il en ressort que les technodiscours rapportés via capture d’écran et les technoconversations rapportées mettent en exergue une énonciation numérique, « matérielle parce qu’elle passe par l’élaboration logicielle de technographismes, et visuelle parce que l’image y est prédominante par rapport au texte, ne serait-ce que par le format de circulation » (Paveau, 2017, p. 309; 2019c). Ce bouleversement de l’ordre sémiotique de la production discursive en ligne a pour corolaire la disparition de certaines matérialités inhérentes au discours rapporté hors ligne à savoir les marques typographiques de démarcation (les deux points, les guillemets, etc.), les modalisateurs et les verbes introducteurs du discours cité. En d’autres termes, le technodiscours rapporté répétant par capture d’écran et la technoconversation rapportée sur Facebook renferment des mécanismes d’énonciation qui fournissent des modes technolinguistiques de circulation des énoncés : « leurs matérialités sont certes celles de toutes les productions discursives en ligne, mais les processus de mise en discours et surtout les stratégies techno-énonciatives qu’elles sous-tendent appartiennent à des catégories récentes et en construction en analyse du discours numérique » (Djilé, 2020, p. 60).

Les analyses technolinguistiques effectuées dans cet article montrent la nécessité pour les analystes des discours et des corpus numériques natifs de se doter d’une théorie susceptible de prendre en compte les particularités technologiques et les spécificités énonciatives de la discursivité et de la conversationnalité web natives. Les implications énonciatives de ces pratiques citationnelles par capture d’écran sur smartphone renforcent l’idée de la mise en place d’une théorie numérique de l’énonciation proposée dans « L’analyse des conversations numériques. Proposition théorique et contributions méthodologiques à l’analyse des corpus numériques natifs » (Djilé, 2022). Cette proposition théorique y a été convoquée en tant que constituant de l’analyse des conversations numériques. Dans cet appareil théorique plus vaste, elle a permis de rendre compte des phénomènes énonciatifs inhérents aux conversations numériques écrites natives en ligne, en s’appuyant sur les concepts d’énonciation numérique, d’énonciateur numérique et d’énoncé numérique; concepts bien ancrés dans les travaux sur l’analyse des discours et des conversations numériques. Ces concepts (largement mobilisés au cours des démonstrations supra) ainsi que les modes de prise en charge techno-énonciative dégagés dans le présent article visent à enrichir l’appareil conceptuel de la théorie numérique de l’énonciation et à étoffer les outils susceptibles de permettre une analyse énonciative des productions discursives numériques écrites, en tenant compte de leurs caractéristiques linguistiques et de leurs propriétés technologiques.

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  1. « Une affordance (to afford : procurer) est une propriété d’un objet ou un trait de l’environnement immédiat qui indique quelle relation l’usager doit instaurer avec l’objet, comment il doit s’en servir, ce qu’il doit faire avec. » (Paveau, 2012, p. 53)
  2. Utilisateur·trice·s des réseaux sociaux numériques.
  3. À l’exception de Snapchat qui bloque les captures d’écran par défaut et envoie une notification indiquant que l’interlocuteur a tenté d’en faire. Il existe toutefois des tutoriels qui fournissent des astuces pour réaliser des captures d’écran incognito.

Pour citer cet article

Djilé, Donald. 2024. Pratiques citationnelles sur smartphone et modes de prise en charge dans les technodiscours rapportés. Magana. L’analyse du discours dans tous ses sens, 1(1), 153-186. DOI : 10.46711/magana.2024.1.1.6

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