Notes sur les avertisseurs communicationnels africains

Djédjé Hilaire BOHUI

 

Introduction

Les interactions verbales sont le cadre de régulation et de circulation des valeurs des individus qui co-construisent le sens, et au-delà, celui des systèmes épistémiques des peuples. Si le sens est en général instantanément saisi, notamment lors des échanges entre membres de la famille, ami·es, collègues, ou même de personnes étrangères les unes aux autres mais parlant la même langue, il arrive cependant que dans certaines circonstances le sens « se dérobe ». Il en va souvent ainsi quand, sous l’emprise du substrat culturel, le discours se revêt d’images ou emprunte la voie des tropes, qui échappent au contrôle épilinguistique de certain·es participant·es. La présente contribution part du constat selon lequel les avertisseurs communicationnels africains (ACA) qui procèdent du langage généralement imagé, mobilisent le substrat culturel du terroir. Et, par ce que/parce que les ACA témoignent de l’« emprunte » de la cosmogonie des peuples et que ceux-ci la configurent en retour, l’étude postule que tout processus interprétatif qui, prenant pour objet les ACA, néglige et a fortiori ignore la donne culturelle, ne peut aboutir qu’à des résultats mitigés. Or, tel est le sort de l’analyse de discours (prise au sens large avec ses différentes variantes ou restreint en tant que courant autotélique) lorsqu’elle s’applique à interpréter le sens des ACA. En effet, malgré son efficacité prouvée, l’analyse de discours se montre bien souvent inopérante du fait de ses limites intrinsèques dépendantes de son contexte culturel d’émergence (l’Europe pour la présente étude). De là, vient l’exigence de la compétence culturelle endogène comme variable déterminante de la réussite de l’opération d’assignation de sens d’une part et la nécessité d’une approche inclusive d’autre part. Sous ce rapport, l’étude vise un double objectif : présenter les ACA et montrer comment la culture se fait vectrice de sens à travers eux. Pour ce faire, elle a choisi de se focaliser sur trois points clés à savoir, d’abord l’élucidation conceptuelle des ACA; ensuite la justification de la nécessité d’un « réajustement » de l’analyse de discours pour les besoins d’efficacité opératoire; enfin l’esquisse d’un protocole d’analyse de l’approche endogène en question.

Élucidation conceptuelle

Je pose que le substrat culturel et d’une façon générale, la cosmogonie exerce une pression sur la manière de dire. Si tout ne peut s’y réduire – car il existe des cas d’avertisseurs qui n’ont pas un ancrage cosmogonique déterminant, voire qui n’en ont pas du tout – elle constitue cependant un aspect crucial des ACA. C’est pourquoi, il me paraît fondamental d’insister sur cet aspect de l’étude, surtout parce que cela présente l’avantage de pouvoir aider à la bonne compréhension de la définition qui sera donnée par la suite. Pour ce faire, je propose d’abord un cas d’avertisseur communicationnel dans une interaction verbale réelle. C’est le but de la mise en contexte. J’en renforce ensuite la portée du contenu par deux éléments : d’une part une tirade de Birago Diop sur la vision unitaire que développe l’Africain·e au sujet de la nature; d’autre part un deuxième cas d’avertisseur communicationnel lié aux civilités d’hospitalité en contexte ivoirien.

Mise en contexte

Le 22 juin 2023, des collègues et moi-même, nous sommes rendus au domicile d’un des nôtres conformément à une tradition de civilités entre pairs. En effet, quelques mois plus tôt, notre hôte et sa femme avaient eu un bébé. Il s’agissait donc, pour les autres membres de la famille professionnelle, de les féliciter. Dans de telles occasions, bien souvent, un brin de solennité s’associe à la cordialité la plus engageante dans l’acquittement du rituel des civilités. Ce rituel consiste, pour les hôtes, à « demander les nouvelles » aux visiteur·euses, c’est-à-dire, connaître les raisons de leur présence, puis d’en donner des leurs. Après ce rituel suivi d’échanges conviviaux durant une demi-heure environ, le porte-parole de la délégation reprit la parole et, mi-sentencieux mi-décontracté, déclara, s’adressant au couple hôte : « Le jour est long mais en même temps il est court ». Entendant ses propos, certains membres de la délégation chahutèrent gaiement le collègue pour sa « traditionnite », néologisme créé séance tenante pour exprimer l’idée d’une forme d’addiction de la part du porte-parole à la gestion des relations sociales par la médiation des traditions. Le fait est que la visée communicative (voir infra) de l’expression du collègue porte-parole ne fut pas forcément saisie instantanément par tous. J’étais de ceux qui ne pouvaient prétendre l’avoir comprise. Je me la fis donc traduire, discrètement, par le porte-parole, qui était mon voisin immédiat : il négociait là, me confia-t-il, une voie pour permettre aux visiteurs que nous étions, de prendre congé de leurs hôtes. En effet, énoncer que le jour est aussi long qu’il est court, c’est laisser entendre, en pays Agni[1], que l’on a des contraintes et des occupations qui attendent, et qu’il est temps d’aller y vaquer. C’est donc une formule de politesse adressée à l’hôte, sous forme de demande, par son visiteur afin qu’il lui « permette » de se retirer. À ce propos, je dois faire remarquer qu’en Côte d’Ivoire, une formule s’est fixée comme un trait de culture national dans l’acquittement des usages de civilités lorsqu’il s’agit de prendre congé de quelqu’un. Cette formule, c’est « demander la route », ou « demander une partie de la route ». Le visiteur « demande la route » à son hôte pour s’en aller. Le porte-parole de la délégation aurait donc très bien pu recourir à cette formule « nationale ». Il ne l’a pas fait, lui préférant une autre, plus marquée d’un point de vue culturel. Et, bien sûr, cela fait plus sens à cause de la charge culturelle du terroir. Les faits de discours tels que Le jour est long mais en même temps il est court font partie des « avertisseurs communicationnels africains » au cœur de la présente contribution.

L’aspect parémique de Le jour est long mais en même temps il est court semble peu sujet à caution. Sous cette caractéristique d’affiliation aux expressions parémiques, ce tour de phrase rejoint l’énoncé originel à partir duquel les linéaments de la théorie des ACA ont été proposés, à savoir Si au petit matin il entend des coqs chanter, c’est moi qui le remercie (Bohui, 2002). Cette étude antérieure explique un aspect de la cosmogonie africaine à propos spécifiquement des humains et des animaux unis par une parentèle. Et c’est au nom de ce lien de famille que la règle d’assistance mutuelle et le devoir de solidarité entre ses membres peut être activée. C’est pourquoi les coqs jouent le rôle d’émissaires des hommes et femmes auprès de leurs semblables au cours d’un échange communicatif entre humains, pour transmettre à l’un·e des participant·es à travers leurs chants au lever du jour, les remerciements et la gratitude émue de l’autre. Birago Diop (1960, p. 64) magnifie ce rapport écosystémique de l’Africain·e au monde, rapport sur lequel s’est construite et fonctionne toute sa bioéthique interactionnelle :

Écoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots :
C’est le Souffle des ancêtres.
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire
Et dans l’ombre qui s’épaissit.
Les Morts ne sont pas sous la Terre :
Ils sont dans l’Arbre qui frémit,
Ils sont dans le Bois qui gémit,
Ils sont dans l’Eau qui coule,
Ils sont dans l’Eau qui dort.

Ces vers dévoilent l’aspect mystico-religieux de la cosmogonie africaine. Mais celle-ci est également laïque ou profane, ne consacrant alors, dans le cas qui nous occupe, qu’une certaine représentation gratifiante de la femme. Je prendrai un exemple chez les Bhété[2]. Le contexte est celui d’un cadre d’hospitalité où les hôtes sacrifient au rite des civilités. À ce propos, il convient d’abord de faire deux remarques.

Premièrement, il faut noter qu’au plan matrimonial, l’Afrique traditionnelle, qui a de loin la plus forte concentration démographique, est encore une société à résidence virilocale où domine la polygamie. À la première femme dans le ménage (souéhonon/souéwron)[3] chez certains peuples, l’antériorité confère des privilèges et des droits. Il s’agit, par exemple, du pouvoir consultatif et de conseillère discrétionnaire auprès du mari dont elle dispose. Celui-ci recourt souvent à ses avis, à ses choix, pour prendre certaines décisions non seulement sur le fonctionnement du ménage, mais sur la marche même de la société. À ce titre, la « souéhonnon » est une pièce maîtresse de qui tout part et à qui tout revient en matière de gouvernance familiale et de ménage. Ce rôle pivot lui vaut d’avoir son ombre qui plane sur tout, y compris sur les interactions hospitalières à travers lesquelles un hôte et son/ses visiteur·euses se retrouvent sur le marché des civilités (voir infra).

Deuxièmement, signaler que, selon les règles de l’hospitalité, la prévenance à l’égard du visiteur ou de la visiteuse est une servitude de « bonnes manières » n’est pas un détail banal. Elle consiste à s’assurer que le visiteur ou la visiteuse se porte bien et s’il ou elle  a effectué un déplacement sans heurts ni difficultés de quelque nature. Nous avons donc affaire à une manifestation culturelle de délicate prévenance altruiste et profondément humaine. Car, dit l’adage bhété, « même le moindre trajet est potentiellement dangereux, les embûches et la menace étant partout à l’affût ». Si, faisant suite à cette requête de bienveillance, le visiteur ou la visiteuse répond : « Dégassè Noua è souéhonnon yôh za… », à traduire littéralement par : « Comme (énoncer qu’il n’y a) rien de grave est la première femme… » (sous-entendu dont l’ombre plane sur tout, on va dire qu’il n’y a rien de grave). Elle a pour variante « Dégassè gayoukou », c’est-à-dire « il n’y a rien de grave » (sous-entendu, ainsi parle-t-on par convention, ou d’après l’expression consacrée).

Certes, ce fait de discours peut ne rien annoncer de grave. Sa convocation, à cette étape phatique des civilités, apparaît alors comme un hommage rendu au rôle pivot de la première femme. Mais dans ce sens, il s’agit d’un cas d’interaction fort marginal. En effet, le recours à cette expression présume généralement une annonce non positive trahissant quelque sujet susceptible de causer de la tristesse ou de blesser, etc. Sous cet angle psycho-affectif, une reformulation plus élaborée au-delà du littéral, bien que non parfaite mais acceptable, donne ceci : « tout va bien, si on veut »; ou « tout va bien, enfin, une façon de parler ». Dans le contexte de l’interaction, l’univers des savoirs et civilités partagé permet ainsi de signaler instantanément à l’attention de l’hôte recevant que tout ou partie des informations à venir risque d’avoir quelque chose de potentiellement déplaisant, causer quelque souci, ou constituer de la matière à inquiétude. Pis, la tournure peut laisser entendre une situation préoccupante, voire un malheur. En effet, l’effet pragmatique de cette annonce dès l’entame du protocole des civilités ne peut être sous-interprété, ou même ignoré que par une personne étrangère à l’univers de savoir et la culture, ou par telle autre, dont le contrôle épi-linguistique ne lui permet pas de décrypter le message. Si on néglige cette donne culturelle dans la manière de dire ce qui est dit, il ne fait aucun doute que la productivité de l’expression – le tour de phrase ou la tournure – sera au mieux sous-évaluée et le sens sacrifié au profit de la forme. Une fois précisé, ce contexte culturel et interactionnel sur lequel s’appuient les ACA, il est à présent possible de définir ceux-ci en précisant que c’est à dessein que je néglige la nuance entretenue parfois entre phrase (entendue comme possibilité de réalisation orale ou graphique de la pensée) et énoncé (au sens de produit ou réalisation concrète de la possibilité).

Définition

Au stade actuel, « tours de phrase » et « expressions » formant une suite de matériaux énoncifs significatifs réalisés sont à prendre pour des synonymes de circonstance. Par ailleurs, le concept « avertisseurs communicationnels » recouvre des catégories variées d’actes de langage véhiculant des contenus à prétention de vérité universelle, ou sous forme de conseils, de moralité, d’enseignement, etc. que sont les maximes, les adages, les dictons et surtout les proverbes. Cependant, il existe des ACA qui ne peuvent être classés dans la catégorie des proverbes et assimilés. Par exemple, dire que « Sa maladie n’est pas une maladie d’hôpital » en parlant d’un mal pernicieux dont souffre une personne, c’est subodorer, au plan étiologique, un facteur d’ordre spirituel (colère et sanction des dieux mécontents ou sort maléfique reçu). Cet énoncé n’est ni un proverbe ni une maxime, encore moins un adage ou un dicton. Pourtant, son contenu s’appuie sur la représentation sociale en circulation en Côte d’Ivoire et même en Afrique au sujet de la maladie, laquelle représentation est en prise directe sur une certaine vision des choses, un être-dans-le-monde du peuple. Par ailleurs, le contrôle épilinguistique, seul juge de la conformité de l’usage linguistique lors des multiples interactions, permet de faire un constat, à savoir qu’en termes d’importance, les mots de la langue sont différenciés sur l’axe de la réalisation de la visée communicative. En effet, certains y contribuent plus et y conduisent mieux que d’autres. Les avertisseurs communicationnels africains attestent cette catégorisation à double titre. D’abord, lorsque, par leur émergence dans la chaîne énoncive, ils s’imposent de fait, comme l’unité nodale autour de laquelle s’éveille la conscience de la hiérarchie entre l’ensemble des unités de la chaîne. En effet, c’est bien parce qu’ils créent l’effet de surgissement qu’ils se distinguent des autres unités, en faisant se focaliser l’attention et l’intérêt du co-participant à l’échange sur leur propre émergence. Pour autant, les avertisseurs communicationnels africains ne fonctionnent pas pour eux-mêmes, car pour ainsi dire, ils préparent le terrain pour un contenu qui est le cœur même du message auquel ils frayent un chemin sous forme d’annonce. Et c’est bien à cette condition-là qu’ils peuvent jouer leur rôle d’« avertisseurs », car on ne prévient qu’au sujet de ce qui est à venir. Sous ce rapport, il apparaît très clairement que par leur contenu, les avertisseurs communicationnels africains sont moins importants que ce qu’ils annoncent explicitement, ou que leur présence laisse présumer. Sur cette base, je définis les avertisseurs communicationnels (AC) comme des

tours de phrases, des expressions dont la principale fonction dans l’échange communicatif est de prévenir un des participants à l’échange, ou d’annoncer des contenus propositionnels constituant le véritable objet du message, le cœur informatif ou la visée communicative de l’échange (Bohui, 2013, p. 176)[4].

C’est le lieu d’anticiper une possible équivoque à laquelle pourrait exposer le trait identitaire « africain » dans les ACA. Les avertisseurs communicationnels se rencontrent dans toutes les expériences de l’usage linguistique au monde. Seules les cultures, les cosmogonies des peuples et les valeurs pragmatiques attachées à leur emploi opèrent une taxinomie et une différenciation de fonction à l’expérience. Une approche comparative des manières de dire chez différents peuples établirait des équivalences ou des correspondances entre les énoncés ayant le même « profil ». Le caractérisant africain ne prétend donc pas nier qu’il existe des spécificités au sein même des peuples africains. Au contraire, il vise à préciser justement le poids de l’imprégnation de la culture endogène dans la construction du sens, comme le feraient des avertisseurs communicationnels chez des peuples non africains.

Cadres théorique et méthodologique

Les avertisseurs communicationnels consacrent à la fois le rôle central des sujets sociaux engagés dans les interactions verbales et l’importance du substrat culturel dans l’encodage. Ce qui permet d’entrevoir le cadre théorique dans lequel est instruite la problématique des ACA.

Cadre théorique

Par leur vocation d’agent d’alerte ou d’annonce dans l’activité discursive, les ACA ont partie liée au phénomène global des actes de langage théorisés par J. L. Austin (1970) et dont la pragmatique, en tant qu’elle « s’intéresse aux relations des signes avec leurs utilisateurs, à leur emploi et à leurs effets » (Maingueneau, 1996, p. 65) est pour ainsi dire le manifeste. Qu’il s’agisse de Le jour est long mais en même temps il est court ou de de Si au petit matin il entend les coqs chanter, c’est moi qui le remercie, ces énoncés, en manifestant une relation intersubjective, des flux d’influence mutuelle, montrent comment « l’usage de la parole est aussi une modalité de l’agir » (Sarfati, 2002, p. 21). À ce propos, les fonctions socio-discursives des ACA manifestent le pouvoir actionnel de l’usage linguistique au double plan locutionnaire et perlocutionnaire. Ainsi, les ACA peuvent être vecteurs de construction de l’ethos, de la face ou du territoire, du pouvoir transformationnel de l’état psychologique, intellectuel, idéologique, cognitif d’une personne, c’est-à-dire de la capacité persuasive du langage, qu’il s’agisse de « la dimension argumentative » ou de « la visée argumentative » (Amossy, 2000, p. 24). À la vérité, les ACA opèrent également dans nombre de situations de gestion des relations intersubjectives à travers les amadoueurs, les désarmeurs, les adoucisseurs, etc. et leurs antonymes. Ce qui les place de fait au cœur de la problématique des « manifestations linguistiques de la politesse » (Kerbrat-Orecchioni, 1996, p. 55) sans s’y limiter évidemment. Ainsi, en ce qui concerne la fonction adoucissante par exemple, l’annonce du décès d’une autorité en pays agni est entourée de précaution verbale empruntant la voie de l’euphémisme imagé. Aux effets du choc émotionnel présumé de la verdeur de l’expression « Le chef est mort » on préfèrera l’effet quasi anesthésiant de la pudicité de « Le chef a mal au pied ». Les ACA couvrent ainsi toutes les situations de communication dans lesquelles les sujets sociaux peuvent se trouver impliqués. Et, bien que la culture jouisse d’un statut privilégié en tant qu’elle joue un rôle important dans le processus interprétatif, le « tout culturel » (Paveau et Sarfati, 2003, p. 231) de la pragmatique culturelle de l’école de Palo Alto n’est pas du tout de mon centre d’intérêt. Cela ouvre au volet méthode de l’étude.

Cadre méthodologique

En raison de leur eurocentrisme, les méthodes et leurs instruments d’analyse convoqués au sujet des ACA montrent leurs limites opérationnelles. Ils sont bien souvent inaptes à mettre au jour leur expressivité profonde dans la mesure où ils tiennent pour négligeables voire excluent les représentations sociales en circulation et qui informent les manières de dire à l’africaine. Mon expérience personnelle d’analyste de discours frustré face à l’insatisfaction due à une sorte de déperdition du sens est assez édifiante à ce propos. Cette frustration est d’ailleurs partagée par des pionniers africains. Ainsi, Zadi Zaourou (1978) formule une critique contre le schéma que dresse Roman Jakobson à la suite des fonctions de la communication qu’il a théorisées. Cette critique porte sur le fait que la modélisation de la circulation de la parole, à travers le schéma de la communication, en se focalisant sur la linéarité suivant le modèle européen, ignore d’autres modes de circulation de la parole, notamment celui de l’Afrique. Zadi met ainsi en relief l’expérience africaine de la parole selon laquelle l’échange communicatif n’a pas toujours une trajectoire linéaire figée, car en fonction des circonstances et des objets, l’alternance de la parole peut s’inscrire dans une dynamique triadique, avec l’entrée en scène d’un tiers jouant le rôle d’un agent rythmique ou modulateur. Au fond, l’objet véritable de Zadi, au-delà, et à cause des limites des outils d’analyse euro-centrés appliqués au mode du dire africain, c’est précisément la spécificité dudit mode. Par la suite, Zadi appelle à la construction d’une poétique spécifiquement africaine, par les Africain·es eux·elles-mêmes, et, dans cette posture, dépasse les fonctions jakobsoniennes en proposant d’abord la fonction symbolique, puis la fonction initiatique. Il sera suivi plus tard par d’autres théoricien·nes africain·es. Parmi eux, Atsain N’cho François. Faisant le constat de l’échec, selon lui, du traitement du sens par une herméneutique « exogène et extravertie », Atsain (2011) prend résolument parti pour « l’édification d’une poétique africaine qui ne soit du mimétisme calqué sur des modèles étrangers » (p. 8).

Excepté le caractère idéologique de la « revendication », l’aspiration à une méthode garantissant une plus grande efficacité des outils d’analyse rencontre l’option d’une approche inclusive que je défends comme condition de l’efficacité recherchée. Il ne s’agit donc pas de créer une méthode africaine d’analyse de discours, mais d’adapter celle-ci à travers la prise en compte de l’exigence d’une compétence culturelle. Car un processus de traitement du sens décontextualisé ne peut rendre raison du potentiel de productivité sémantique et pragmatique des actes de langage tels que les ACA. C’est dans cette perspective que se légitiment les étapes d’un protocole interprétatif esquissant ce qui pourrait déboucher à terme sur une véritable méthode avec des règles et principes clairs et structurés; un champ lexical approprié et pertinent; un objet/des objets, etc.

Vers une approche endogène 

Les avertisseurs communicationnels africains forment la matière, l’objet d’étude à partir duquel s’opérationnalise l’approche endogène dont l’efficacité présumée doit apporter une plus-value de rendement sur l’expressivité sous-exploitée de ces faits de discours. J’ai déjà souligné à ce propos, et à plusieurs reprises le rôle du substrat culturel et la charge cosmogonique. Je me limiterai à présenter l’esquisse de l’approche endogène. Pour la présente contribution, elle se décline en quatre (4) notions-étapes :

  • la visée communicative (ViCom) : c’est le cœur informatif, l’objet même du message de l’avertisseur communicationnel sous sa double caractéristique illocutionnaire et perlocutionnaire. Ainsi, lorsque dans Les Soleils des indépendances (1970), le narrateur évoque subrepticement l’état psychologique de Fama, victime de railleries dégradantes et humiliantes, c’est pour annoncer, de sa part, une réaction vigoureuse pour la défense de son honneur et sa dignité bafouée. Seule cette réaction pour l’honneur et la dignité apportera la preuve de ce que Fama n’est pas un déficient olfactif, car elle témoignera de ce qu’il a bien senti la pestilence du pet de l’effronté : « À renifler avec discrétion le pet de l’effronté, il vous juge sans nez. Fama se leva et tonna à faire vibrer l’immeuble […] » (Kourouma, 1970, p. 14).
  • La chaîne énoncive (CE) : elle renvoie à une suite d’unités linguistiques de volume variable pouvant aller d’une seule phrase à plusieurs, et qui constitue une entité sémantique autonome soit matériellement formée, soit présumée ou virtuelle. La chaîne énoncive correspondrait au niveau locutionnaire des actes de langage dans la distinction établie par Austin (1970).
  • Le point d’ancrage (PAge) : il désigne le lieu d’où surgit, dans la chaîne énoncive, une unité ou suite d’unités linguistique(s) jugée(s) inattendue(s) ou anomale(s) et qui enclenche(nt) le processus cognitif sur son/leur mode de signifiance.
  • La compétence culturelle (CC) : notion centrale, la compétence culturelle désigne tout à la fois l’univers de croyances, le système de valeurs, le rapport cosmogonique au monde de l’Africain·e tels qu’ils innervent l’activité discursive et s’invitent dans les ACA et le dire. La connaissance, par l’analyste, de ce capital culturel est le réquisit fondamental pour l’analyse efficace de l’avertisseur communicationnel. C’est grâce à la compétence culturelle que l’analyste pourra établir une taxinomie des avertisseurs communicationnels. Ainsi, par exemple, « Si au petit matin il entend des coqs chanter, c’est moi qui le remercie », préfigure toujours l’expression d’une profonde gratitude et des remerciements émus. Cet avertisseur ne peut être convoqué dans aucune autre situation d’interaction. Il en va de même pour ceux par lesquels on « demande la route » : ils ne sont dédiés qu’à cet usage, ou d’autres encore voués à l’annonce d’une nouvelle triste, un malheur, un aveu d’impuissance face à une situation, une heureuse surprise, etc.

Conclusion

La contribution s’est attelée à présenter à grands traits les avertisseurs communicationnels africains. L’exercice s’est appuyé sur une démarche qui, elle-même, part du constat selon lequel chaque corps sociologique constitue une entité intrinsèque au plan culturel, de l’univers de croyances, du mode de pensée, etc. Sur la base de ce constat, et vu qu’il existe une interaction fusionnelle entre ces données et la façon qu’a chaque corps sociologique d’habiter et dire le monde, tout processus d’assignation de sens pensé ailleurs se trouve consubstantiellement limité lorsqu’il s’applique à des faits de langage relevant d’une autre expérience du dire. Autrement dit, malgré l’opérativité établie des méthodes d’analyse euro-centrées, elles sont condamnées à une sous-interprétation des avertisseurs communicationnels africains. En cause le fait qu’elles relèguent à la périphérie la charge cosmogonique qu’elles sont intrinsèquement inaptes à prendre en charge alors même que la cosmogonie innerve les ACA qui les reconfigurent rétrospectivement. Pour remédier à cette situation d’insatisfaction sur le traitement du sens à partir de ces actes de langage, la contribution propose une approche endogène au cœur de laquelle se trouve la compétence culturelle comme exigence d’efficacité.

Références bibliographiques

Amossy, Ruth. 2000. L’argumentation dans le discours. Paris : Nathan.

Atsain, N’cho François. 2011. Echec du sens : prolégomènes à une réévaluation des poétiques africaines. Thèse de doctorat d’Etat soutenue à l’Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire.

Austin, Langshaw John. 1970. Quand dire, c’est faire (traduit de l’anglais par Gilles Lane). Paris : Éditions du Seuil.

Bohui, Djédjé Hilaire. 2002. Si au petit matin… Dans En-quête, Revue scientifique des Lettres, Arts et Sciences humaines. N°9. Abidjan : EDUCI, p. 7-27.

Bohui, Djédjé Hilaire. 2013. Les avertisseurs communicationnels africains : essai d’étude pragmatique chez Kourouma. Dans Bohui Djédjé Hilaire (Dir.), Création, Langue et Discours dans l’écriture d’Ahmadou Kourouma. Actes du Colloque Ahmadou Kourouma, un écrivain total. Volume 1. URL : http://nodusciendi.net/articles.php

Diop, Birago. 1960. Leurres et lueurs (3e édition). Paris : Présence africaine.

Kerbrat-Orecchioni, Catherine. 1996. La conversation. Paris : Seuil.

Kourouma, Ahmadou. 1970. Les Soleils des Indépendances. Paris : Seuil

Maingueneau, Dominique. 1996. Les termes clés de l’analyse du discours. Paris : Seuil.

Mémel-Fotê, Harris. 1998. Les représentations de la santé et de la maladie chez les Ivoiriens. Paris : L’Harmattan.

Paveau, Marie-Anne & Sarfati, Georges-Elia. 2003. Les grandes théories de la linguistique. Paris : Armand Colin.

Sarfati, Georges-Elia. 2002. Précis de pragmatique. Paris : Nathan

Zadi, Zaourou Bernard. 1978. Césaire entre deux cultures. Abidjan : Nouvelles Éditions Abidjanaises.



  1. Peuple de l’Est de la Côte d’Ivoire.
  2. Peuple de l’ouest de la Côte d’Ivoire
  3. Le terme « souéhonnon », ou « souéwron » de la langue bhété de Gagnoa, est composé de soué qui veut dire domicile, maison ou chez soi, et honon/wron qui signifie femme. Souéhonon/souéwron, c’est donc, au sens littéral, la femme de la maison, avec l’idée de première femme et, à ce titre, quasiment la propriétaire du domicile.
  4. Cette définition est la version revue de la première telle que proposée dans l’article intitulé « Les avertisseurs communicationnels africains : essai d’étude pragmatique chez Kourouma » paru en 2013 (voir éléments de bibliographie)

Pour citer cet article

BOHUI, Hilaire Djédjé. 2024. Notes sur les avertisseurs communicationnels africains. Magana. L’analyse du discours dans tous ses sens, 1(2), en ligne. DOI : 10.46711/magana.2024.1.2.2

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