Typologie et valeurs discursives des avertisseurs communicationnels. Étude de deux recueils de contes africains
Houessou Séverin AKÉRÉKORO
Introduction
Kerbrat-Orecchioni (2005, p. 372) observe que l’analyste du discours-en-interaction est confronté au fait que « le fonctionnement des interactions obéit à certains mécanismes et principes universels qu’il importe de dégager » sans « jamais perdre de vue ces variations » qui courent d’une culture à l’autre. Cet entre-deux entre universalité factuelle des interactions verbales et spécificités locales attestées est mis en relief également par la théorie des avertisseurs communicationnels africains élaborée par Bohui de l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan. Partant du postulat que ces avertisseurs servent à « annoncer des contenus propositionnels qui, eux, sont de ‘‘rang supérieur’’ en tant qu’ils constituent l’objet même du message dans l’interaction » (2013, p. 168), Bohui indique, par précaution scientifique, que, à bien des égards,
il faudrait bien plus que ce qui est dit des avertisseurs communicationnels à l’heure actuelle pour que la justification identitaire continentale soit pertinente, c’est-à-dire absolument recevable et donc non abusif [sic]. Car il paraît plus plausible d’envisager l’opérativité de la notion dans une généralisation à l’échelle africaine suivant une problématique métalinguistique, donc de traduction, c’est-à-dire en cherchant à établir une équivalence interdiscursive, voire transdiscursive (2013, p. 186).
Le problème ainsi posé reste entier : jusqu’où va et où s’arrête le degré de généralisation « africaine » de ces avertisseurs? Leurs occurrences dans la langue native ou en traduction ont-elles les mêmes implications pour la recherche? La position sociolinguistique et épistémologique du/de la chercheur·euse n’affecte-t-elle pas les résultats sur la question? Nous sommes là en face d’un triple questionnement sur : la nature et l’ampleur du corpus, la langue de production et de réception des avertisseurs, les choix théoriques du/de la chercheur·euse. En ce qui nous concerne, dans une perspective d’analyse du discours, nous voulons confronter « l’opérativité de la notion » à un corpus de deux recueils de contes africains écrits en français : Contes et lavanes de Diop et Contes et légendes du Bénin (collectif). Ce matériau fait de fictions issues de la tradition orale mais travaillées par le jeu de la construction scripturale, nous permettra – c’est notre souhait – de mettre en exergue les modélisations des avertisseurs communicationnels dans ce discours littéraire pour en « établir une équivalence interdiscursive, voire transdiscursive » (Bohui, 2013, p. 186). C’est ce qui justifie notre question fondamentale de recherche : comment fonctionnent les avertisseurs communicationnels dans le conte africain? Ce que nous déclinons en deux questions spécifiques : quelles formes prennent ces avertisseurs dans le discours en général? Quelles sont les valeurs pragmatiques, argumentatives et génériques des avertisseurs dans le conte?
Il s’agira, pour répondre à ces questions, de montrer que, en dépit du statut préconstruit et non spontané du discours littéraire (des contes en l’occurrence), les textes, surtout au niveau des dialogues, ménagent des îlots pour ce que Bohui (2013) appelle les « avertisseurs communicationnels », dont l’aspect africain est pris en charge de fait par la nature du corpus. Nous organisons, pour ce faire, la réflexion en deux axes clés. Dans le premier, nous commençons par poser le cadre définitionnel et typologique des avertisseurs. Dans le second, nous procédons à l’étude de leurs valeurs pragmatiques, argumentatives et génériques. Le travail est méthodologiquement arrimé à l’analyse du discours-en-interaction (Kerbrat-Orecchioni, 2005).
Approches définitoire et typologique
En partant des propositions de Bohui, nous définissons les avertisseurs communicationnels, définition assortie d’un essai de typologie de ces énoncés.
Définition
Qu’est-ce que les avertisseurs communicationnels? Il convient, avant toute analyse, de répondre à cette question pour poser les bases descriptives du travail qui s’intéresse à deux recueils de contes, au sens de récits à « forme brève liée à la tradition orale et au plaisir de raconter sans trop de sérieux » (Jarrety, 2016, p. 99), mais avec une intention didactique manifeste, qu’elle soit morale ou épistémique.
Le concept d’avertisseur communicationnel (africain) s’inscrit dans le champ de la linguistique du discours et souligne la dimension co-construite et interrelationnelle de tout discours. Et justement, entre autres traits constitutifs du discours, Charaudeau et Maingueneau insistent sur son caractère interactif et écrit en ce sens :
Toute énonciation, même produite sans la présence d’un destinataire, est en fait prise dans une interactivité constitutive, elle est un échange, explicite ou implicite, avec d’autres locuteurs, virtuels ou réels, elle suppose toujours la présence d’une autre instance d’énonciation à laquelle s’adresse le locuteur et par rapport à laquelle il construit son propre discours (Charaudeau et Maingueneau, 2002, p. 188-189).
Si toute énonciation est par nature interactive, il est opportun de nuancer les situations interactionnelles (telles les conversations) qui impliquent un instantané et un certain direct entre les interlocuteur·trices, et les situations interactives dans lesquelles le/la destinataire, virtuel·le ou réel·le, est constitué·e in absentia (telles dans le discours littéraire qui comporte des degrés[1] ou encore dans un échange épistolaire ordinaire). Dans notre travail, nous tenons compte de ces deux aspects de l’interactivité discursive pour aborder les avertisseurs communicationnels qui, pour Bohui, sont « des tours de phrases, des formes d’expressions dont la principale fonction dans l’échange communicatif est de prévenir (un des participants à l’échange) ou d’annoncer des contenus propositionnels constituant le véritable objet du message dans l’interaction » (2013, p. 176).
On retient de cette définition le principe selon lequel les avertisseurs fonctionnent de façon cotextuelle et forment avec le contenu propositionnel introduit une paire intrinsèquement liée. D’un côté, l’avertisseur en jeu; de l’autre, le message qu’il sert à mettre en exergue tout en se mettant lui-même en vedette, si l’on peut dire. Si nous ne remettons pas en cause la définition proposée, nous souhaitons revenir sur la typologie élaborée par Bohui.
Reconfiguration typologique
- Les propositions en question
Bohui distingue, en effet, deux types d’avertisseurs : les uns notoires, les autres partiels ou dérivés, ceux-ci étant catégorisés comme tels pour la simple raison qu’ils ne remplissent pas tous les critères de détermination des premiers. Le chercheur ivoirien (Bohui, 2013, p. 178) cite quatre niveaux d’identification :
– syntaxique : la pré-position par rapport au contenu introduit;
– communicatif : l’annonce d’une information, objet de l’échange;
– de la modalité énonciative : la forme assertive, interrogative, exclamative, etc.;
– de la praxis sociale : la forme parémiologique ou de métaphore endogène.
Un certain nombre de remarques s’imposent. Si nous sortons du cadre typologique en deux avertisseurs (notoires et dérivés), nous partons toujours des critères ci-dessus pour procéder à notre reconfiguration. C’est dire combien les balises posées sont suffisamment rigoureuses pour l’économie de l’objet théorique. Le critère syntaxique de la position initiale a été remis en cause par Bohui lui-même; ce qui veut dire que la position de l’énoncé avertisseur (antéposition, postposition ou autres) n’est pas un point fondamental. Le critère, pour nous, sémantique, d’énoncé introducteur d’un contenu propositionnel central est le premier élément de base. Les critères de modalité énonciative et de praxis sociale, tels que présentés ci-dessus, nous semblent se recouper à bien des égards en ce sens qu’ils mettent en jeu la position syntaxique dans la chaîne énonciative, un détail d’organisation syntaxique des énoncés concernés, leur nature rhétorique au besoin et – élément important – leur force illocutoire, suivant la théorie austino-searlienne des actes de langage. Par ailleurs, l’étude procède à une intéressante énumération qui identifie comme avertisseurs
tous les opérateurs phatiques, les relanceurs ou renchérisseurs, les adoucisseurs et amadoueurs propitiatoires à un échange apaisé, etc., mais également les durcisseurs et dés [sic] obligateurs traditionnellement pris en charge dans l’instruction de la problématique des règles et pratiques de la conversation et de l’interaction verbale en général, et plus singulièrement dans celle du protocole de la politesse (Bohui, 2013, p. 173).
On voit dans cet ensemble que les critères sémantiques et, d’une certaine manière, socio-pragmatiques, l’emportent sur toute autre considération, dans la perspective des interactions verbales. Au regard de ce qui précède, en privilégiant les critères sémantique, de structure syntaxique, de forme rhétorique et de force illocutoire, nous pouvons identifier globalement cinq types d’avertisseurs communicationnels, à savoir : parémiques, épilinguistiques, directifs, oratoires, captatifs.
- Les avertisseurs parémiques
Appelons avertisseurs communicationnels parémiques, les énoncés introducteurs de contenu propositionnel qui se présentent sous la forme rhétorique de trope dupliquant la signification du contenu, tels les proverbes, les sentences, les aphorismes, les adages, les dictons, les maximes, etc. C’est d’ailleurs de tels avertisseurs que Bohui (2013) analyse longuement, mais pas seulement, dans Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma (1970). Puisque nous avons admis que la position dans la chaîne énonciative importe peu, nous pouvons voir que de tels avertisseurs foisonnent dans des genres comme le conte et la fable où ils ont même un statut de marqueurs textuels de généricité.
- Les avertisseurs épilinguistiques
Est épilinguistique l’activité métalinguistique spontanée des sujets parlants sur la langue et leurs propres pratiques discursives (Neveu, 2017, p. 56-57). Sur cette base, les avertisseurs communicationnels épilinguistiques sont les énoncés introducteurs de contenu propositionnel qui se présentent sous la forme de jugement intuitif ou théorisé sur la valeur et la logique d’une unité discursive, dans une perspective le plus souvent de glose. Pour en donner un exemple, dans le roman Un capitaine de quinze ans, nous pouvons lire : « Il y a de tout dans ce concert matinal [les hurlements nocturnes dans la forêt], du gloussement, du grognement, du croassement, du ricanement, de l’aboiement et presque du ‘‘parlement’’, si l’on veut bien accepter ce mot, qui complète la série de ces bruits divers » (Verne, 1967, p. 226-227).[2]. Après avoir signalé les divers cris d’animaux entendus par les voyageur·euses en forêt, l’instance narrative éprouve le besoin d’évoquer un bruit atypique qu’il ose appeler, faute de mieux, « parlement », et pour excuser son audace lexicale et dénominative, il ajoute : « si l’on veut bien accepter ce mot » qui est un avertisseur à teneur métalinguistique marquant une réflexivité évidente du discours.
- Les avertisseurs directifs
Au-delà des directifs tels que les conçoit Searle (1992, p. 53) dans sa taxinomie des actes illocutoires, nous appelons avertisseurs communicationnels directifs, les énoncés introducteurs de contenu propositionnel qui se présentent sous la forme impérative ou sous forme d’injonction indirecte (envers soi et/ou autrui) par lesquels le sujet parlant modalise son attitude locutoire afin de mieux poser ses affirmations. Tel est le cas des formes verbales « tu vois », « tu sais », « tiens », « mettons », « voyons », « regarde », « écoute », ou « attends »’’ dont parle Kerbrat-Orecchioni (2005, p. 59). Y relèvent également les incipits épiques comme celui de L’Iliade : « Chante la colère, déesse […] » (Homère, 1965, p. 23).
- Les avertisseurs oratoires
Faute de mieux, nous appelons avertisseurs communicationnels oratoires, les énoncés introducteurs de contenu propositionnel qui se présentent sous la forme interrogative (ou sous forme d’interrogation indirecte) et dont, de ce fait, la question nécessite un apport d’information en guise de réponse ou d’autoréponse. Nous trouvons cet exemple chez Bohui (séminaire 2020-2021) : « Je peux te poser une question? » Il est évident qu’une telle question en interaction va aboutir à des tours de paroles susceptibles de produire nombre d’informations. Cet avertisseur met en jeu autant que les autres, sinon plus, le principe de coopération qui gouverne les maximes conversationnelles de Grice (1979)[3]. Mais dans les faits, bien des écarts sont possibles, vu les silences, les sourdes oreilles, les enflures, les ratés divers[4]…
- Les avertisseurs captatifs
Que ce soit dans la forme syntaxique et la nature rhétorique, ce type d’avertisseurs présente un statut assez hétéroclite. Définissons les avertisseurs communicationnels captatifs comme les énoncés introducteurs de contenu propositionnel qui se présentent sous diverses formes et ont la particularité d’être des indices de captation d’attention. Il est important de ne pas perdre de vue que ces tournures, qui sont très courantes dans la langue quotidienne, ne deviennent avertisseurs (captatifs) que si elles servent à introduire un contenu propositionnel. Un simple « Je m’excuse » ne peut être considéré comme tel. Nous pouvons y ranger :
– les salutations : Bonjour/Bonjour;
– les présentatifs : Voici, C’est pour cela;
– les interjections : Eh oui !, Ah…;
– les formules de politesse ou d’excuse : S’il vous plaît, Je vous (en) prie;
– les négociateurs d’interlocution : « Avec ta permission, j’aimerais te dire » (Séminaire Bohui);
– les formules d’adresse ou les interpellatifs en apostrophe ou en apposition : Mon cher, Monsieur le Directeur;
– les connecteurs reformulatifs (Rossari, 1990) : c’est-à-dire, en d’autres termes, bref, tout bien considéré, au fond…
Au terme de ces fondements définitoires et typologiques, avant de procéder à l’analyse proprement dite sur le corpus, il est opportun de dire que ce qui précède est purement indicatif, sans aucune prétention exhaustive, s’inscrivant dans les balises posées avec rigueur par Bohui. Si les occurrences particulières à décrire sont des contes africains, il était impérieux que nous posions les régularités d’ordre général sur lesquelles fonder l’analyse.
Les valeurs des avertisseurs communicationnels
Nous exposons d’abord la conceptualisation élaborée par Bohui au sujet des valeurs discursives des avertisseurs pour mieux aboutir aux aspects que nous mettons en lumière.
Préalables
Contes et lavanes de Diop et le Collectif Contes et légendes du Bénin[5] sont des récits littéraires qui nous projettent, de façon virtuelle il est vrai, dans la perspective des interactions verbales dans le sens différé propre à ce type de discours. Si les dialogues narratifs (et dramatiques voire essayistiques) dupliquent, sans prétention de fidélité ou d’exactitude, la conversation ordinaire, il n’en demeure pas moins qu’on y lit une certaine interaction verbale à un double point de vue : dans la relation diégétique entre actants engagés dans l’histoire et dans la relation métadiscursive qui lie, par exemple, le narrateur ou la narratrice aux narrataires. C’est en réalité à ces deux niveaux qu’il convient d’analyser les valeurs des avertisseurs communicationnels dans les textes en étude.
Quelles sont les valeurs en discours des avertisseurs? Bohui pose que « la valeur en discours des avertisseurs communicationnels doit être située à deux niveaux au moins, interactionnel et pragmatico-argumentatif » (2013, p. 180). Et il précise pour le premier : « Au niveau interactionnel d’abord : ils assurent comme une médiation dans le procès interlocutif entre les protagonistes, donnant ainsi vie au principe dialogal bien qu’il ne s’agisse que d’un succédané du monde réel grâce notamment à l’interaction au sein du réseau des personnages » (2013, p. 180).
Pour le second, il explique :
Dans l’interaction verbale en effet, l’argumentation vise au moins à emporter l’assentiment d’un tiers à la thèse qu’on lui présente, donc à modifier partiellement ou complètement, provisoirement ou durablement son système épistémique sur la question mise à échanges. Or la pragmatique, informée de la théorie des actes de langage étudie précisément, entre autres, le mécanisme d’influences que les hommes exercent les uns sur les autres dans leur interaction au moyen du discours dans un processus d’assignation de sens à l’énoncé selon le contexte. De ce point de vue au moins, ces deux plans d’énonciation se rejoignent par leur vocation à être des prismes d’influence réciproque par le langage (2013, p. 182).
En dissociant les niveaux pragmatique et argumentatif pour les besoins de notre démonstration, nous discernerons trois valeurs, en nous appuyant bien entendu sur les propositions de Bohui : pragmatiques, argumentatives et génériques.
Valeurs pragmatiques
En partant du postulat sémiotique que la pragmatique s’intéresse aux relations des signes aux locuteur·trices qui les utilisent dans un contexte donné, nous pouvons dire que les valeurs pragmatiques des avertisseurs communicationnels concernent la régulation des rapports entre interlocuteur·trices. Que ce soit d’un point de vue énonciatif, illocutoire et conversationnel (Kerbrat-Orecchioni, 1984, p. 46), il s’agit, selon les mots de Bohui, de « mécanisme[s] d’influences que les hommes exercent les uns sur les autres dans leur interaction au moyen du discours dans un processus d’assignation de sens à l’énoncé selon le contexte » (2013, p. 182). C’est pour cela que nous mettons à part ces valeurs qui sont de l’ordre basique de la négociation des tours de parole, de leur légitimation langagière. Cela rejoint, pour nous, la valeur dite interactionnelle qui consiste précisément à opérer au mieux « une médiation dans le procès interlocutif entre les protagonistes, donnant ainsi vie au principe dialogal » (Bohui, 2013, p. 180), c’est-à-dire contribuant à maintenir la possibilité et le bien-fondé du pacte dialogal.
Au niveau pragmatique, nous retenons deux valeurs caractéristiques des avertisseurs communicationnels : phatique et relationnelle.
- Valeur phatique
Les avertisseurs ont une valeur phatique en ce sens qu’ils permettent la gestion au mieux des tours de parole. Cette valeur est fondée sur la capacité « d’assurer ou de maintenir le contact entre le locuteur et le destinataire » (Dubois et alii, 2002, p. 358). Bien des avertisseurs assurent une telle fonction. Dans le conte « La peau de Bouki », nous pouvons lire :
– Bour N’Diaye, fit-il, tu as demandé où j’avais passé le temps de cette longue absence. Sache que je descends des pays du Nord […]
– Explique-toi plus clairement, Thile, ordonna Bour-Gayndé.
– Voici, N’Diaye : la chaleur d’une cervelle sur ce front bouillant appellera au-dehors le feu qui brûle dans ta tête. (Diop, 1973, p. 106-107)
Cet extrait de dialogue entre Bour-Gayndé-le-Lion (ou Bour-N’Diaye) et Thile-le-Chacal comporte un certain nombre d’avertisseurs à valeur phatique, c’est-à-dire facilitant ou accélérant la « médiation dans le procès interlocutif entre les protagonistes, donnant ainsi vie au principe dialogal », suivant l’explication de Bohui. Dans la première intervention du chacal, nous repérons trois avertisseurs différents pour introduire la seule et concise information du lieu de provenance de l’animal : « je descends des pays du Nord ». Rien que pour dire cela, le chacal commence par l’avertisseur captatif « Bour N’Diaye » : enchaîne avec un autre, qui est oratoire « tu as demandé où » (présentée sous forme d’interrogation indirecte à modalité déclarative); puis finit par un troisième, qui est directif, « Sache que », permettant d’accéder au contenu propositionnel attendu.
Et au roi Lion de relancer son interlocuteur par deux avertisseurs : l’un directif « Explique-toi plus clairement », l’autre captatif « Thile ». Cette invite va donner l’occasion au chacal de reprendre avec plus d’entrain son exposé; mais pour ce faire, il débute encore par un double avertisseur communicationnel captatif « Voici, N’Diaye »… Et vient ce qui sera comme un verdict sans appel pour Bouki-l’Hyène, qui en perdra la vie pour la santé du roi Lion, tel que le montre la suite du récit.
Les avertisseurs communicationnels, au niveau pragmatique, au-delà de leur valeur phatique, ont une valeur relationnelle.
- Valeur relationnelle
Les avertisseurs sont également le lieu de négociation, intrinsèquement liée aux tours de parole, des identités relationnelles des interactants. C’est une donnée capitale qui, mal gérée, peut conduire à l’échec de la communication. À ce propos, Kerbrat-Orecchioni précise :
L’identité d’un locuteur X peut être définie comme l’ensemble des attributs qui le caractérisent ; attributs stables ou passagers, qui sont en nombre infini et de nature extrêmement diverse (étagt civil, caractéristiques physiques, psychologiques et socioculturelles, goûts et croyances, statut et rôle dans l’interaction, etc.). Mais ce qui se trouve investi dans une interaction donnée, ce n’est évidemment pas l’identité globale de X, mais certaines composantes seulement de cette identité, qui sont seules pertinentes dans le contexte interlocutif (2005, p. 195).
Il n’est d’interaction verbale sans prise en compte des identités de chaque participant·e. Identités dynamiques, construites de diverses manières, qui évoluent au gré des échanges sans être dénaturées, au risque de déboucher sur les impasses ou des différends graves. Sur la base de ce qu’affirme Kerbrat-Orecchioni, nous pouvons avancer que la valeur relationnelle des avertisseurs consiste en ce que, bien souvent, ils sont l’occasion de donner à l’autre, en toute politesse, sur des bases institutionnelles, sociales ou autres, toute la place ontologique qui lui convient pour une participation au mieux à l’interaction.
Dans le conte kotafon « Homévo et les trois chevaux enchantés », histoire d’un gendre qui, au gré de moult péripéties, doit affronter bien des épreuves et l’adversité des aigris pour pouvoir mériter la main de la fille du roi, chaque fois qu’il surmonte, grâce à ses adjuvants merveilleux, une épreuve et vient donner au roi les fruits de ses recherches heureuses, son discours commence toujours par « Majesté » (Mensah, 2005, p. 88-91). Cette seule désignation est un avertisseur captatif à valeur relationnelle qui permet, au-delà du mérite dû aux obstacles surmontés, de s’adresser au roi avec politesse et en veillant à souligner son titre auguste.
Les avertisseurs aident à introduire un contenu propositionnel. C’est là qu’interviennent leurs valeurs argumentatives, puisque ces contenus visent à infléchir les connaissances et les positions des uns et des autres.
Valeurs argumentatives
Dans le sillage de l’argumentation dans le discours (Amossy, 2012), Bohui signale à propos qu’elle « vise au moins à emporter l’assentiment d’un tiers à la thèse qu’on lui présente, donc à modifier partiellement ou complètement, provisoirement ou durablement son système épistémique sur la question mise à échanges » (2013, p. 182). Les avertisseurs ménagent les faces des interlocuteur·trices dans le but d’introduire un contenu propositionnel qui est le moteur de l’interaction. C’est en cela que consistent les valeurs argumentatives des avertisseurs communicationnels par lesquelles ils donnent accès à tout un module épistémique destiné à agir sur le système de références, de savoirs et de croyances de l’autre.
Au niveau argumentatif, puisque nous le disjoignons de celui pragmatique pour les raisons évoquées plus haut, les avertisseurs peuvent avoir au moins deux valeurs : informationnelle et culturelle.
- Valeur informationnelle
Tout avertisseur communicationnel n’est tel que parce qu’il donne accès à « des contenus propositionnels constituant, dans l’économie même de l’échange communicatif, le véritable objet du message dans l’interaction » (Bohui, 2013, p. 176). Sans cette condition, il conviendrait de reconsidérer l’unité discursive en question. Cette valeur informationnelle, qui se construit par contiguïté dans la chaîne énonciative, est fondamentale pour l’ensemble même de la textualité.
Pour revenir au conte « La peau de Bouki », le conteur-narrateur dans la relation métalangagière au narrataire écrit : « Et pour une des rares fois qu’il consentait à s’arrêter en ses voltes, cabrioles et départs heurtés, Djar-le-Rat Palmiste usa du langage de son terroir et affirma à Thile-le-Chacal et à Golo-le-Singe que Bouki-l’Hyène ‘‘avait complètement abîmé leur peau’’. Entendez par là que Bouki-l’Hyène avait terni leur réputation » (Diop, 1973, p. 104). Ce paragraphe comporte deux avertisseurs qui servent à introduire un contenu informationnel, qui est que l’hyène a terni la réputation du chacal et du singe auprès du roi Lion malade. D’une part, le conteur qui, par le jeu narratif, dit rapporter les mots du rat palmiste aux deux autres animaux, nous apprend que « Bouki-l’Hyène ‘‘avait complètement abîmé leur peau’’ ». La portion entre guillemets dans le texte (entre griffes dans notre reprise) est un avertisseur parémique à forte teneur métaphorique que le travail interprétatif de transposition de sens symbolique permet de comprendre. Mais le conteur nous en dispense et use d’un avertisseur directif « Entendez par là » qui explique de quoi il s’agit.
On peut avancer en toute bonne logique que cette valeur informationnelle est la valeur cardinale qui justifie l’opportunité même des avertisseurs communicationnels dans le discours. Dans une stricte perspective diégétique, nous savons à quel point cette information va déclencher un tournant tragique dans l’histoire.
La deuxième valeur argumentative des avertisseurs est culturelle.
- Valeur culturelle
Le conte est un récit ancré dans la tradition des peuples qui le portent et qu’il exprime à bien des égards. Cette source à la fois populaire et orale explique son ancrage dans une culture donnée. Et certains avertisseurs qu’on y rencontre participent de ce fonds. En ce sens, la valeur culturelle des avertisseurs communicationnels réside dans cette capacité à traduire l’âme profonde des sociétés d’origine. Arrêtons-nous sur deux exemples de Contes et légendes du Bénin :
C’est depuis ce jour-là que les Lokpa disent ce proverbe : « Le pauvre que l’on méprise peut gagner la considération par sa sagesse » (Mensah, 2005, p. 52).
C’est la raison pour laquelle les Kabyè emploient ce proverbe : « Ce n’est pas la pauvreté qui tue l’homme, mais le désespoir » (Mensah, 2005, p. 71).
La première clausule est celle du conte lokpa « La langue douce et amère », la seconde celle du conte kabiyè « L’orphelin et le lépreux ». Nous savons que le conte a, entre autres fonctions, d’expliquer l’origine des choses du point de vue d’un peuple donné. Même si nous pouvons admettre avec Maingueneau que « le proverbe est une assertion sur la manière dont va le monde, il prétend dire le vrai » (2012, p. 193), cette assertion qui a nature de vérité universelle est d’abord le point de vue d’une communauté sur le vrai du monde. Les proverbes lokpa et kabyè ci-dessus résument le contenu des histoires racontées en amont. Ce sont des avertisseurs parémiques à valeur culturelle, car ancrée dans la vision du monde de ces deux peuples du Bénin.
On convient que la teneur informationnelle de bien des avertisseurs s’accompagne d’une portée culturelle qu’on peut élargir à d’autres corpus. Il nous reste un troisième type de valeurs : génériques.
Valeurs génériques
Au-delà de ces deux pôles (pragmatique et argumentatif), il faut considérer les valeurs génériques des avertisseurs communicationnels pour la raison évidente que ceux-ci s’inscrivent toujours dans des genres de discours qu’ils manifestent à bien des égards par leurs simples occurrences. Pour Maingueneau, il est opportun de « travailler sur des catégories de type communicationnel, qui sont définies en combinant des traits linguistiques et fonctionnels » (2009, p. 140 – italique de l’auteur) : discours didactique, vœu à la nation, note de service, lettre ouverte, conte… Dans ces formes discursives, nous pouvons observer que les avertisseurs, du moins certains en particulier, se constituent en marqueurs textuels de généricité[6].
Les avertisseurs ne sont pas des phrases isolées qui existent ex nihilo. Ce sont des énoncés produits dans un ensemble discursif immanquablement normé en genres. De là viennent pour nous leurs valeurs génériques qui sont de deux sortes au moins : cotextuelle et scénographique.
- Valeur cotextuelle
On a vu qu’un avertisseur appelle toujours un entour dans la chaîne énonciative. C’est cette autre unité discursive qui est constitutive de la valeur informationnelle abordée ci-dessus. D’un point de vue purement textuel, nous observons que cet entour exige une certaine construction connexe. Nous y lisons la valeur cotextuelle des avertisseurs communicationnels. Pour Bres : « Le cotexte d’un élément discursif est son environnement textuel, à savoir ce qui le précède (cotexte antérieur) et ce qui le suit (cotexte postérieur) » (Détrie et alii, 2001, p. 68). Sur cette base, appelons valeur cotextuelle des avertisseurs leur propriété à embrancher des données discursives de façon immédiate ou élargie dans la chaîne énonciative. Ce sont les mécanismes syntaxiques ou compositionnels d’ensemble de ces enchaînements dans la textualité qui nous intéressent à ce niveau. Prenons un exemple de Contes et lavanes, l’incipit du premier récit « Vérités inutiles » :
L’on nous dit que Deug-la-Vérité a beau être une noctambule, elle ne couche jamais à la belle étoile.
Encore faut-il, rectifiait Amadou Koumba, qu’elle se choisisse bien ses compagnons et compagnes ; et que parmi ses rencontres multiples, elle ne compte surtout point la Mauvaise Foi (Diop, 1973, p. 11).
L’ensemble de ces deux paragraphes constitue un avertisseur parémique qui a pour cotexte élargi toute l’histoire à raconter ensuite et qui en représente le contenu informationnel introduit par narration. L’histoire concerne l’imprudente Béye-la-Chèvre qui se fait dévorer par Bouki-l’Hyène. C’est au fond une variante sénégalaise de la fable du Loup et de l’Agneau. En dehors de ce niveau macrotextuel, restreignons l’analyse au passage cité.
On se rend compte que chaque paragraphe commence par un avertisseur : directif pour le premier (« L’on dit que ») et captatif pour le second (« Encore faut-il [… que] ») qui sont syntaxiquement des propositions principales introduisant des subordonnées complétives qui comportent le contenu propositionnel. Ce sont ces jeux de construction tant phrastique que textuelle qui structurent la valeur cotextuelle des avertisseurs dont nous parlons. Ce qui nous amène à la deuxième valeur générique.
- Valeur scénographique
Notre corpus est fait de discours littéraire et le genre analysé est le conte (africain, si l’on veut ajouter la précision d’ordre sociogéographique). La scénographique d’un tel genre est connue en ses trois parties attendues, en dehors des possibilités inter- et transgénériques : formule d’ouverture ou introduction, développement proprement dit et formule de clôture ou clausule. C’est dans les formules liminaire et terminale qu’on trouve en réalité les avertisseurs à valeur scénographique. Nous pouvons définir celle-ci comme la capacité de ces énoncés à instituer un cadre générique par ses traits textuels propres.
C’est le cas des formules comme « Il était une fois », « Au temps où les hommes et les animaux vivaient ensemble » ou des formules posant une leçon : « C’est depuis ce temps que », « C’est à partir de ce jour que »… Pour illustration, nous allons plutôt nous appesantir sur les introductions dialogales[7] qui font du récit une véritable interaction verbale, a minima bien entendu. Entre autres contes de Contes et légendes du Bénin, « Qui est le plus puissant? » commence ainsi :
– Conte!
– Raconte!
Il était une fois trois jeunes gens qui s’étaient liés d’amitié (Mensah, 2005, p. 124).
On voit visiblement que cette introduction de conte est constituée essentiellement d’avertisseurs communicationnels à valeur scénographique, car se présentant sous la forme de marqueurs génériques indéniables. Dans l’exemple, deux avertisseurs directifs (- Conte!/- Raconte!) en appellent un troisième, captatif : « Il était une fois », qui est un trait générique du conte; le tout canalisant la valeur scénographique de cette entame. Les verbes mêmes à l’impératif « Conte! » et « Raconte! », avec leur exclamation expressive, sont des tropes de généricité évidente, qui nous signalent, s’il en était besoin, que nous sommes en territoire discursif de récit de conte.
Qu’ils soient parémiques, directifs, oratoires, captatifs et épilinguistques (cas presque absent de notre corpus), les avertisseurs sont le lieu d’une modélisation discursive qui passe par son ancrage générique. C’est en cela que réside leur valeur que nous appelons scénographique, qu’on peut retrouver dans les lettres, les allocutions, les romans, les textes dramatiques, les textes administratifs ou juridiques, etc. en fonction de leurs structures intrinsèques.
Conclusion
Cette contribution a exploré le fonctionnement des avertisseurs communicationnels dans deux recueils de contes africains : Contes et lavanes du Sénégalais Diop et le Collectif Contes et légendes du Bénin. Pour ce faire, l’étude a été menée en deux étapes. Dans un premier temps, nous avons procédé au cadrage définitionnel et typologique des avertisseurs communicationnels. Ce premier ensemble a eu pour socle les propositions de Bohui sur la question. Dans un second temps, nous nous sommes employé à analyser les valeurs pragmatiques, argumentatives et génériques des énoncés concernés.
Au niveau pragmatique, nous avons repéré les valeurs phatique et relationnelle; au niveau argumentatif, les valeurs informationnelle et culturelle; et au niveau générique, les valeurs cotextuelle et scénographique. Ceci n’est pas exhaustif car il est possible, d’une certaine manière, de trouver une valeur performative au niveau pragmatique, une valeur ethotique au niveau argumentatif et une valeur modulaire au niveau générique. La valeur performative concernerait le dire pour faire et faire faire de l’avertisseur communicationnel en tant qu’acte de langagei; la valeur ethotique, la mise en scène de l’image de soi qui en résulterait; et la valeur modulaire, les modules conversationnels particuliers qu’un avertisseur exemplifierait aux plans microtextuels d’un genre de discours. Ce sont là des vues à approfondir dans des réflexions ultérieures.
Nous nous sommes évertué, dans la conduite de cette réflexion, à éviter les risques ou dérives épistémologiques que court en la matière toute recherche et dont parle en des termes judicieux Kerbrat-Orecchioni : « Comment concilier respect des données et quête de généralisations, en évitant les deux écueils qui guettent ce type de recherche : la ‘‘sur-généralisation’’ (le portrait vire alors à la caricature), et la ‘‘sous-généralisation’’ (la description ne dépasse pas l’anecdote)? » (2002, p. 50). Nous espérons avoir échappé autant à la simplification caricaturale qu’à la tentation anecdotique.
Références bibliographiques
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- Sur le cas du discours littéraire, nous renvoyons pour le texte dramatique à Kerbrat-Orecchioni (1984) et Petitjean (1984), et pour le texte romanesque à Kerbrat-Orecchioni (2005, p. 401-432). ↵
- Dans les passages cités, sauf autres précisions, les italiques sont de nous. Les guillemets-sources deviennent des griffes dans nos guillemets de citation. ↵
- Ce sont les lois de quantité (contenu informationnel requis), de qualité (information véridique), de relation (parler à propos) et de modalité (concision et méthode). ↵
- Ce type d’avertisseur n’est pas à confondre toutefois avec le procédé rhétorique de la question oratoire qui, elle, n’appelle pas de réponse, car celle-ci est intrinsèquement liée dans la question déjà. ↵
- En références : (Diop, 1973) et (Mensah, 2005). ↵
- Sur les plans de généricité du conte dans son ensemble, Adam et Heidmann (2004) croisent les données transtextuelles (au sens de Genette) et textuelles (niveaux sémantique, énonciatif, argumentativo-pragmatique, stylistique, compositionnel et médiatique). ↵
- Nous pouvons considérer cet avertisseur scénographique d’entame comme une variante dialogique du modèle dialogal : « Mon conte marche, marche, court, saute, roule, vole, et tombe sur le plus beau, le plus grand et le plus riche royaume du monde! » (Mensah, 2005, p. 79). ↵