Les avertisseurs communicationnels africains, entre positionnements discursifs et argumentation
Amadou Ouattara ADOU
Introduction
L’organisation du logos a été considérée, dès l’Antiquité, comme l’un des facteurs pouvant assurer la force argumentative à un discours. Au fil des siècles, cette composante du triptyque aristotélicien a fait l’objet de plusieurs travaux qui s’intéressent tantôt à l’organisation matérielle et structurelle du discours, tantôt aux stratégies et arguments qui y sont déployés, tantôt encore à la modalisation opérée au niveau des termes qui sont convoqués, parce qu’une parole mal organisée peut faire échouer le projet argumentatif de l’orateur·trice.
En effet, dans les interactions verbales quotidiennes, les sujets parlants convoquent régulièrement « des tours de phrases, des formes d’expressions dont la principale fonction dans l’échange communicatif est de prévenir […] ou d’annoncer des contenus propositionnels qui, eux, sont de « rang supérieur » en tant qu’ils constituent l’objet même du message dans l’interaction » (Bohui, 2013, p. 168). Ces formes d’expression qui organisent le discours fonctionnent comme des énoncés suggérant ou annonçant des contenus propositionnels plus importants. Par exemple, lorsqu’un locuteur dit : « Puis-je vous demander comment avez-vous procédé pour réussir à vous soustraire de cette équipe? », la proposition principale « Puis-je vous demander » induit la complétive interrogative dont le contenu propositionnel se réfère à la soustraction de l’équipe. Cette induction apparait d’un point de vue modal comme une suggestion inévitable, c’est-à-dire que le principe de l’apparition d’une subordonnée avec X contenu propositionnel ne pouvait être enfreint. De même, du point de vue informationnel, si l’on s’autorise une classification en termes d’importance, l’on pourrait inférer que l’information contenue dans la subordonnée est le cœur de l’échange communicatif et qu’elle est plus importante que celle en lien avec l’autorisation d’interroger contenue dans la principale. Celle-ci annonce celle-là. Il en ressort de la problématique des avertisseurs communicationnels qui modalisent les différentes interlocutions en cours quotidiennement. Aussi cette problématique peut-elle être interrogée en termes de la nature et des valeurs pragmatico-argumentatives des énoncés qui pourraient être rangés dans le registre des avertisseurs communicationnels. Le discours du représentant du Burkina Faso, Basolma Bazié, à la 78e session de l’Assemblée Générale de l’Organisation des Nations Unies (ONU), nous servira de support d’analyse pour décrire le fonctionnement des avertisseurs communicationnels dans une allocution et démontrer ainsi, à partir des postures et positionnements qu’ils sous-tendent, la manière dont ils se posent comme des ressorts argumentatifs. Pour ce faire, notre réflexion partira de la présentation du dispositif communicationnel du corpus et de la théorie des avertisseurs communicationnels, pour analyser les positionnements discursifs, puis la force argumentative des avertisseurs déployés dans cette allocution.
Dispositif communicationnel du corpus
L’allocution faisant l’objet de notre analyse a été prononcée le 23 septembre 2023, dans le cadre de la 78e session de l’AGNU, ainsi qu’indiqué supra, par le représentant du Burkina Faso[1]. Cette intervention s’inscrit dans les dispositions règlementaires qui fixent les modalités d’intervention des représentants des États aux sessions de l’AGNU[2] et a constitué une occasion pour l’orateur de donner la position de son mandant sur les questions soumises à l’ordre du jour. Sa prise de parole s’inscrit dans un cadre codifié[3] et est caractérisée par un jeu de rôles (Goffman, 1973, p. 23) encadrés par les dispositions sus-citées et dont la scénographie du discours (Maingueneau, 1993, 1998) dans lequel ils transparaissent est laissée aux choix du locuteur. Dans un premier temps, le locuteur s’adresse explicitement son auditoire, en le nommant. Il convoque respectivement, à travers les termes d’adresse protocolaire qui leur sont réservés,
- le Président de la 78ème AGNU (10 occurrences), soit nommément, soit avec son titre circonstanciel : Excellence Monsieur le Président de la 78e Session de l’Assemblée Générale des Nations Unies, Monsieur le Président de l’Assemblée Générale, Monsieur le Président, Son Excellence Monsieur Dennis Francis, Représentant permanent de la Trinité-et-Tobago auprès des Nations-Unies, élu Président de la 78è Session de l’Assemblée Générale;
- le Secrétaire général de l’ONU (5 occurrences) : Excellence Monsieur le Secrétaire Général de l’Organisation des Nations Unies, Son Excellence Monsieur Antonio Guterres, Secrétaire Général de l’Organisation des Nations Unies (ONU);
- les délégués des états membres présents (4 occurrences) : Distinguées personnalités, Distinguées personnalités en vos grades, titres et rangs respectifs, Chères personnalités dotées toujours d’un minimum de bon sens;
- Joe Biden : Son Excellence Monsieur Joe Biden, Président des Etats-Unis;
- Luis Inacio Lula Da Silva : Son Excellence Monsieur Luiz Inacio Lula da Silva, Président de la République fédérative du Brésil;
- Emmanuel Macron (3 occurrences), soit en adressage direct : Monsieur Macron, soit en adressage indirect le/du Président de la République française Emmanuel Macron.
À chacune de ces cibles, il destine un contenu particulier, mais de façon générale, le Président de la session et le Secrétaire général de l’ONU sont discursivement sollicités pour servir de courroie de transmission, selon les usages protocolaires, des contenus propositionnels destinés soit aux instances de l’ONU, soit aux États membres, soit aux chefs d’États incriminés par le locuteur. L’analyse des avertisseurs communicationnels en tant que marqueurs de positionnements reviendra plus en détail sur les visées argumentatives de la stratification qu’il fait de l’auditoire. Toutefois, il importe de mentionner que les contenus propositionnels de ces adressages sont relatifs à la situation sociopolitique que traverse son pays, le Burkina Faso, dont des aspects sont partagés par d’autres pays comme le Mali et le Niger.
En effet, depuis le 30 septembre 2022, un gouvernement de transition dirigé par le capitaine Ibrahim Traoré est à la tête du Burkina Faso, suite à un coup d’État dont les raisons officielles sont d’ordres sécuritaire et social[4]. Cette énième insurrection militaire fait suite aux coups d’États enregistrés au Mali[5], en Guinée[6] et précède celui du Niger[7]. Ces différents changements anti-démocratiques de régimes survenus dans ces pays de la sous-région ouest-africaines semblent faire écho à la volonté de se soustraire de la domination néo-coloniale telle qu’exprimée depuis peu par des mouvements panafricanistes. L’un des dénominateurs communs des régimes en place est qu’ils reprochent tous aux dirigeants qu’ils ont renversés d’être des valets de la France au détriment de leur peuple. D’ailleurs, les nouveaux dirigeants du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont tous demandé le départ des forces françaises de leurs territoires respectifs, leur reprochant de ne pas remplir la mission qui justifie leur présence, à savoir lutter efficacement contre le terrorisme dans ces pays. Ils ont donc créé l’Alliance des États du Sahel (AES) pour mutualiser leurs forces en vue de l’éradiquer durablement.
C’est donc dans un contexte marqué par l’avènement des régimes non démocratiques au pouvoir, avec les sanctions économiques de la CEDEAO et de certains États occidentaux, que s’inscrit ce discours. Ces États et institutions ne reconnaissent pas les régimes sus-cités et les appellent à la restitution du pouvoir à des civils, selon les règles du jeu démocratique.
Fonctionnement des avertisseurs communicationnels
Le concept des avertisseurs communicationnels a été théorisé par Hilaire Bohui et part du postulat que, dans les échanges interactionnels, il existe une différence de statut ou de rang entre les énoncés. Certains apparaissent plus importants, en termes de contenus informationnels, que d’autres :
Mon hypothèse de travail s’appuie sur le constat avéré de la différence de « statuts » (l’importance comparative) entre les énoncés au cours d’un échange communicatif. À partir de ce constat, mon hypothèse secondaire opérationnelle est qu’il existe des tours de phrases, des formes d’expressions dont la principale fonction dans l’échange communicatif est de prévenir (un des participants à l’échange) ou d’annoncer des contenus propositionnels qui, eux, sont de « rang supérieur » en tant qu’ils constituent l’objet même du message dans l’interaction (Bohui, 2013, p. 168).
Il va sans dire que les locuteurs font le choix conscient de convoquer, dans leurs énoncés, des expressions ou termes qui certes revêtent des contenus informationnels, mais dont la principale fonction, dans l’acte d’énonciation, est d’annoncer d’autres contenus plus importants, en tant qu’ils participent effectivement de l’intention de communication du locuteur. Ce sont ces constructions « annonciatrices » qu’il désigne sous le vocable d’avertisseurs communicationnels.
Je désigne sous le vocable d’avertisseurs communicationnels africains, principalement des tours de phrases, des formes d’expressions dont la principale fonction dans l’échange communicatif est de prévenir (un des participants à l’échange) ou d’annoncer des contenus propositionnels constituant, dans l’économie même de l’échange communicatif, le véritable objet du message dans l’interaction. Il en résulte ainsi que, de facto, ces avertisseurs confèrent aux premiers comme une fonction d’alerte, un rôle d’annonceur ou d’avertisseur dont le sens est tributaire des circonstances de l’échange, et au-delà du contexte socioculturel global (Bohui, 2013, p. 175-176).
À en croire Bohui, les avertisseurs communicationnels n’appartiennent pas à une ou des catégories grammaticales, des classes fermées de mots, de propositions ou de figures rhétoriques particulières. Le statut d’avertisseur communicationnel relève plus d’une fonction communicationnelle, d’un acte illocutoire que d’une nature grammaticale. Ainsi, tout mot, terme ou construction syntaxique ayant valeur d’annonceur d’information ou posant l’acte illocutoire d’avertir de l’existence d’un autre contenu propositionnel plus important, au premier ou au second degré, explicitement ou implicitement, est susceptible d’être classé comme un avertisseur communicationnel.
Toutefois, l’auteur ne manque pas d’énoncer quelques critères de classification qu’il qualifie de « provisoires » du fait qu’il inscrit cette réflexion autour de ces faits de langue dans une « esquisse de théorisation toujours en cours » (Bohui, 2013, p. 169). Ces critères « provisoires » visent à guider l’analyste dans le repérage et l’analyse de ces faits de langue :
1- Syntaxiquement, ils sont en position initiale ou en pré-position;
2- Du point de vue énonciatif et communicatif, ils annoncent une information « centrale », objet véritable de l’échange dont le contenu peut être soit affligeant et triste ou réjouissant et jubilatoire ; soit tirer à bonne ou mauvaise conséquence en termes de « face » pour l’un ou l’autre des protagonistes en étant de nature gratifiante ou pas;
3- Du point de vue de la modalité énonciative, ils peuvent être de forme assertive, interrogative, exclamative, etc. bien que l’assertif domine en général;
4- Du point de vue de la praxis sociale, ils peuvent revêtir ou non une forme parémiologique ou de métaphore endogène (Bohui, 2013, p. 178).
À partir de ces critères, nous pouvons avancer que les propositions ou termes dans les exemples suivants, constituent des avertisseurs communicationnels :
E1 : Excellence Monsieur le Président de la 78e Session de l’Assemblée Générale des Nations Unies; Excellence Monsieur le Secrétaire Général de l’Organisation des Nations Unies; Distinguées personnalités (1er paragraphe).
E2 : Au nom de Son Excellence le Capitaine Ibrahim Traoré, Président de la Transition, Chef de l’État (…) Au nom du peuple Burkinabè … (paragraphe 2).
E3 : Je cite notamment …. (paragraphe 2)
E4 : Permettez-moi de reprendre ici des parties de vos discours respectifs (paragraphe 5).
De fait, en E1, les termes d’adresse convoqués par le locuteur pour désigner son auditoire principal informent ces derniers qu’ils font l’objet d’un adressage direct, jouant ainsi « un rôle fondamental dans l’établissement et le maintien de la relation » (Krupa, 2018, p. 68), mais également indiquent aux autres types d’auditoire que ce sont eux l’auditoire principal. Ainsi, ces termes leur annoncent qu’ils sont la cible première du message qui sera délivré. Ils interviennent en début d’allocution, conformément aux règles de locution qui régissent la prise de parole en de tels évènements officiels et préparent l’auditoire, indifféremment de sa configuration, à accueillir le cœur du message. Dans ce cas-ci, le cœur du message est la mise au banc des accusés des puissances occidentales qui instrumentalisent les organisations internationales au détriment des États et des peuples africains; et la complicité de certains leaders africains dont les postures et les actes jurent avec les intérêts des peuples qu’ils dirigent.
Ces termes d’adresse, marqueurs de l’interaction (Lagorgette, 2003, p. 61) et à valeur d’interpellation connaissent un cumul de 18 occurrences avec des variantes anaphorisantes comme « Monsieur le Président/Monsieur le Secrétaire Général » ou cataphorisantes comme « Chères personnalités dotées toujours d’un minimum de bon sens » (paragraphe 28). À ceux-là, nous pouvons ajouter « Son Excellence Monsieur Joe Biden, Président des Etats-Unis/Son Excellence Monsieur Luiz Inacio Lula da Silva, Président de la République fédérative du Brésil » (paragraphe 5) et « En effet, pour votre mémoire, Monsieur Emmanuel Macron » (paragraphe 35). Il est certes vrai que les contenus propositionnels annoncés changent au fur et à mesure, mais il faut noter que tous ces énoncés apparaissent comme des avertisseurs communicationnels.
En E2, la convocation des syntagmes nominaux (SN) par le locuteur informe l’auditoire que les contenus propositionnels qui suivront ont pour énonciateur-source le Président de la transition et le peuple du Burkina. Le locuteur n’en est que le mandant.
En E3, nous pouvons considérer la proposition « je cite notamment » qui enregistre cinq occurrences (sans l’adverbe dans les quatre autres) comme un avertisseur communicationnel d’autant plus qu’elle annonce qu’une énumération suivra. Dans la même veine, nous inscrivons « je répondrai ceci » (paragraphe 24) qui annonce une réponse à la question présumée relative à la présence du groupe paramilitaire russe Wagner sur le sol burkinabé; et « Je vous signifie avec force et fermeté, dans une haute et intelligible voix que » (paragraphe 44) qui prépare le lit à la position des peuples africains sur les questions de démocratie, d’égalité des hommes et femmes, de la relation avec la France.
En E4, la modalité déontique permet au locuteur d’annoncer la reprise de segments de discours prononcés par certaines personnalités qui sont intervenus avant lui. Le cœur de son message n’est pas la permission qu’il feint de requérir avant de les citer ou le fait d’informer l’auditoire que des discours ont été tenus avant lui et que certaines parties l’intéressent particulièrement, mais plutôt les contenus propositionnels des parties qu’il s’apprête à citer. Cette phrase apparaît alors comme un avertisseur communicationnel.
Somme toute, la typologie assertive, la position initiale et le fait qu’ils annoncent des contenus informationnels plus importants que les leurs, font de ces énoncés des avertisseurs communicationnels. Aussi, en suivant le modèle des énoncés performatifs qui informent la théorie des actes de langage, laquelle théorie constitue d’ailleurs le fondement méthodologique de la problématique des avertisseurs communicationnels, Bohui procède-t-il à une classification binaire de ces derniers. À ce propos, il note que « Dans sa théorie des actes de langage, Austin en a distingué au moins deux types. […] Empruntant ce principe et cette logique de taxinomie, je distingue les avertisseurs communicationnels notoires de ceux qui le sont comme par contiguïté partielle » (Bohui, 2014, p. 178). Les critères de classification énoncés supra sont relatifs aux avertisseurs communicationnels notoires. À propos des avertisseurs partiels, l’auteur fait remarquer qu’ils « sont qualifiés de « partiels » ou « dérivés » en raison précisément de ce qu’ils ne remplissent que partiellement les conditions d’occurrence précédemment énoncées au sujet de la première classe d’avertisseurs » (Bohui, 2013, p. 179).
Analysons l’énoncé suivant :
Ma présence à cette tribune honorable des Nations Unies, au nom du Burkina Faso, Pays des Hommes intègres, n’est pas pour ériger des murs de lamentations. Je ne suis pas non plus là pour vous livrer un discours de convenance. Mais j’ai été plutôt mandaté en sacrifice pour vous dire que le mensonge d’État, l’hypocrisie diplomatique, la boulimie du pouvoir, la recherche effrénée du gain, l’esprit démoniaque de domination et d’exploitation de l’Homme par l’Homme sont les vraies plaies qui gangrènent notre vivre-ensemble et font courir toute la société à sa perte, y compris donc notre organisation, l’ONU (paragraphe 4).
En effet, dans cet énoncé dont la cible directe est le Président de la session, ainsi que l’adresse « Monsieur le Président » en début de paragraphe l’indique, et dont les participant·es à la session et tou·tes les téléspectateur·trices ou tou·tes celles et ceux qui auront accès plus tard au discours constituent l’auditoire secondaire, le locuteur avance les raisons de sa présence en ce lieu et le ton global de son allocution. Il est présent parce que le peuple l’a mandaté pour donner la version sur les causes des différentes crises que connaît le monde. À la lecture, nous percevons deux niveaux d’information : le premier est relatif au locuteur (les raisons de sa présence) et le second au cœur du message qu’il est venu délivrer (les raisons des crises dans le monde). En tenant compte du contexte de cette allocution, nous déduisons que le second contenu propositionnel est relativement plus important. De fait, tou·tes les participant·es représentent leurs États, de même que tous ceux et celles qui se sont inscrits au chapitre des discours, sont censé·es délivrer les messages de leurs mandants. Le premier niveau d’information semble aller de soi, d’autant plus que les conditions de présence et d’inscription sur la liste des intervenant·es sont remplis par le locuteur. Ce qui apparaîtrait nouveau, c’est la teneur du message dont il est porteur. La première partie de cet énoncé (Ma présence … vous dire que) fonctionne alors comme un avertisseur communicationnel.
Cependant, si la proposition principale « J’ai été plutôt mandaté en sacrifice pour vous dire que » fonctionne comme un avertisseur notoire, ce n’est pas le cas pour les propositions qui la précèdent, qui, elles, constituent des avertisseurs dérivés ou partiels.
Les contenus propositionnels dont ils sont avertisseurs ne suivent pas immédiatement et sont, en réalité, disséminés dans tout le discours. Les deux propositions concernées, en plus des raisons de la prise de parole du locuteur, informent globalement de la tonalité que prendra l’allocution : il ne s’agira pas de pleurer sur leur sort, comme la grande partie des discours des chefs d’État africains qui présentent régulièrement les misères vécues par leurs peuples pour soutenir les appels à l’aide, lancés à la communauté internationale, qu’ils formulent à la fin de leurs discours. Il ne s’agira pas non plus d’utiliser le langage diplomatique convenu en pareilles circonstances, empreint d’euphémisme et de lexique bienséant qui ménage les relations inter-étatiques. Par ces propositions, le locuteur avertit son auditoire que son discours sera caractérisé, du point de vue formel, par un franc-parler; et dans le contenu par des postures et des positions assumées. Au-delà du contenu informationnel, c’est également l’état d’âme dans lequel le locuteur est annoncé par ces propositions. Il s’agit plus d’avertisseurs de cadres modal du discours et cénesthésique du locuteur que de contenus informationnels. Et de ce fait, ces avertisseurs sont classés dans le registre des partiels.
Force argumentative des avertisseurs communicationnels
L’inscription, dès le départ de la théorie des avertisseurs communicationnels dans le champ de la pragmatique, accorde à ces formes d’expression un caractère argumentatif, en termes d’effets perlocutoires, si l’on valide l’hypothèse selon laquelle l’argumentation est un but, un effet visé. Dans cette perspective, Bohui (2013, p. 182-183) en fait cette analyse :
La théorie des actes de langage confère à l’argumentation au moins un double statut. D’une part, l’argumentation a un statut de technique, de stratégie ou de moyen d’un objet (celui qui informe le discours) par lequel on peut agir sur le monde. D’autre part, l’argumentation a le statut d’un but que l’on assigne ainsi à cet objet (ce que le sujet parlant veut atteindre par le discours).
Certes, il est vrai de considérer que « toute parole est nécessairement argumentative. C’est un résultat concret de l’énoncé en situation. Tout énoncé vise à agir sur son destinataire, sur autrui, et à transformer son système de pensée. Tout énoncé oblige ou incite à croire, à voir, à faire, autrement » si l’on en croit Plantin (1996, p. 18), mais il importe d’insister sur la prégnance du contexte situationnel ou communicationnel dans la détermination de la force argumentative d’un énoncé donné. Dans cette optique, Doury écrit : « c’est le plus souvent dans un contexte socio-historique donné, et dans un environnement discursif particulier, qu’une tournure ou un “petit mot” va jouer un rôle déterminant dans l’orientation argumentative d’un discours, alors qu’ailleurs, cette dimension restera non activée » (2016, p. 147). Ainsi, analyser la dimension argumentative des avertisseurs communicationnels exige qu’ils soient inscrits dans « l’environnement discursif » qui prévaut à leur convocation. D’ailleurs, Bohui fait remarquer que ces derniers n’ont de sens que dans des « circonstances de l’échange, et au-delà du contexte socioculturel global » (2016, p. 147).
Notre postulat, dans cette section, est de montrer que les avertisseurs communicationnels fonctionnent comme des « ressorts argumentatifs » (Adou, 2020, p. 239), en tant qu’ils sont porteurs du positionnement du locuteur/énonciateur avec pour corollaires des effets éthotiques. Nous entendons le positionnement au sens charaudien de « position qu’occupe un locuteur dans un champ de discussion, aux valeurs qu’il défend (consciemment ou inconsciemment) et qui caractérisent en retour son identité sociale et idéologique » (Charaudeau et Maingueneau, 2002, p. 453).
En effet, le corpus s’inscrit dans un débat qui transcende la question des coups d’État, ressuscité par certains chefs d’État[8] depuis un peu plus d’une décennie et animé plus ouvertement par des organisations non gouvernementales comme Urgences panafricanistes[9]. Ce débat pose le problème de l’égalité et de l’équité dans les relations Nord-Sud. Les différents discours prononcés à Dakar[10], à Ouagadougou[11] et à Abidjan[12] par le Président Emmanuel Macron indiquaient clairement que la France entendait entretenir des relations d’égal à égal avec ses anciennes colonies. Cependant, après ces discours, des voix continuent de se lever pour décrier la non-sincérité, dans les faits[13], du président français qui maintiendrait la Françafrique. Les différents auteurs des coups d’État survenus en Guinée, au Mali, au Burkina Faso et au Niger accusent les dirigeants renversés d’être des marionnettes de la France, dans le prolongement de son hégémonie néocoloniale, comme justificatif des putchs orchestrés. À ce sujet, nous pouvons ajouter le dysfonctionnement de l’ONU pointé du doigt par les dirigeants africains arguant qu’elle est instrumentalisée par les puissances occidentales dans une perspective néocoloniale.
Ainsi, le locuteur, représentant le Président de la transition burkinabé, s’inscrit dans cette perspective :
Mais j’ai été plutôt mandaté en sacrifice pour vous dire que le mensonge d’État, l’hypocrisie diplomatique, la boulimie du pouvoir, la recherche effrénée du gain, l’esprit démoniaque de domination et d’exploitation de l’Homme par l’Homme sont les vraies plaies qui gangrènent notre vivre-ensemble et font courir toute la société à sa perte, y compris donc notre organisation, l’ONU. […] J’insiste à cette tribune de l’ONU et devant le monde entier que la CEDEAO, l’Union africaine et l’ONU doivent impérativement se muer en des organisations véritables des peuples en lieu et place de structures d’une minorité de Chefs d’États (paragraphes 4 et 13).
Et pour annoncer cette position, il prend la peine, dès le deuxième paragraphe, d’indiquer le camp politico-idéologique auquel il appartient, dans un énoncé qui apparaît comme un avertisseur partiel :
Au nom du Peuple Burkinabè, je m’incline respectueusement sur la mémoire des grands leaders dans le monde qui ont fait rêver et espérer d’une société humaine juste et équitable, à travers leur engagement, détermination et esprit de sacrifice. Je cite notamment : Fidèle [sic] Castro de Cuba; Patrice Emery Lumumba du Congo ; Kwamé N’Nkrumah du Ghana; Modibo Kéita du Mali; Ruben Um Nyobé et Félix Moumié du Cameroun; Sylvanius Olympio du Togo; Che Guevara de l’Argentine; Martin Luther King et Malcolm X des États-Unis d’Amérique; Nelson Mandela de l’Afrique du Sud; Jomo Kenyatta du Kenya; Amilcar Cabral de la Guinée Bissau et des îles de Cap Vert; Marien Ngouabi du Congo Brazzaville; le Capitaine Noël Isidore Thomas Sankara du Burkina Faso; etc.
En s’inclinant, illocutoirement, dès l’entame de son discours devant la mémoire de ces personnalités qu’il qualifie de « grands leaders », il avertit son auditoire de la posture ou des postures[14] qui sous-tend·ent son propos. Si ces personnalités ont joué des rôles politiques dans des cadres spatio-temporels différents, leur dénominateur commun est d’avoir « fait rêver et espérer d’une société humaine juste et équitable, à travers leur engagement, détermination et esprit de sacrifice ». De même, « ces leaders ont été pour la plupart, exécutés de façon violente, et d’autres, assassinés à travers le feu des prisons et des empoisonnements. Leur seul crime a été pour chacun d’eux l’incarnation des rêves, des ambitions, de l’espoir des peuples meurtris, violés, violentés et pillés ». Cet énoncé-avertisseur est convoqué pour informer l’auditoire que le locuteur décide de s’inscrire dans leurs sillons, malgré leurs fins tragiques. D’ailleurs, il ne perd pas de vue qu’il est « mandaté en sacrifice » par son Président et son peuple. Il projette insidieusement de lui l’ethos d’un leader qui lutte pour l’émancipation de son peuple, et qui est prêt à se livrer en sacrifice au besoin. Par ricochet, l’énonciateur, son mandant, et/ou lui-même, doivent être perçus comme Castro, Lumumba ou Sankara des temps nouveaux. L’image de politiciens aux antipodes de la démocratie que le coup d’État les ayant conduits au pouvoir construit d’eux se trouve ainsi démontée. Leur initiative milite en faveur des espoirs, des rêves du peuple qui se trouve être meurtri, violé, violenté et pillé par l’ancienne colonie. Aussi, les actes qu’ils ont posés depuis leur prise du pouvoir, guidé par le Plan d’Action pour la Stabilisation et le Développement (PA-SD 2023-2025), et ses quatre axes prioritaires, étayent cet ethos. Il peut alors conclure son allocution en ces termes :
Ces efforts visent à offrir à la population burkinabè de meilleures conditions de vie. Tout en saluant l’ensemble des partenaires à travers le monde qui nous accompagnent, nous invitons vivement ceux qui sont toujours dans le doute ou tétanisés par des rapports au contenu faux, qu’ils sont les bienvenus au Burkina Faso à condition que le partenariat cadre avec la vision de la Transition résumée dans ces quatre axes (avant-dernier paragraphe).
Conclusion
La théorie des avertisseurs communicationnels informe la problématique de l’organisation du logos opérée par les orateurs·trices ayant pour finalité de convaincre leur auditoire. En convoquant les outils « provisoires »[15], nous avons montré que le discours de Bassolma Bazié, chef de la délégation burkinabée à la 78e session de l’AGNU comportait des avertisseurs communicationnels tantôt partiels, tantôt notoires. Aussi, à partir du contexte communicationnel, nous avons montré que les énoncés-avertisseurs analysés drainent le positionnement idéologique de l’orateur et fonctionnent, de ce fait, comme des ressorts argumentatifs permettant de construire des èthè. Leur usage a permis au locuteur d’apporter des réponses aux différents chefs d’État ayant condamné le caractère anti-démocratique du régime qu’il représentait et de donner le point de vue de son mandat sur l’origine et les possibles solutions aux différentes crises socio-politiques et économiques que le monde continue d’enregistrer.
Références bibliographiques
Adou, Amadou Ouattara. 2020. Le nouchi dans le discours politique ivoirien : pratiques discursives et valeurs argumentatives. Dans Kossonou Kouabena Théodore, Dodo Jean-Claude, Youant Yves-Marcel (dir), Les parlers urbains africains au prisme du plurilinguisme : description sociolinguistique. Tome II, Actes du colloque international des 13, 14 et 15 mars 2019 à l’université Félix Houphouët-Boigny (239-248). Paris : Observatoire Européen du Plurilinguisme.
Bohui, Djédjé Hilaire. 2013. Les avertisseurs communicationnels africains : essai d’étude pragmatique chez Kourouma. Création, langue et discours dans l’écriture d’Ahmadou Kourouma. Abidjan : Le Graal édition/Nodus Sciendi, p. 168-188.
Charaudeau, Patrick & Maingueneau, Dominique. 2002. (Dir) Dictionnaire d’Analyse du discours. Paris : Seuil.
Doury, Marianne. 2016. Argumentation. Analyser textes et discours. Paris : Armand Colin.
Goffman, Erving. 1973. La Présentation de soi. La Mise en scène de la vie quotidienne I. Paris : Minuit.
Krupa, Renata. 2018. Les termes d’adresse et les titres honorifiques dans les discours de Jean-Paul II pour les vœux au corps diplomatique. Étude contrastive polonais-français. ROCZNIKI HUMANISTYCZNE, Tome LXVI, zeszyt 8, p.67-80.
Lagorgette, Dominique. 2003. Termes d’adresse, insulte et notion de détachement en diachronie : quels critères d’analyse pour la fonction d’adresse ? Cahiers de praxématique, n°40, p. 43-70.
Maingueneau, Dominique. 1998, Scénographie épistolaire et débat public. Dans Siess Jurgen (dir), La lettre en réel et fiction (55-72). Paris : SEDES.
Maingueneau, Dominique. 1993. Le contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société. Paris : Dunod.
Plantin, Christian. 1996. L’argumentation. Paris : Seuil.
Rabatel, Alain. 2005. Les postures énonciatives dans la co-construction dialogique des points de vue : co-énonciation, sur-énonciation, sous-énonciation. Dans Bres Jacques, Haillet Pierre-Patrick, Mellet Sylvie, Nolke Henning, Rosier Laurence (dir), Dialogisme et polyphonie : approches linguistiques (95-110). Bruxelles : De Boeck, Duculot.
Rabatel, Alain. 2012. Positions, positionnements et postures de l’énonciateur. Travaux Neuchâtelois de Linguistique. N°56. Neuchâtel : Institut des sciences du langage et de la communication. p. 23-42.
- Bassolma Bazié est Ministre d’État, ministre de la Fonction publique et du travail du gouvernement de transition du Burkina Faso. ↵
- Aux termes de l’article 68 du Règlement intérieur de la Charte des Nations Unies, « Aucun représentant ne peut prendre la parole à l'Assemblée générale sans avoir, au préalable, obtenu l'autorisation du Président. Le Président donne la parole aux orateurs dans l'ordre où ils l'ont demandée. Le Président peut rappeler à l'ordre un orateur dont les remarques n'ont pas trait au sujet en discussion. » ↵
- Conformément à l’article 73 dudit règlement, « Au cours d'un débat, le Président peut donner lecture de la liste des orateurs et, avec l'assentiment de l'Assemblée générale, déclarer cette liste close. II peut cependant accorder le droit de réponse à un membre lorsqu'un discours prononcé après la clôture de la liste des orateurs rend cette décision opportune. » ↵
- Les putchistes reprochent aux anciens dirigeants de ne pas prioriser la libération totale du pays, dont une partie est occupée par des bandes terroristes, et l’amélioration des conditions de vie des populations; et de se constituer en marionnettes de l’ex-puissance coloniale, la France, qui exploiterait le pays depuis des décennies. ↵
- Le régime démocratique dirigé par le Président Ibrahim Boubacar Kéita a été remplacé par le Comité National pour le Salut du peuple, suite à un coup d’État orchestré par des militaires le 19 août 2020. Ce coup de force installe monsieur Bah Ndaw comme Président de la transition. Cependant, le 24 mai 2021, le colonel Assimi Goïta, vice-président du CNSP conduit une insurrection qui met fin aux fonctions de Bah Ndaw et qui l’installe comme le nouveau Président de la transition malienne. ↵
- Dans la nuit du 04 au 05 septembre 2021, des militaires du Groupement des Forces spéciales de la Guinée, commandés par le colonel Mamadi Doumbouya, prennent en otage le président Alpha Condé et mettent fin à ses fonctions de Président de la République. Depuis lors, ce pays est dirigé par le Comité National du Rassemblement pour le Développement (CNRD), avec pour Chef d’État, le Colonel Doumbouya. ↵
- Le 26 juillet 2023, des militaires de la garde présidentielle commandée par le général Abdourahamane Tiani renversent le président démocratiquement élu, Mohamed Bazoum. Le général Tiani est depuis lors Chef d’État du Niger. ↵
- L’ancien Président ivoirien, Laurent Gbagbo critiquait ouvertement la posture de supériorité que les dirigeants occidentaux adoptent dans leur relation avec les États africains. Bien avant lui, des leaders comme Marcus Garvey, Kwamé Nkrumah, Nelson Mandela, Modibo Kéita, Thomas Sankara etc. en ont fait leur cheval de bataille. ↵
- Urgences panafricanistes est une ONG dirigée par l’activiste franco-béninois Kemi Seba (de son vrai nom Stellio Gilles Robert Capo Chichi) et qui lutte contre le néocolonialisme sous toutes ses formes. Elle prône entre autres, la suprématie du peuple noir. ↵
- Discours tenu le 02 février 2018 à Dakar. ↵
- Discours tenu à l’Université Norbert Zongo de Ouagadougou, le 28 novembre 2017. ↵
- Discours tenu le 21 décembre 2019 à l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan. ↵
- La présence des forces militaires françaises, considérées comme force d’occupation, dans certains pays, le maintien du franc CFA, considérée comme monnaie d’occupation et les accords coloniaux qui font de la France le partenaire économique privilégié des États de l’Afrique francophone, font dire à certain·es acteur·trices politiques et de la société civile africaine que la nébuleuse Françafrique est toujours maintenue, pour servir les intérêts français au détriment des peuples africains. ↵
- Nous reprenons ici la posture au sens de Rabatel (2005, 2012). ↵
- L’expression est de l’initiateur de la théorie des avertisseurs communicationnels africains. ↵