La politesse lors des audiences traditionnelles de jugement chez les Baoulé : maximisation sur la préservation des faces des acteurs de l’interaction

Noellie Bhellys ANDRE

 

Introduction

Les interactions verbales sont le lieu de déploiement de stratégies communicationnelles parmi lesquelles figurent celles de la politesse. Celle-ci est l’ensemble des actions menées par les participant·es en vue de la construction agréable de la communication. Son actualisation dans l’interaction est inhérente à chaque société et dépend du cadre de l’échange. La politesse en discours participe à la régulation des relations interpersonnelles. Elle est « un ensemble de stratégies et de comportements interactionnels déployés par les interactants pour entretenir un caractère harmonieux dans l’interaction » (Kerbrat-Orecchioni, 1990, p. 159). Elle est donc un moyen par lequel on évite de faire perdre la face[1] à l’interlocuteur·trice ou à soi-même.

Nous envisageons alors de décrire ce phénomène dans le cadre des audiences traditionnelles de justice chez le groupe baoulé[2] de Côte d’Ivoire. Comment comprendre et interpréter le phénomène de la politesse dans les interactions de justice traditionnelle? Comment pourrait-elle être prise en charge par la théorie des avertisseurs communicationnels africains qui met l’accent sur la différence de « statuts » entre les énoncés au cours de l’échange communicatif (Bohui 2013, p. 168)? Les avertisseurs communicationnels africains désignent : « des tours de phrases, des formes d’expressions dont la principale fonction dans l’échange communicatif est de prévenir (un des participants de l’échange) ou d’annoncer des contenus propositionnels constituant, dans l’économie même de l’échange communicatif, le véritable message dans l’interaction » (Bohui 2013, p. 175-176). Si l’on s’en tient à leur définition, à leurs caractéristiques et à leur fonction en discours, peut-on les identifier au travers des manifestations linguistiques de la politesse lors des audiences traditionnelles? L’objectif de cet article est de décrire les avertisseurs communicationnels de politesse en mettant en exergue leurs formes, leurs fonctionnements ainsi que les enjeux énonciatifs et pragmatiques en termes de la gestion des faces. Nous émettons alors l’hypothèse que la politesse implique des contraintes pour les acteur·trices : celle dictée par l’institution et par les particularités culturelles du groupe ainsi que la volonté de chaque acteur·trice de préserver sa face et celle des autres acteur·trices, car relater le conflit survenu entre deux parties pourrait susciter des menaces potentielles sur les faces (notamment celle des juges). Dans ce contexte, les avertisseurs communicationnels participeraient des mécanismes des précautions oratoires sous-jacentes.

Menée en trois temps, l’analyse présentera, dans un premier temps, les fondements théorico-méthodologiques et contextuels ainsi que le corpus d’analyse. Puis, nous présenterons les faits discursifs et interactionnels observés dans le corpus en mettant l’accent sur les FTAs[3] et les anti-FTAs[4] encodés dans le discours et quelques mécanismes impliquant le protocole de prise de parole; nous analyserons aussi des avertisseurs communicationnels « notoires » de politesse. Enfin, nous présenterons les enjeux liés à l’implication de ces divers éléments identifiés dans le cadre du type d’interaction choisi.

Cadre théorique et méthodologique

Cette section vise à fournir une base solide et claire pour la suite de notre étude, en exposant de manière détaillée les fondements théoriques et méthodologiques sur lesquels elle est fondée. Elle approfondit le volet théorique et méthodologique de l’étude, présente de façon détaillée la théorie de la politesse, qui constitue le cadre conceptuel essentiel de l’analyse et enfin, elle discute l’ancrage méthodologique choisi pour mener l’étude.

Les modèles théoriques de la politesse dans les interactions verbales

L’analyse des interactions verbales informe la structuration, le fonctionnement et la construction des échanges interpersonnels. La politesse linguistique compte parmi les types d’échanges identifiés au sein des interactions. Divers modèles théoriques ont été élaboré en vue de la décrire. L’un des plus connus est celui de Brown et Levinson (1978, 1987). Il est fondé sur les travaux de Goffman sur la face et les territoires du moi (1973, 1974). L’originalité de leur travail a consisté au recyclage de la notion classique d’acte de langage en considérant ces actes par rapport aux effets qu’ils peuvent avoir sur la face. Goffman identifie alors la notion de « face work » ou le travail de « figuration » (Goffman 1974, p. 15) qui correspond à la mise en place des stratégies communicationnelles dans le but d’élaborer et de projeter l’image de soi dans l’interaction. S’inspirant de cette conception, Brown et Levinson définissent la politesse comme un moyen de concilier le désir mutuel de préservation de face avec le fait que la plupart des actes sont potentiellement menaçants pour les faces positives[5] et négatives[6]. Ils identifient alors la catégorie des FTAs ou les actes menaçants pour la face. Kerbrat-Orrechioni estime cette conception de la politesse trop négative. Pour elle, la politesse peut consister non seulement en un adoucissement de menace mais aussi en une production d’anti-menaces. Il y a donc des actes de langage qui peuvent être valorisants pour ces mêmes faces : ce sont des FFAs (face flattering Acts) ou acte « flatteurs pour les faces » « flatteurs » devra être pris pour « valorisant » (Kerbrat-Orecchioni 2005, p. 196). Avec l’introduction des FFA, on en arrive à révéler le rôle des actes de langage par leur implication dans le système des faces, dans la construction des relations interpersonnelles. Ainsi, tout acte de langage peut donc être décrit comme un FTA ou un FFA selon qu’il est susceptible d’avoir des effets positifs ou négatifs sur les faces. L’introduction des FFA aux côtés des FTA présente bien des avantages pour la description du fonctionnement de la politesse. Elle permet d’envisager une vision équilibrée des actes de langage qui sont soit coopératifs et/ou conflictuels. Pour Kerbrat-Orecchioni (1992), si la politesse est universelle, ses manifestations sont essentiellement culturelles. En effet, les règles de politesse et de savoir-vivre peuvent différer grandement selon les coutumes et les traditions de chaque pays. Par exemple, la façon de saluer, de s’adresser à quelqu’un·e ou de se comporter en société peut être très différente en France par rapport au Japon. Dans certaines cultures, la politesse peut être exprimée par des gestes ou des rituels spécifiques, tandis que dans d’autres, elle peut être davantage basée sur le langage et les mots choisis. De plus, certaines cultures accordent une grande importance à la politesse envers les aîné·es, tandis que d’autres mettent l’accent sur le respect envers les autorités ou les personnes de statut social élevé. En fin de compte, bien que la politesse soit un trait commun à toutes les sociétés, ses manifestations sont profondément enracinées dans les traditions et les normes culturelles de chaque région du monde. Dans cette étude, elle est envisagée dans ses manifestations discursives, c’est-à-dire dans la manière dont elle se traduit à travers le langage et les interactions verbales. Il s’agit de comprendre comment les individus utilisent des formules de politesse, des expressions courtoises et des marqueurs de respect lorsqu’ils communiquent entre eux. L’étude de la politesse emprunte à la théorie des actes de langage en tant que leur convocation produit des effets sur les faces.

Cadrage méthodologique

L’étude est ancrée dans le paradigme des avertisseurs communicationnels africains, appareillage conceptuel qui emprunte largement à la pragmatique des interactions verbales dans sa double dimension interactionnelle et culturellement ancrée qui rejoint la spécificité « africaine » des avertisseurs. Il est vrai que ces derniers portent non seulement sur la différence de « statut » des énoncés dans l’échange verbal, mais aussi sur des éléments linguistiques permettant d’introduire, d’expliciter, de résumer, de nuancer, des idées exprimées, contribuant ainsi à la clarté et à la fluidité de la communication. Ils se déclinent en deux classes qui sont les avertisseurs communicationnels africains notoires et les avertisseurs communicationnels africains partiels ou dérivés.

Les avertisseurs notoires sont décrits dans leurs différentes dimensions. D’abord, syntaxiquement, ils sont en position initiale ou en pré-position dans l’énoncé. Du point de vue communicatif, ils annoncent une information décisive, c’est-à-dire dont le contenu peut tirer à bonne ou mauvaise conséquence en termes de « face » pour l’un·e ou l’autre des protagonistes en étant de nature gratifiante ou pas. Du point de vue de la modalité énonciative, ils peuvent être de forme assertive, interrogative, exclamative, etc., bien que l’assertif domine en général. Et enfin, du point de vue du « statut » doxique, ils peuvent revêtir ou non une forme parémiologique ou de métaphore « locale ». Les avertisseurs communicationnels de la deuxième catégorie sont « partiels » ou « dérivés » en raison précisément de ce qu’ils ne remplissent que partiellement les conditions d’occurrence précédemment énoncées au sujet de la première classe d’avertisseurs.

En prenant appui sur les fondements méthodologiques de la théorie des actes de langage et les règles liées au fonctionnement de l’interaction verbale notamment sur la politesse linguistique et les questions de face, nous examinerons la politesse en contexte de résolution de conflit chez les Baoulé.

Le corpus d’analyse

Le corpus de notre étude est composé de la transcription et de la traduction en français de deux audiences traditionnelles chez les Baoulé de Côte d’Ivoire. L’une à la chefferie cantonale de Béoumi[7] et l’autre à la chefferie royale de Sakassou[8]. Nous avons opté pour la transcription orthographique tout en respectant la notation des tons.

La première audience traite de la résolution d’un conflit foncier qui a déjà été tranché, mais dont l’accusé n’a pas respecté le verdict. Quant à la deuxième, elle porte sur la plainte d’une femme contre des membres de sa parenté pour la mauvaise gestion de son restaurant et du détournement des fonds. C’est autour de ces deux thèmes que s’articulent les échanges. Ils enchaînent la participation discursive de chaque personne convoquée. L’analyse consistera, dans ces interactions traditionnelles institutionnelles, à rechercher la présence d’avertisseurs communicationnels et à analyser les modalités de leurs usages.

Analyse des avertisseurs communicationnels dans les tribunaux traditionnels baoulés

Le cadre interactif contribue à cerner l’objet de l’étude. Cet axe présente l’institution de référence, son mode d’organisation. Il présente aussi les marqueurs discursifs de politesse en lien avec les avertisseurs communicationnels.

L’institution judiciaire traditionnelle, ses acteurs et le rapport de place

L’institution judiciaire traditionnelle regroupe l’ensemble des membres de la chefferie. Ces derniers, pour trancher des litiges, font également office de magistrats. Ils sont chargés de réguler la cohésion au sein de leur communauté. La justice traditionnelle baoulé est basée sur des lois qui tirent leur fondement du droit coutumier, l’ensemble des règles qui s’appliquent à l’échelle de l’ensemble des villages baoulé. Il porte sur des aspects tels que l’adultère, le meurtre, le vol et d’autres interdits connus des membres de la communauté.

La justice traditionnelle est rendue en présence des hommes et des esprits : « on peut les faire jurer sur un fétiche qui les tuera facilement » (Konan 2014, p. 165). Le fondement de toute action de justice est tiré des us et coutumes. Le déroulement de l’audience se fait par des étapes précises dont l’exposition des faits par les antagonistes, les témoins, les questions des juges, le verdict. Généralement, les mêmes types de conflit entrainent les mêmes types de résolution. Cependant, le statut de l’offensé·e peut entraîner des changements. Chaque membre du tribunal est censé avoir une attitude irréprochable. Par ailleurs, leur crédibilité ne doit pas être entachée par des considérations particulières, préconçues, personnelles ou politiques.

Les conflits sont traités selon une chaîne hiérarchique. D’abord, une réunion de famille ou une réunion entre les proches antagonistes. Ensuite, un chef local intervient. Si le conflit perdure, les différentes parties peuvent également solliciter la chefferie du canton qui est l’instance supérieure à celle du village. Si toutes les négociations ont échoué, le dernier recours est adressé à la cour royale traditionnelle qui est le lieu où les décisions sont irrévocables, un peu sur le modèle de la cour suprême. Toutefois, l’ordre d’intervention des différentes entités est subjectif et dépend de la volonté personnelle des plaignant·es.

En somme, les acteur·trices intervenant lors des audiences sont les juges, le plaignant ou la plaignante, l’accusé·e, les témoins et les familles. Les juges de par leur statut ont une prééminence sur l’interaction. Ils ont d’office la parole qu’ils distribuent également le cas échéant. Les autres acteur·trices entretiennent entre elles et eux des rapports égalitaires. Le rapport de place tel qu’établi par l’institution doit être rigoureusement suivi, car l’audience est un lieu de bonnes conduites attendues. Cela permet de préserver la place et la face de chacun·e.

Marqueurs discursifs de politesse et avertisseurs communicationnels

Dans le cadre de l’interaction judiciaire, le langage a de multiples fonctions. Il ordonne, il interdit, il prescrit mais il régule, il encadre, il concilie, il équilibre également. Les échanges en contexte institutionnel traditionnel baoulé s’organisent autour de la recherche d’un consensus. Ainsi, chacun·e des acteur·trices agit dans cette optique.

Dès la séquence d’ouverture, l’orientation des échanges est donnée par le juge :

Ex. 1 :

Sɛ̄ à wán kán ǹdɛ̀ ǹdɛ̀ kɛ̄ tí yɛ̄ mé fá mé kán òr mé kɛ́n nī ǹzúà
Quand on a abordé le problème tel qu’il être que avoir le dire on ne le dire pas avec des injures

Sā kɛ́n nī ǹzwā yé dé wɔ̀r búá ǹnyɔ̀n ǹzân kàzíè ǹnyɔ̀n nī ǹzân kèklè ǹnyɔ̀n
Si tu dire avec des injures on amender d’un mouton de deux cassiers de boissons et de deux boissons fortes.

Sɛ̄ kūsū srān ǹgā nī āmū nyán ǹdɛ̀ kán ǹdɛ̀ nān á sé kɛ̄ fá jáyò lɛ̀ fá wá tó jáyòlɛ̀ á kpɛ́ nànnán ǹzúà ɛ́ kùngbā níɔ̀n
si de même le plaignant prendre la parole et tu lui dire tu prendre quitter ici prendre ton mensonge quitter ici tu venir d’insulter les anciens c’est la même chose

Traduction: « Quand on veut exposer un problème, c’est tel que le problème est qu’on l’expose.  Pas avec des injures. Si tu exposes le problème avec des injures, tu devras t’acquitter d’une amende de deux moutons, de deux cassiers de boissons et de deux boissons fortes. Si celui avec qui tu as eu des problèmes est en train de parler et tu lui dis quittes-là! tu mens ou tu es un menteur! Tu viens d’insulter ainsi le chef. C’est pareil qu’au cas précédent » (audience de Béoumi, le 15/05/2019).

Cette séquence introductive balise l’interaction à venir par une invitation à la politesse. En effet, elle consiste soit à empêcher/s’empêcher de réaliser un acte menaçant, soit à produire un acte valorisant envers l’allocutaire. Ici, le locuteur donne l’attitude correcte à observer par les différentes parties, mais également l’attitude à l’endroit des autorités présentes. Dans la foulée, il instruit sur la répression au cas où l’une des parties contreviendrait à ces règles. Les actes locutoires « insulter », « mentir » sont ainsi, des actes menaçants non seulement pour la face des interlocuteur·trices mais aussi pour le cadre interactionnel et le succès de l’audience. Ces prescriptions, à notre sens, peuvent être caractérisées d’avertisseurs communicationnels au sens où elles instaurent et orientent le cadre communicationnel. Elles annoncent le déroulement et donnent le ton.

Lors de ces audiences, des avertisseurs communicationnels peuvent survenir sous le format d’un énoncé :

Ex. 2 :

(T1) Représentant du roi (chef de l’audience)
sé kɛ̄ mān ì yácì nān sɛ̄ nyànmíɛ̀n klī bɔ́ɔ́ wúkɛ̄ ì ì nyɛ́n ì ōflɛ̀,
dire que que elle pardonner que si Dieu Grand même aider elle elle gagner son autre,

Traduction : « Dites-lui de pardonner, que par la grâce de Dieu, elle va encore avoir de l’argent. »

(T2) Plaignante
sé bàbà kɛ̄ ǹ yō mó ǹ yó kwlà, ǹdɛ̀ ǹ lìɛ̀ kán wō sìn,
dire papa que je faire merci je faire merci, affaire ma part petit être derrière,

Traduction : « Je vous remercie papa. J’ai une petite chose à dire » (audience de Sakassou, le 12/05/2019, p. 12).

Dans l’exemple 2, les remerciements interviennent avant la fin de l’échange et sont accompagnés d’une sollicitation qui a pour objectif d’éviter de produire un FTA et d’adoucir l’auto-allocation du tour de parole. Les excuses suivies de remerciements puis de la demande d’autorisation de prendre la parole que l’on a déjà prise inscrivent le propos dans le respect du cadre interlocutif balisé en même temps qu’elles pacifient l’atmosphère en prélude à la « petite chose à dire ». L’exemple 3 ci-dessous procède de même :

Ex. 3 :

(T1) Témoin de la plaignante (Mme Yoboué)
kɛ̄ ǹdɛ̀ tɔ́ lì mì wɛ́n è kɛ́n āwlō ǹdɛ̀ yɛ̄ lɛ́ ǹgà è fā bā wá lɛ̀,
quand affaire tomber acc je dire nous parler maison affaire c’est ça nous prendre venir ici là,

Traduction : « J’ai voulu qu’on règle le problème à la maison mais il a été conduit vers vous. »

(T2) Représentant du Roi (chef de l’audience)
è wán à yácì wɔ̀ yā líɛ̀ nān yè kpɛ́tɛ̀ ì,
nous dire tu laisser ton mal pour toi que nous demander pardon elle

Traduction : « nous disons de te calmer et nous allons lui demander pardon » (audience de Sakassou, le 12/05/2019).

L’énoncé : « nous allons lui demander pardon » présage de l’état d’esprit des juges et de la décision qui bien évidemment respectera l’esprit de consensus précédemment annoncé et attendu. L’ordre du juge est adouci par l’acte de langage de « se calmer » et fonctionne comme un désarmeur qui participe à l’adoucissement du FTA. Précédent l’acte directif « demandons-lui pardon », cet acte permet de formuler une requête sans pour autant utiliser une tonalité injonctive.

La recherche du consensus n’empêche pas l’usage des durcisseurs qui, par ailleurs, amplifient les menaces que constituent les FTAs. Les avertisseurs communicationnels dans ce contexte en amoindrissent les effets.

Ex. 4 :

NOTABLE
Yā kòfí á tíá wà àófúɛ̀
Monsieur Koffi tu être pas ici étranger
Yé jrán sú yé kán yé klé wɔ̄r
Nous s’arrêter dessus nous parler nous dire toi
Ńzū sâ tíɛ̀ á tɛ́ wó ɛ́ bō sú lɔ̀r
Pourquoi tu continuer aller sur sa terre?

Traduction : « Monsieur Koffi, tu n’es pas un étranger ici. Nous allons tenir compte de cela pour te parler. Pourquoi continues-tu d’aller sur sa terre? » (audience de Béoumi, le 15/05/2019).

L’exemple 4 rend compte, à l’évidence, d’un conflit foncier. L’énoncé « tu n’es pas un étranger ici » ne fait pas allusion à ces origines, mais indique plutôt que l’affaire avait déjà été présentée devant la même instance tribunal. Ce rappel suivi de l’énoncé d’information : « Nous allons tenir compte de cela pour te parler » intègre la catégorie des avertisseurs qui annoncent ainsi la question qui suit : « pourquoi continues-tu d’aller sur sa terre? » marquant ainsi la récidive de l’accusé. Les durcisseurs se présentent aussi sous la forme d’une décision irrévocable émise par les juges.

Au total, les énoncés caractérisés en tant qu’avertisseurs communicationnels ont une fonction importante dans le maintien de la politesse linguistique. En effet, ils permettent de réguler les tours de parole, en prévenant par exemple des interruptions intempestives inhérentes à la situation de conflit. Ils contribuent ainsi à prévenir tout débordement de nature à attaquer la face des parties et autorités en présence.

L’usage des avertisseurs communicationnels témoigne d’une volonté de maintenir une communication harmonieuse et respectueuse. Ils sont, par conséquent, des outils de gestion des interactions traditionnelles, permettant d’éviter les malentendus et l’exacerbation des conflits potentiels.

Les avertisseurs communicationnels notoires de politesse : aspects culturels et identitaires dans l’interaction de justice traditionnelle chez les Baoulé

Les sections précédentes ont tenté de mettre en exergue les relations entre les avertisseurs communicationnels et la politesse linguistique dans les audiences des tribunaux traditionnels en pays baoulé. En effet, il semble que ces deux éléments soient intrinsèquement liés, comme le souligne Bohui en indiquant que les avertisseurs communicationnels prennent en compte

quasi « naturellement » tous les opérateurs phatiques, les relanceurs ou renchérisseurs, les adoucisseurs et amadoueurs propitiatoires à un échange apaisé, etc., mais également les durcisseurs et les obligateurs traditionnellement pris en charge dans l’instruction de la problématique des règles et pratiques de la conversation et de l’interaction verbale en général, et plus singulièrement dans celle du protocole de la politesse et des questions de « face » ou « territoire »  (2013, p.173).

Cela explique pourquoi la prise de parole est souvent précédée d’excuses et qualifiée de difficile. En effet, le respect et la politesse sont des valeurs fondamentales dans ce contexte et sont essentielles pour maintenir l’ordre et la bonne conduite lors des procédures judiciaires. Cela explique, comme les exemples ci-dessous l’illustrent, que la prise de parole soit précédée d’excuses et qualifiée de difficile :

Ex. 5 :

(1) Plaignante
bàá mùn ń sē àmún yàcī ìjɔ́lɛ́ fīn àfɛ̄ nùn
papa les je dire vous pardon parler venir fatigue dans

Traduction : « je vous demande pardon chers papas ; parler n’est pas facile » (audience de Sakassou, le 12/05/2019).

Ex. 6 :

(2) Représentant de l’accusé (Le père de la jeune fille restauratrice)
nànàn mù ìjɔ̀lɛ̄ fī áfɛ̀ nūn, ǹgā ǹ kán nān à yō mán kpā, àmù yácì àmù cɛ́ mī,
rois les parler venir fatigue dans, ce que je parler que c’est pas bon, vous pardonner vous laisser moi

Traduction : « Chers chefs, parler n’est pas chose facile. En le faisant, si je me trompe, veuillez me pardonner » (audience de Sakassou, le 12/05/2019).

Les avertisseurs communicationnels, dans ce cadre spécifique, contribuent à assurer une communication efficace et respectueuse entre toutes les parties impliquées. Du point de vue communicatif, les formules de politesse annoncent l’information décisive suivante : le discours pourrait contenir des éléments pouvant porter atteinte à la face des juges. Elles sont de forme assertive et ont le statut de rituel d’ouverture du discours. Au niveau interactif, elles fonctionnent comme des désarmeurs par lesquels on anticipe, en tentant du même coup de désamorcer, une éventuelle réaction négative de l’allocutaire (Charaudeau et Maingueneau, 2002, p. 29). Elles préparent l’allocutaire et protègent le locuteur sans pour autant justifier tous ses écarts (si je me trompe, veuillez me pardonner).  Du point de vue interactionnel, c’est un désir de préservation de l’harmonie interactionnelle en vertu du protocole de politesse dans le cadre judiciaire chez les Baoulé. Dans le processus de résolution de conflit, l’on identifie les avertisseurs communicationnels de politesse. À ce stade, l’analyse ne distingue pas les notoires et les partiels. Du point de vue syntaxique, les illustrations relevées n’ont pas la forme parémiologique ou métaphorique, mais relèvent tout de même des avertisseurs communicationnels africains en contexte d’audience traditionnelle. De plus, ils constituent en eux-mêmes l’objet du message à transmettre, car à leur suite, le discours du locuteur vient confirmer la pertinence de leur présence.

Conclusion

La présente contribution se penche sur l’étude des avertisseurs communicationnels de politesse dans le cadre des interactions de justice traditionnelle chez les Baoulé de Côte d’Ivoire. En analysant un corpus de données recueillies lors d’audiences traditionnelles, nous avons observé différentes manifestations de ces avertisseurs, bien que notre étude actuelle ne nous permette pas encore de distinguer clairement les avertisseurs notoires des avertisseurs partiels. De plus, les exemples que nous avons analysés ne suivent pas le format parémiologique. Ils partagent cependant avec les exemples de Bohui une caractéristique commune : la pré-position. En outre, ces exemples témoignent d’une propension dans les pratiques langagières des Baoulé à annoncer et anticiper, dans le but de garantir la paix sociale et de cultiver un esprit civique. Cette tendance à anticiper et à prévenir les conflits semble une caractéristique importante de la communication dans la société baoulé où la recherche du consensus en cas de conflit semble être la norme.

Références bibliographiques

Austin, John Langshaw. 1970. Quand dire c’est faire. Paris : Seuil.

​Brown, Penelope et Levinson, Stephen. 1987. Politeness: some universals in language usage. Cambridge: Cambridge University Press.

Brown, Penelope et Levinson, Stephen. 1978. « Universals in Language Usage: Politeness Phenomena ». In E. Goody (Ed.), Questions and Politeness: Strategies in Social Interaction. Cambridge: Cambridge University Press. p. 56-310.

Charaudeau, Patrick et Maingueneau, Dominique. 2002. Dictionnaire d’analyse du discours. Paris : Seuil.

Goffman, Erving. 1974. Les rites d’interaction. Le sens commun. Paris : Minuit.

Goffman, Erving. 1973. La présentation de soi. La mise en scène de la vie quotidienne. Le sens commun. Paris : Minuit.

Bohui, Djédjé Hilaire. 2002. « Si au petit matin… » in EN-QUETE, Revue scientifique des Lettres, Arts et Sciences humaines N° 9, Abidjan, Editions Universitaires de Côte d’Ivoire, p. 7-27

Bohui, Djédjé Hilaire. 2013. Les avertisseurs communicationnels africains : essai d’étude pragmatique chez Kourouma. Dans Bohui Djédjé Hilaire (dir.), Création, langue et discours dans l’écriture d’Ahmadou Kourouma, Actes du colloque du 18, 19, 20Septembre 2013 à l’université Félix Houphouët-Boigny. Montréal : Le Graal édition.

Kerbrat-Orecchioni, Catherine. 2005. Le discours en interaction. Paris : Armand Colin.

Kerbrat-Orecchioni, Catherine. 1990. Les interactions verbales, Approche interactionnelle et structure des conversations. Tome 1. Paris : Armand Colin.

Konan, Brou, Gregroire. 2014. Les faces cachées de l’histoire du peuple Baoulé et sa civilisation. Abidjan : Les classiques ivoiriens.



  1. La face est définie comme « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adopté au cours d’un contact particulier » (Goffman 1974, p.9).
  2. Le peuple baoulé occupe essentiellement le centre du pays.
  3. Les FTAs désignent les actes menaçants pour la face. C’est une catégorie d’acte identifiée par Brown et Levinson (1978) dans la théorie du fonctionnement de la politesse.
  4. Actes contraires aux FTAs. Ils consistent en l’adoucissement des FTAs.
  5. La face positive, c’est l’image de soi qui correspond au narcissisme.
  6. La face négative se réfère aux territoires du moi, l’espace que revendique un individu dans la société.
  7. Située à l’ouest de Bouaké, Béoumi abrite le sous-groupe Baoulé Kodè. La plupart des résolutions de conflits sont dirigées par le comité mis en place par le chef de canton. C’est un ensemble de chefs de village et de notables de l’ensemble des villages Kodè.
  8. Sakassou est considérée comme la capitale du pays baoulé. C'est donc à Sakassou que siège le Tribunal Suprême des Baoulé. Il est présidé par le porte-parole de la reine, de différents chefs et notables.

Pour citer cet article

ANDRE, Noellie Bhellys. 2024. La politesse lors des audiences traditionnelles de jugement chez les Baoulé : maximisation sur la préservation des faces des acteurs de l’interaction. Magana. L’analyse du discours dans tous ses sens, 1(2), en ligne. DOI : 10.46711/magana.2024.1.2.6

Licence

La revue MAGANA. L’Analyse du discours dans tous ses sens est sous licence Creative Commons CC BY-SA 4.0, disponible en ligne, en format PDF et, dans certains contextes, en version imprimée.