Analyse stylistico-rhétorique de l’ethos discursif dans L’Oseille/Les Citrons de Maxime N’Debeka
Daouda COULIBALY
Introduction
En tant que science du bien dire (bene discendi scientia, voir Quintilien, 2003, p. 45), la rhétorique s’est progressivement intéressée à tous les genres de discours et s’est imposée comme « une véritable théorie littéraire » (Jarrety, 2003, p. 28). Comme art de bien dire, elle a proposé une technique qui s’apparente à un protocole de composition des œuvres et de rédaction des discours : l’inventio, qui concerne la recherche des idées, est l’étape initiale (Jarrety, 2003, p. 28). Elle s’appuie sur les lieux communs (topoï) lesquels constituent le schéma argumentatif de divers raisonnements. À cette phase succède la hiérarchisation des idées, dispositio, qui va de l’exorde à la péroraison en passant par la narration, la confrontation et la réfutation. La troisième étape, elocutio, englobe à la fois l’écriture et le style. Ses marqueurs sont la correction, la clarté, la convenance et l’ornementation dont les leviers de commande sont les figures de style. Après les trois étapes qui relèvent du style et de la littérarisation interviennent les deux étapes consacrées à l’éloquence. Elle concerne la déclamation, actio, et l’effort d’apprentissage, memoria. Ce bréviaire qui a pendant longtemps servi de patron à la création littéraire française fut contesté et exclu de l’enseignement au XIXe siècle (Compagnon, 1998, p. 201). De nos jours, la rhétorique a pour quête principale l’esthétique et l’éloquence à travers la triade logos, ethos et pathos. Ici, l’éloquence est indissociable des finalités de la rhétorique (instruire, plaire et émouvoir). E. Bury est plus précis lorsqu’il écrit : « le terme désigne à la fois l’art rhétorique lui-même, et surtout son efficacité » (2001, p. 154). Convaincre l’auditoire nécessite l’arrangement des arguments valides pour mener à bien une démonstration (logos) et pour qu’elle plaise, cette démonstration doit intégrer le caractère du sujet parlant (ethos) (Jarrety, 2003, p. 29). Enfin, pour émouvoir l’auditoire, le pathos renvoie aux émotions que l’orateur·trice s’efforce de susciter chez certains interlocuteurs à travers ces mouvements corporels. En interaction avec le logos et le pathos, l’ethos valorise des manières de faire et d’être susceptibles de servir de modèle. Il accorde le primat à l’exemplarité et à l’éthique dans le comportement. R. Amossy propose, de façon chronologique, une définition de l’ethos qui met en évidence le caractère du locuteur sur l’image qu’il projette dans son discours :
L’orateur doit trouver des arguments raisonnables et les avancer honnêtement, tout en se montrant disposé à agir pour le bien de ses auditeurs. L’ethos est donc l’image que le locuteur construit de lui-même dans son discours, et non la représentation préalable que le public se fait de sa personne. Dans la rhétorique romaine, l’accent est mis davantage sur le statut social de l’orateur, si bien que son autorité dépend en grande partie de données extérieures à sa parole, comme son appartenance familiale, ses fonctions, sa réputation… À l’âge classique, l’ethos reste une partie intégrante de la rhétorique, qui accorde une grande importance aussi bien à l’image produite dans le discours qu’a la conduite de l’orateur, l’une devant refléter l’autre (Amossy, 2002, p. 258-259).
Ces valeurs et principes qui confèrent à l’orateur·trice des arguments d’autorité lui permettant de persuader son auditoire intéressent la stylistique.
Cette science a été la courroie de transmission entre la rhétorique en déclin et la linguistique (Compagnon, 1998). Elle a évolué avec l’héritage de la première en se positionnant comme une critique des procédés langagiers et esthétiques mobilisés par l’auteur·trice pour agir sur le lecteur ou la lectrice en termes d’adhésion ou de satisfaction. De ce fait, la stylistique explore la valeur illocutoire du discours littéraire. Elle est compétente, en conséquence, pour décrypter l’ethos dans L’Oseille/Les Citrons de Maxime N’Debeka. C’est pourquoi la présente recherche tente de répondre aux questions suivantes : en quoi la stylistique est-elle compétente pour décrypter l’ethos dans L’Oseille/Les Citrons de Maxime N’Debeka? Comment, dans une perspective interactionnelle, les représentations du moi ou les différents ethos s’articulent-ils et se clivent-ils tout en exerçant des influences mutuelles l’un sur l’autre? Enfin, par quels procédés théorico-méthodologiques la stylistique de l’ethos s’appuie-t-elle sur les théories de l’énonciation, de la pragmatique et la rhétorique traditionnelle? L’option méthodologique se justifie par le fait que cette œuvre qui a éclos de l’univers carcéral et des ruines de la révolution congolaise de 1969 incarne de toute force le caractère et l’idéologie de l’auteur. La réflexion compte trois parties principales. La première balise le champ de l’ethos dans les sciences du langage. La deuxième partie est, quant à elle, dévolue au traitement stylistique et rhétorique de l’ethos. La dernière aborde l’ethos de l’amoureux et le pathétique de l’œuvre.
L’Ethos discursif : de la rhétorique aristotélicienne aux théories discursives et stylistique
Si la rhétorique a été conçue par les Grecs anciens pour instruire (docere), plaire (placere) et émouvoir (movere), le constat est que sa mise en pratique langagière dans l’analyse stylistique du littéraire réside dans la triade logos, ethos et pathos. Dans ce triptyque, le logos désigne le pôle du discours, le pathos celui de l’auditoire et l’ethos celui de l’orateur·trice. Ce dernier correspond à l’image de soi que doit construire le locuteur qui veut agir sur son auditoire par la force de sa parole :
On persuade par le caractère, quand le discours est de nature à rendre l’orateur digne de foi, car les honnêtes gens nous inspirent confiance la plus grande et plus prompte sur toutes les questions en général, et confiance entière sur celles qui ne comportent point de certitude, et laissent une place au doute (Aristote, 1991, p. 22-23, I, 1356 a).
Le caractère construit et projeté confère au locuteur une crédibilité qui lui permet d’agir sur son auditoire par la sincérité qu’il inspire à son auditoire. Sous cet angle, l’ethos apparaît comme le cadre de déploiement de la scène énonciative. Il peut se définir comme la mise en scène de la parole. Le texte littéraire n’est pas qu’un amas de signes graphiques. Il commande les stratégies énonciatives déployées par l’orateur·trice pour gagner l’adhésion complète de l’auditoire, à travers l’ethos. L’intérêt de l’ethos, dans les sciences du langage, relève, aujourd’hui, de sa dimension énonciative. Ce regain d’intérêt consacre la renaissance de la rhétorique tombée en désuétude au cours des siècles précédents (Bury, 2001, p. 360-361). De la rhétorique aristotélicienne, les travaux sur l’ethos ont migré vers la linguistique discursive. Ils sont enrôlés par la pragmatique, l’énonciation, les théories conversationnelles et l’argumentation. L’attention que la stylistique lui accorde est liée à sa filiation avec la rhétorique et les théories postructuralistes. G. Molinié résume ainsi la filiation entre stylistique, rhétorique et linguistique :
La stylistique a été un temps occultée par le succès de la linguistique structurale; puis, à la fin du siècle, elle a fait un retour au premier plan mais en modifiant ses protocoles pour revenir à ce que les propositions initiales de Bally pouvaient offrir d’ouverture les plus larges. Logique, car Bally, élève de Saussure – il fut l’un des éditeurs du Cours de linguistique générale – était plutôt parti d’une réflexion sur le langage en général. Dans cette perspective, la stylistique a repris en charge le vaste domaine que considérait traditionnellement la rhétorique. De la sorte, elle envisage, bien au-delà des figures […] la topique, les schémas d’argumentation et l’action par la parole (orale ou écrite), donc la pragmatique. Celle-ci offre une connexion avec les sciences du langage, notamment avec la linguistique de l’énonciation, dans le sillage des travaux d’É. Benveniste (Molinié, 2002, p. 740).
À la fin du XXe siècle, la stylistique a modifié sa feuille de route en reprenant à son compte la rhétorique des anciens. En plus de l’inventio, de la dispositio et de l’elocutio, la stylistique embrasse l’éloquence (l’exécution du discours) via la memoria et l’actio (Molinié, 2002). Or, on ne peut considérer la rhétorique comme art de bien parler sans tenir compte de ce quintette solidaire de la triade logos, ethos et pathos. Par conséquent, la stylistique fait de la topique, des schémas argumentatifs et de l’action de la parole sur l’auditoire l’un de ses objets privilégiés. Dans cette perspective, elle rencontre la pragmatique et les théories de l’énonciation dont les protocoles intègrent l’ethos comme catalyseur de l’argument rhétorique (Amossy, 2002, p. 259). Cette opération émane de la stylistique ballyenne ainsi résumée : « La stylistique étudie donc les faits d’expression du langage organisés du point de vue de leur contenu affectif c’est-à-dire l’expression des faits de la sensibilité par le langage et l’action des faits de langage sur la sensibilité » (Bally, 1952, p. 221). Cette citation qui fonde la stylistique de C. Bally repose sur le pathos, l’ethos et le logos en ce qu’elle accorde une place importante au sujet parlant et à l’action des faits de langage sur la sensibilité du couple émetteur-récepteur :
Depuis quelques années, la relecture de Bally a permis de rendre justice à cet autre versant de la stylistique, en faisant apparaître Bally comme un précurseur de la linguistique de l’énonciation et de la pragmatique, par le rôle central qu’il accorde au sujet dans la langue et à l’action du langage. Bally serait en cela le continuateur de cette linguistique de la parole à laquelle Saussure appelait de tous ses vœux, avant les travaux de Benveniste sur la subjectivité dans le langage. L’idée d’un langage subjectif devrait également être mise en relation avec les thèmes de Karl Bühler et, surtout, de Jakobson sur la fonction émotive, qui s’inscrivent dans le même contexte scientifique et philosophique (Combe, 2006, p. 62).
La stylistique de Bally qui est une réflexion sur le langage n’avait pas retenu l’attention de la critique, alors qu’elle offrait de larges perspectives à la stylistique et à son épistémologie. À cette époque, la critique était plutôt intéressée par la notion d’écart, gage de la littérarité, donc d’originalité littéraire et les traits discursifs de grand·es écrivain·es. Cette restriction aux œuvres et aux figures de style l’a éclipsée derrière la philologie et le structuralisme pendant une longue période. En effet, lorsqu’elle succède à la rhétorique, dans l’étude du style, la stylistique connaît diverses fortunes qui l’ont doublement restreinte à une discipline ancillaire. Son retour s’est effectué avec la thèse défendue par Bally. Si l’on part du principe que la stylistique dans son évolution a pris en charge le domaine de la rhétorique (Molinié, 2002, p. 740) et que Bally est l’un des précurseurs de la linguistique de l’énonciation et de la pragmatique (Combe, 2006, p. 62), il ne peut qu’y avoir une collusion entre les thèses de C. Bally et l’ethos. Le concept est avant tout l’un des moteurs de la rhétorique. En tant que discipline, la stylistique a plus évolué par strate additive que par des ruptures, « du moins, quand ruptures il y a eu, étaient-elles progression dans un sens cohérent » (Stolz, 2006, p. 17-18). L’analyse stylistique de l’ethos s’inscrit dans une perspective pragmatique. Elle vise l’esthétique à travers laquelle l’énonciateur projette dans son discours l’image de soi afin d’influer sur l’opinion du lecteur ou de la lectrice. Cette « stylistique pragmatique […] envisage les stratégies mises en œuvres dans les énoncés et les effets escomptés sur les destinataires (en matière de registres esthétiques notamment) » (Molinié, 2002, p. 741). Elle s’appuie sur l’énonciation et la pragmatique pour décrire l’éloquence qui donne à la parole de l’énonciateur la force d’exercer son action sur le destinataire. Dans les études linguistiques et pragmatiques qui s’intéressent à la problématique de l’énonciation, l’éloquence se traduit par la manière dont le sujet parlant s’implante par les modalités de sa parole, du statut de son énoncé, c’est-à-dire ce qui donne au dire sa force illocutoire (son efficacité), de l’influence que les interactants exercent les uns sur les autres. Citons quelques lignes de R. Amossy :
Les études linguistiques qui s’attachent à la question de l’énonciation (la façon dont le locuteur se manifeste par les modalités de son dire), de la force illocutoire (qui donne à la parole sa capacité d’agir) et de l’interaction, ont remis en honneur la question de la présentation de soi dans le discours. L’expansion, dans les sciences du langage, de l’analyse de la conversation et en particulier des phénomènes de politesse a également amené la prise en compte de l’ethos dans un autre sens : il y désigne l’ensemble des normes implicites qui, en modelant des manières d’êtres, manifestent le système de valeurs en vigueur dans une communauté (Amossy, 2002, p. 259).
Étant donné que la stylistique est une discipline qui appréhende le texte littéraire comme une forme-sens et qu’elle vise une analyse linguistique de l’esthétique verbale, il est normal qu’elle emprunte ses outils de scrutation du texte à la linguistique et à divers domaines du champ littéraire.
Exploration stylistique de l’ethos révolutionnaire dans L’Oseille/Les Citrons de Maxime N’Debeka
L’exploration stylistique de l’ethos discursif dans la création textuelle de Maxime N’Debeka implique que le décryptage immanent de la structure des énoncés soit corrélé avec le contexte sociohistorique congolais de 1969. Ainsi, la scène d’énonciation (Maingueneau, 2013) est liée aux événements politiques qui ont bouleversé la République du Congo entre 1963 et 1969. Trois années après l’indépendance, le Congo-Brazzaville connaît une insurrection populaire qui effondre le régime en place. La société civile définira l’orientation de la transition, la mise en place du parti unique et l’adoption du socialisme comme doctrine officielle. L’affirmation de la société civile sur l’échiquier politique a ébranlé les équilibres qui existaient depuis la colonisation. La constitution de 1969 qui laissait poindre à l’horizon une lueur d’espoir a laissé la place au désenchantement :
Qu’est-il resté des caillots de mots de l’année 69
Bondissant sur la rage de l’océan
Tels des marchandes de cacahuètes
Le poète a fabriqué des cornets
Pour recueillir le silence de la rue
L’homme s’en est servi
Pour vendre des graines de rien
Malgré 1969 et l’hymne à la terre
Malgré 1969 et 980 000 Hymne à la terre
Camarades
Vous demandez-vous peut-être
Pourquoi à nouveau se tendent les muscles de ma voix
Pourquoi à nouveau s’ouvrent les robinets de mes doigts
Pourquoi à nouveau surgissent de mes déserts quelques oasis
Alors que des grillons se frisent
Au long des soirs leurs moustaches
Alors que les rues des villes ne sont
plus que des salons de thé
Alors que dans les villes le peuple mort
se dessèche sous le feu de nos dièses délacérés
Alors que les enfants se décapent
Sous les rasoirs de nos manteaux
De « révolutionnaire » vieillis amochés amputés (N’Debaka, 1975, p. 21-22).
Depuis É. Benveniste, l’on sait que toute parole écrite émane d’un énonciateur incarné (Maingueneau, 2012, p. 86). Ce faisant, l’analyse stylistique de l’ethos nécessite un examen de la scène de parole et de la voix de l’énonciateur qui anime le texte. Celle-ci émane d’un sujet au-delà du texte. À travers l’appellatif Camarade, cet extrait poétique incarne les propriétés spécifiques à l’attitude des militant·es de gauche. Le ton sur lequel le locuteur évoque les promesses non tenues qui suscitent l’adhésion des oublié·es de la révolution. En énonçant sa désillusion par la proposition interrogatoire : « Qu’est-il resté des callots de mots de 69 », le poète se positionne comme un militant engagé. Les vers : « Le poète a fabriqué des cornets », « Pour recueillir le silence de la rue » sont illustratifs. Ces phrases au passé composé et à l’infinitif l’élèvent au rang de porte-voix du peuple, parce qu’elles fixent dans l’énonciation l’ethos dit. Son désappointement est référencé anaphoriquement par les syntagmes prépositionnels : « Malgré 1969 et l’hymne à la terre », « Malgré 1969 et 980 000 ». Le recours à l’adjectif numéral cardinal 1969 pour référencer la révolution confirme son affectivité, de même que l’adjectif numéral cardinal 980 000 qui désigne métonymiquement le peuple. Cette date historique traduit l’espoir que le poète avait placé dans la révolution. De toute évidence, les indices stylistico-linguistiques révèlent chez l’énonciateur une compétence oratoire à partir de laquelle se déploie l’ethos d’un progressiste. Le poète prône un changement par rapport aux résolutions de l’année 1969. Maingueneau évoque les stratégies du locuteur pour projeter son image dans sa discursivité :
Ce que l’orateur prétend être, il le donne à entendre et à voir : il ne dit pas qu’il est simple et honnête, il le montre à travers sa manière de s’exprimer. L’ethos est ainsi attaché à l’exercice de la parole, au rôle qui correspond à son discours, et non à l’individu « réel », appréhendé indépendamment de sa prestation oratoire (Maingueneau, 1993, p. 138).
L’ethos du poète est attaché à la scène énonciative d’un patriote qui fait admettre ses idées progressistes. Il explique son engagement via l’épanaphore. En rhétorique, elle se traduit par la répétition d’un mot ou d’un groupe de mots au commencement des phrases ou de membres de phrase se suivant : « Pourquoi à nouveau se tendent les muscles de ma voix », « Pourquoi à nouveau s’ouvrent les robinets de mes doigts », « Pourquoi à nouveau surgissent de mes déserts quelques oasis ». Cette figure manifeste doublement l’ethos montré et l’ethos dit du locuteur. Le « peuple mort » et le décapage des « enfants », « Sous les rasoirs de nos mentaux », « De révolutionnaire vieillis », « amochés », « amputés » sont les raisons justifiant la lutte du sujet énonçant. Les adjectifs qualificatifs épithètes postposés, vieillis, amochés, amputés que renferme la clausule soulignent la surannation de la révolution de 1969. L’ethos dit transparaît dans les possessifs ma, nos, mes. Ils marquent le degré d’implication du locuteur dans son énoncé. L’auteur appelle à une nouvelle révolution dans le poème intitulé « 980 000 ». L’étude s’intéresse, par ailleurs, au procédé par lequel l’énonciation déploie une instance subjective dont le caractère et le corps convainc le destinataire à une adhésion au projet de l’auteur.
Caractère et corporalité du garant dans l’ethos discursif
Les notions de caractère et de corporalité ont été introduites par D. Maingueneau dans l’étude de l’ethos. La première porte sur les traits psychologiques qui déterminent le garant. Quant à la seconde, elle correspond à la discipline du corps à travers laquelle s’appréhende le comportement global que valorise la représentation sociale sur laquelle se fonde l’énonciation. Au-delà de la rhétorique traditionnelle, l’ethos tel qu’appréhendé par Maingueneau est centré sur le processus à travers lequel le locuteur déclenche chez l’auditoire son adhésion à l’opinion défendue. Ce passage de son essai étaie cette assertion : « La notion d’ethos permet aussi de réfléchir sur le processus plus général de l’adhésion des sujets au point de vue défendu par un discours » (Maingueneau, 2013, p. 207). Sur le plan discursif, les concepts de vocalité, de garant, de ton et d’incorporation facilitent la saisie des stéréotypes des mondes éthiques (Maingueneau, 2013, p. 208) que l’énonciation valorise ou transforme. L’analyse du poème VII, intitulé « 980 000 », met au jour l’échec de 1969. Le poète appelle à une nouvelle révolution :
Osera-t-on demander au soleil
Pourquoi sa route est moins longue
Osera-t-on demander à la lune
Si les couloirs de la nuit sont déserts
Osera-t-on se demander
Pourquoi les seins des femmes sont secs
Pourquoi les fleuves ont tari
Pourquoi les greniers de la terre suintent
Pourquoi les réservoirs du ciel sont vides
Pourquoi la vie diminue
Pourquoi la vie diminue ici et
Pourquoi elle s’allonge làUn côté ne nourrit-il pas un autre
Qui osera – Qui osera – Qui oseraNous oserons
980 000 nous sommes
980 000 affamés brisés abrutis(N’Debeka, 1975, p. 25-26).
Le texte est un hymne à la révolution qui s’ouvre avec une série d’interrogations oratoires antépiphoriques : « Osera-t-on demander au soleil », « Osera-t-on demander à la lune », « Osera-t-on demander ». La figure consiste à répéter la même formule au début et à la fin d’un ensemble syntaxique ou d’une strophe en l’occurrence les vers (1), (3) et (4). Elle encadre certains vers à travers une rythmique identique au refrain. L’antépiphore est relayée par l’épanaphore. Il s’agit d’une forme de répétition. Selon G. Molinié, « elle consiste en la reprise exacte, en la même place syntagmatique absolument initiale, des mêmes éléments » (1992, p. 136). L’adverbe interrogatif Pourquoi est repris verticalement de manière initiale. Ces procédés justifient les prises de position et l’indignation du poète. Au niveau de l’expressivité, elle se consolide par l’itération du verbe oser conjugué à la 3e personne du singulier avec la modalité verbale du futur simple sous la forme d’un questionnement oratoire : « Qui osera – Qui osera – Qui osera ». Sémantiquement, cet usage illumine la témérité du scripteur à dénoncer sans langue de bois la mauvaise gouvernance. L’ethos discursif est donc indissociable des embrayeurs de personne et de la scénographie qui donnent à voir le monde évoqué dans l’énonciation. Dans la phrase « Nous oserons », le mouvement énonciatif souligne que le pronom personnel Nous s’offre comme un sujet collectif avec une prédominance du Je énonçant. Dans une étude consacrée aux embrayeurs nous et vous, D. Maingueneau (1994, p. 20) a montré que je et tu transcendent la collectivité. En poésie lyrique, le locuteur (je) peut s’associer à plusieurs personnes de manière extensive. Il se matérialise par les énoncés : « 980 000 nous sommes », « 980 000 affamés », « brisés », « abrutis ». Au cœur de ces propositions embrayées, l’antéposition de l’adjectif numéral cardinal est un marquage stylistique qui connote densément la discursivité. Cette affirmation procède de l’analyse stylistique de l’organisation phrastique. En effet, l’analyse stylistique de la phrase s’intéresse à l’ordre des mots selon deux principes : l’ordre intrasyntagmatique et l’ordre suprasyntagmatique. Le premier ordre (intrasyntagmatique) scrute la place des mots dans le groupe adjectif-nom et dans le groupe verbal. Le second porte sur les formes et les types de phrase. L’étude est restreinte à l’ordre des mots dans le syntagme nominal. En français, l’ordre stylistique non marqué de ce type de syntagme nominal se caractérise par la postposition de l’adjectif en fonction de la règle de la séquence progressive (ordre complété-complément). Cependant, la loi de la séquence progressive est souvent entravée par la règle de la cadence majeure parce que « le français préfère disposer les mots par ordre de masse croissante » (Stolz, 2006, p. 168-169). Suivant cette perspective, un adjectif bref sera antéposé au substantif dont il est rattaché comme épithète sans que l’ordre des mots ne soit marqué stylistiquement. Le poète devait dire : « nous sommes 980 000 / affamés / brisés / abrutis. » Ces adjectifs désignent les marginaux et les marginales de la révolution. Au niveau thymique, les adjectifs qualificatifs affamés, brisés, abrutis sont supportés par une thymie dysphorique. Le ton de l’énonciateur exalte ses traits de caractère et confère une autorité à ce qu’il dit. La visée illocutoire en poésie lyrique implique que l’émetteur soit à la fois le récepteur et l’objet de son message. Le co-énonciateur qui n’est rien d’autre que le lecteur ou la lectrice obvie l’incorpore à travers une représentation subjective qui lui donne un corps différent de celui de l’auteur effectif. Maingueneau déclare :
Le garant, dont le lecteur doit construire la figure à partir d’indices textuels de divers ordres, se voit ainsi affecter un caractère et une corporalité, dont le degré de précision varie selon les textes. Le « caractère » correspond à un faisceau de traits psychologiques. Quant à la « corporalité », elle est associée à une complexion corporelle mais aussi à une manière de s’habiller et de se mouvoir dans l’espace social. […] Caractère et corporalité du garant proviennent donc d’un ensemble diffus de représentations sociales valorisées ou dévalorisées, sur lesquelles l’énonciation s’appuie et qu’elle contribue en retour à conforter ou à transformer (Maingueneau, 2012, p. 90).
Dans L’Oseille/Les Citrons, le garant auquel le lecteur affecte un caractère et une corporalité est inhérent à la figure du poète. Durant la co-énonciation, la lecture fait ainsi paraître une instance subjective qui assume ce qui est énoncé. L’efficacité de l’ethos du locuteur tient au fait qu’il enveloppe tacitement sa production verbale :
Nous venons des usines
Nous venons des forêts des campagnes des rues
Avec des feux dans la gorge des crampes dans l’estomac des trous béants dans les yeux des varices le long du corps
Et des bras durs
Et des mains calleuses
Et des pieds comme du roc
980 000 Nous sommes
980 000 Ouvriers chômeurs et quelques étudiants
Qui n’ont plus droit qu’à une fraction de vie
L’usine produit
La terre est fertile
Deux plus deux, c’est bien quatre pourtant (N’Debeka, 1975, p. 26).
L’énumération de la frange active de la population (Ouvriers) et du potentiel de développement que constitue les « chômeurs » et les « étudiants » atteste que le poète a connaissance des problèmes sociaux. L’incrimination s’opère dans les constructions embrayées : « Nous venons des usines », « Nous venons des forêts », « des campagnes », « des rues », « Avec des feux dans la gorge », « des crampes dans l’estomac ». Elles sont renforcées par les vers épanaphoriques : « Et des bras durs », « Et des mains calleuses », « Et des pieds comme du roc ». D’autres indices textuels révèlent assurément que leur labeur accroît le PIB. Ils sont perceptibles dans les énoncés : « l’usine produit », « la terre est fertile », « Deux plus deux, c’est bien quatre pourtant », « Année après année », (N’Debeka, 1975, p. 26), « Un milliard de plus » (N’Debeka, 1975, p. 26). Ces occurrences lexicales traduisent par leur contenu sémantique l’idée de progrès. Elles indiquent un taux de croissance économique en constante évolution. La suite de l’étude s’intéresse à l’adhésion du co-énonciateur au point de vue défendu par le poète. Dans la co-énonciation, la vision que le locuteur a du monde ne se réalise qu’à travers son décodage par le lecteur ou la lectrice. Maingueneau explique le processus en ces termes : « Le narrateur d’un texte écrit n’est pas le substitut d’un locuteur en chair en os, mais une instance qui ne soutient l’acte de narrer que si un lecteur le met en mouvement. En un sens, c’est le lecteur qui énonce, à partir des indications dont le réseau total constitue le texte de l’œuvre » (2015, p. 44). L’acte de lecture comme énonciation vise le processus d’interaction et l’activité de construction du sens du texte.
L’ethos dans la co-énonciation : l’incorporation
L’incorporation est l’action de l’ethos sur le co-énonciateur (Maingueneau, 2012, p. 90). Elle s’effectue à travers un garant suscité par l’ethos auquel le co-énonciateur donne corps par le biais de l’énonciation. Ensuite, le co-énonciateur intègre ses schèmes qui se rapportent à la manière particulière dont le poète se positionne dans le monde. La somme de ces différentes incorporations constitue un corps de communauté qui communient à l’adhésion du discours poétique. L’incorporation rattache l’énonciation à la vocalité et éclaire la personnalité (physique et psychologique) de l’énonciateur par une représentation collective qui se rapporte à la figure de l’auteur.
Maxime N’Debeka a pendant longtemps milité dans la J. M. N. R. (Jeunesse du Mouvement National de la Révolution), avant d’être emprisonné. Ce capital qui fait office de garant doit être pris en compte dans l’interprétation de l’œuvre. Le caractère de l’énonciateur qui en découle inspire confiance au lecteur et à la lectrice. Dans les études consacrées à la légitimité auctoriale, l’embrayage paratopique montre qu’il n’y a pas de scission entre la personne, l’écrivain et l’inscripteur, ces trois instances interagissant en même temps dans le discours à travers le nœud borroméen. Elles participent à la construction de l’identité énonciative de l’auteur·trice et à son positionnement dans l’espace littéraire. R. E. Reinton évoque cette complexité lorsqu’il soutient :
L’identité de l’énonciateur est sa complexité. Non pas une mais trois instances s’expriment en même temps dans le discours. La personne est l’être biographique dans le monde, l’écrivain est l’acteur dans l’espace littéraire et l’inscripteur est l’énonciateur du texte, celui qui gère la scénographie langagière et qui se révèle dans le style, la thématique, la maîtrise littéraire et la manière dont l’auteur et la personne sont intégrés au texte. […] ce qui est à l’intérieur se trouve aussi à l’extérieur, car la personne et l’auteur s’expriment au travers de l’inscripteur, et sa scénographie produit des images à la fois de l’auteur et de la personne. C’est particulièrement dans les textes du régime élocutif que l’inscripteur, l’auteur et la personne s’associent (Reinton, 2013, p. 90).
Le lecteur ou la lectrice conjugue ethos prédiscursif, c’est-à-dire l’image que celui-ci a construit hors du texte, et ethos discursif (ethos montré) et forgé (ethos dit) dans d’autres textes, par l’impact de l’auteur·trice sur l’espace public. Ces èthè concourent à l’ethos effectif de l’auteur·trice qui repose sur la jonction de l’ethos prédiscursif et de l’ethos discursif s’appuient sur divers éléments et une multiplicité de mises en scène discursive. Voici comment E. Danblon qualifie cette hybridation :
L’ethos de la rhétorique contemporaine est donc le mélange complexe de la personne réelle, de l’image qu’elle offre au public, de sa réputation, de son charisme, du rôle qu’elle occupe au sein de l’institution, et de la palette infinie des mises en scène qu’elle peut produire en jouant avec les règles et les normes sous-jacentes à toutes situations rhétoriques (Danblon, 2005, p. 132).
La lecture pragmatique de l’ethos discursif découle de l’interaction de l’ethos montré et de l’ethos dit. Le genre de discours à partir duquel l’énonciateur expose sa visée illocutoire est la poésie lyrique. Or, le discours lyrique est réflexif, c’est-à-dire que l’émetteur est à la fois le récepteur et l’objet de son message. G. Molinié le confirme : « L’expression lyrique est d’abord une expression de soi à soi sur soi » (2005, p. 158). L’œuvre que le poète offre au lecteur ou à la lectrice ne peut s’appréhender qu’avec une représentation sociale préalable de sa figure. L’énonciateur fait le sombre constat qu’une minorité à confisquer le pouvoir pour s’emparer des richesses du pays :
Nous venons à 980 000
Nous entrons sans frapper
Et paraissent 20 000
20 000 prophètes
20 000 qui font des miracles
Mercédès dans leurs pieds
La soif désaltère
La faim nourrit bien
Des greniers bourrés
Pendent au bas du ventre
Jolis, jolis bien jolis miracles
Mais nous ferons nous-mêmes nos miracles
Nous ferons nous-mêmes Pour nous-mêmes nos miracles
Finis les jours raccourcis
Nous ne voulons plus de mise à sac plus de caste plus de prophètes plus d’ombres noires plus de couloirs obscurs plus de fonction publique gloutonne (N’Debeka, 1975, p. 27-28).
Les maîtres·ses et possesseur·es des biens du peuple sont désigné·es par le syntagme nominal 20 000 prophètes. Le locuteur invite à les déposséder de ces biens qu’ils et elles se sont injustement accaparé·es : « Nous ferons nous-mêmes / Pour nous-mêmes / Nos miracles ». L’événement s’annonce sous de meilleurs auspices : « Finis les jours raccourcis ». Les phrases à la forme négative via la locution adverbiale ne… plus signent de manière épanaphorique les résolutions qui ont été arrêtées par le poète. La doctrine privilégie l’intérêt général au détriment des intérêts particuliers. Les énoncés à modalité assertive : « Nous allons briser tous les murs », « Nous allons briser tous les couloirs où 20 000 se terrent où les greniers de la terre », montrent que le locuteur n’exclut pas le recours à des moyens violents. Cette idée se signale dans la chute du poème :
Venez, venez vous tous Paysans ouvriers Chômeurs étudiants
La terre est pour tous
20 000 s’en sont emparés
Mais nos têtes rasées enfumées calcinées
Saisissent tous de même
Aujourd’hui les mathématiques
Un million moins 20 000
Nous sommes 980 000
Nous sommes les plus forts
Arrachons notre part (N’Debeka, 1975, p. 28).
La modalité jussive somme la mobilisation dans les vers : « venez, venez vous tous », « Paysans ouvriers », « Chômeurs étudiants ». Selon les statistiques, sur une population d’un « million », « 20 000 » profitent sur les richesses du pays. Les « 980 000 » doivent s’engager parce que l’union fait la force : « Nous sommes 980 000 », « Nous sommes les plus forts ». L’indépendance financière et la liberté ne s’octroient pas. Elles ne se conquièrent qu’aux prix de plusieurs efforts, d’où le jussif : « Arrachons notre part ». Cependant, certains poèmes indiquent que le poète fait preuve de résilience. À l’ethos d’homme politique révolutionnaire développé dans l’œuvre succède la mélancolie.
De l’ethos révolutionnaire à la mélancolie : étude de l’ethos effectif dans la création poétique de Maxime N’Debeka
L’ethos émanant de la créativité langagière du poète Maxime N’Debeka ne se réduit pas à sa dimension révolutionnaire. L’Oseille/Les Citrons s’offre au lecteur et à la lectrice comme un chant teinté d’amour et d’attendrissement. Son exploitation montre que certains poèmes excitent la commisération de l’auteur, par leur ton pathétique. De ce fait, ils induisent un examen psychologique de l’énonciateur. La préface de S. N’Tary établit la relation de l’œuvre avec la vie de l’auteur lorsqu’il écrit : « Ce recueil de poèmes est aussi un pathétique Chant d’Amour. J’ai été personnellement bouleversé par les pages que le poète a consacrées aux êtres qui lui sont le plus chers au monde, et la pudeur m’interdit d’en dire plus à ce sujet. Par ailleurs, le poète, qui a été au seuil du tombeau, n’oublie pas de rendre visite au grand village des disparus » (N’Tary, 1975, p. 10-11). Les poèmes qui traduisent cette douloureuse expérience ont été écrits en prison. L’exploration de l’extrait poétique atteste que le sujet parlant est plongé dans un état pathologique, de profonde tristesse, caractérisé par une vision pessimiste de telle manière qu’il inhibe toutes les conduites de création et progrès. Dans une telle situation, l’état d’abattement physique et moral succède à l’affliction puis à la mélancolie. La thématique mélancolique a partie liée avec l’univers carcéral. Après son arrestation, le 22 février 1972, l’auteur est condamné à mort puis incarcéré. Privé de l’affection des siens et de liberté, le poète sera habité par Thanatos comme en témoignent ces lignes :
Venu le temps enfin
Enfin le temps de Partir
Temps d’enfin Partir
Partir pour dormirPartir d’enfin dormir
Du sommeil des siècles
Dans un lit sans horloge (N’Debeka, 1975, p. 33).
La structure de ce poème IX révèle une énonciation caractérisée par des pulsions de mort. Le septain qui se présente comme un calembour combine plusieurs figures microstructurales de répétition. L’anadiplose est perceptible dans le premier quatrain : « Venu le temps enfin », « Enfin le temps de Partir ». La lexie enfin qui se trouve à la fin du vers est reprise au début du vers suivant. Cette strophe est doublée d’une épiphore. Le phénomène s’observe dans les vers (2) et (3) du quatrain : « Enfin le temps de partir », « Temps d’enfin Partir ». Il s’observe également dans les énoncés versifiés (4) et (5) : « Partir pour dormir ». La figure se spécifie par la reprise d’un mot ou d’un groupe de mots à la fin de phrases ou de membre de vers. Dans les constructions : « Partir pour dormir », « Partir d’enfin dormir », l’emplacement des verbes « Partir » et « dormir » à la fin du quatrain et à l’ouverture du tercet renforce la sonorité du poème à travers l’épanaphore. Elles consolident, par la même occasion, l’assise de l’épiphore. Cette dernière amplifie l’intensité sonore par sa disposition à la fin des vers. En dépit de leur caractère euphonique, les lexies « Partir », « Enfin », « Temps » et « dormir » imprègnent le discours de l’esprit de mort. L’idée se confirme dans le tercet avec les syntagmes nominaux expansés traduisant le repos éternel : « Du sommeil des siècles », « Dans un lit sans horloge ». Par ailleurs, l’écriture sert d’exutoire à l’état dépressif de l’auteur. Cette affirmation se justifie par le fait que les conditions de détention sont difficiles et les syntagmes nominaux susmentionnés le montrent. Elle lui permet de communiquer avec les siens et de renouer avec Eros (les pulsions de vie). La poésie qui est, par essence, l’art des épanchements du cœur devient une thérapie. Elle l’aide à supporter ces conditions de détention. Les figures de style qui surgissent du déchiffrement du poème le prouvent :
O Madé mon amour Mon amour
Les ailes géantes de ton amour
M’empêchent de partir Mon amour
Là où mon œil s’évanouit
Tu balaies de ta lumière
Comme le phare dans le port
Tu couds les toiles du voilier
Et le vent de ton amour souffle
Pour toi pour moi Pour nous deux (N’Debeka, 1975, p. 33).
Le caractère interlocutif est mis en relief par le O vocatif. Par cette tournure, le poète s’adresse directement à sa bien-aimée « Madé ». Son affection se matérialise poétiquement par une extension sonore du syntagme nominal : « mon amour », « Mon amour ». Elle est la figure de la résistance passive parce que, par son attachement, elle donne de l’espoir au prisonnier. Cet espoir qui illumine sa vie, l’empêche de sombrer comme le confirme les phrases versifiées : « Les ailes géantes de ton amour », « M’empêchent de partir Mon amour », « Là où mon œil s’évanouit », « Tu balaies de ta lumière », « Comme le phare dans le port ». Ces vers métaphorisés et comparatifs dénotent de son soutien dans cette difficile épreuve. Ils se prolongent dans les énoncés « Tu couds les toiles du voilier », « Et le vent de ton amour souffle », « Pour toi pour moi Pour nous deux ». Ces constructions plongent le co-énonciateur dans l’idylle du poète. Elles suscitent la compassion du lecteur et de la lectrice qui n’est pas insensible à l’environnement carcéral. La mélancolie enveloppe la discursivité de telle sorte que l’ethos qui y surgit renvoie à la figure de l’auteur qui devient le garant tonal des scènes de parole. L’image que le poète donne à voir dans le texte amène le lecteur et la lectrice à s’identifier au prisonnier pour peu qu’il et elle se réfèrent au contexte d’énonciation :
L’univers de sens que délivre le discours s’impose par l’ethos comme par les idées qu’il transmet […]. Le texte n’est pas destiné à être contemplé, il est énonciation tendue vers un co-énonciateur qu’il faut mobiliser, faire adhérer physiquement à un certain univers de sens. Le pouvoir de persuasion d’un discours tient pour une part au fait qu’il amène le lecteur à s’identifier à la mise en mouvement d’un corps investi de valeurs socialement spécifiées. La qualité de l’ethos renvoie en effet à la figure de ce garant qui à travers sa parole se donne une identité à la mesure du monde qu’il est censé faire surgir dans son énoncé. […] C’est à travers son propre énoncé que le garant doit légitimer sa manière de dire. Cette prise en compte de l’ethos permet à nouveau de prendre ses distances à l’égard d’une conception du discours selon laquelle les « contenus » des énoncés seraient indépendants de la scène d’énonciation qui les prend en charge. En fait, on ne peut dissocier l’organisation des contenus et la légitimation de la scène de parole (Maingueneau, 2012, p. 90).
Le discours poétique intègre des valeurs sociales qui amènent le co-énonciateur à adhérer à la vision de l’énonciateur qui partage ses déboires. Dans la pénibilité de la détention, l’amour indéfectible de « Madé » apparaît comme une lueur d’espoir :
O Madé mon amour Mon amour
Le plus beau joyau ciselé
Par mon cœur je te le donne
Lumière ma lumière
Espoir Mon seul espoir (N’Debeka, 1975, p. 34).
Ce quintil qui s’ouvre par l’exclamatif « O Madé mon amour Mon amour » a valeur d’antépiphore. L’aura de « Madé » flotte autour du détenu qui lui voue son « cœur ». Les syntagmes nominaux « Lumière ma lumière », « Espoir Mon seul espoir », marquent l’espérance en des lendemains meilleurs. Cette conviction s’exprime à travers la métaphore in absentia : « Lumière » et « Espoir ». Aux yeux de l’auteur, « Madé » incarne, à elle seule, « la lumière » et « l’espoir ». Nous en voulons pour preuve le tercet tiré du poème X :
Amour mon amour je n’ai plus que toi. Toi seule
maintenant que je doute de la capacité de l’homme de se
débarrasser de son impur, de son négatif (N’Debeka, 1975, p. 46).
La fragilité des choses humaines a transformé l’état d’esprit du poète qui désormais ne jure que par sa bien-aimée : sa muse. Le vers inaugural du tercet l’exprime éloquemment : « Amour mon amour je n’ai plus que toi. Toi seule ». De nombreux éléments verbo-textuels éclairent son attachement à sa chère bien-aimée. Outre l’anaphore, l’emploi de la phrase de forme négative doublé du pronom tonique « toi » a valeur d’insistance. Cette valeur se raffermit lorsqu’on y adjoint la locution pronominale « Toi seule » en position de rejet. Il confère à la discursivité l’éclat qui consacre le talent du poète.
Conclusion
Au terme de l’étude de L’Oseille/Les Citrons, il appert que l’analyse stylistique de l’ethos s’appuie sur les théories de l’énonciation, la pragmatique et la rhétorique traditionnelle. Ces approches sont solidaires de l’appréhension de l’ethos par D. Maingueneau. L’intérêt de ces sciences pour l’ethos tient à son caractère énonciatif et à son impact sur l’instance de réception. L’application de l’ethos discursif à la créativité verbale de Maxime N’Debeka a mis en exergue deux dimensions. L’étude montre qu’au-delà de l’image révolutionnaire que projette la verve acerbe du poète se cache la fragilité d’un être affecté par l’absence de sa bien-aimée. La première qui est attachée au caractère révolutionnaire incite le peuple à une sédition populaire pour arracher à la minorité les terres arables dont elles ont été injustement expropriées. La radicalisation de son discours fait suite à l’échec de la révolution de 1969. La seconde met en lumière la fragilité d’un révolutionnaire qui se trouve privé de sa liberté et de l’affection des siens. L’ethos qui en découle exhibe toute la mélancolie qui envahit une partie de l’œuvre. Cet isolement l’a plongé dans un état dépressif. La mort lui est apparue comme la seule échappatoire. Cependant, l’écriture et l’amour de sa bien-aimée lui ont permis de braver cette épreuve et d’appréhender la vie avec plus d’espérance.
Référence de l’ouvrage étudié
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