Formule d’adresse et écriture inclusive : une analyse énonciative et pragmatique des vœux de nouvel an des chefs d’État français et camerounais
Christian MANGA
Introduction
Les polémiques autour de l’écriture inclusive et ses différentes réalisations continuent à retenir l’attention dans les milieux politique, administratif et éducatif. La question clive ainsi l’opinion publique francophone, autant qu’elle constitue un centre d’intérêt des recherches d’horizons disciplinaires divers. En effet, « pour une communication publique sans stéréotypes de sexe »[1], dans un monde davantage enclin à l’égalité de chances et de genres, les tenant·es de l’écriture inclusive entendent remettre en question la règle de grammaire portée par la formule discriminatoire et sexiste : « le masculin l’emporte sur le féminin ». En France comme dans l’espace francophone en général, la question touche tous les secteurs et segments d’activité sociale, et conséquemment les types et genres de discours qui en émanent. Si certaines conventions graphiques du langage inclusif ont été bannies des discours officiels en France (cf. la circulaire du premier ministre, Édouard Philippe, publiée le 22 novembre 2017 au journal officiel de la République française n°0272), d’autres néanmoins poursuivent leur devenir plus ou moins reluisant dans d’autres espaces et formations discursives.
Cette réflexion a pour ambition d’analyser, dans une démarche comparative, les implications énonciatives et pragmatiques des différents choix de matérialisation de l’écriture inclusive, respectivement dans les formules d’adresse des discours de vœux de nouvel an de Paul Biya et de quatre anciens chefs d’État français de la cinquième République. Que vise le langage inclusif? Et que peut traduire la préférence pour telle forme ou pour telle autre dans les différents contextes du matériau étudié (La France et le Cameroun)? Nous partons de l’hypothèse que les options respectives pour la formulation Mes chers compatriotes, et la formulation manifestement genrée (Camerounaises, Camerounais) ne sont pas fortuites, immotivées : elles correspondent à une certaine vision de la question du genre et de l’égalité des genres en présence dans les deux sociétés.
Balisée par une approche pragmatico-discursive, notre démarche consistera à aller premièrement aux sources du matériau (les termes d’adresse), en en présentant la portée morphologique et énonciative. Une telle préparation morpho-énonciative débouchera sur une lecture contrastive des visions du monde de la problématique du genre en France et au Cameroun.
La formule d’adresse : matérialisation et formes
Avant toute définition usuelle, il convient de signaler le caractère passe-partout des formules d’adresse, que l’on peut inscrire dans la nomenclature des routines et des rituels discursifs. En effet, un discours dans sa structuration et sa matérialisation globale suit un cheminement plus ou moins prévisible, conventionnalisé. En fonction du type ou du genre, et selon la situation, un esprit en attente de réception d’un discours peut, a priori, en définir les modalités structurelles. Cet esprit saura par exemple prévoir des structures diversifiées, selon qu’il s’agira des discours philosophique, scientifique, administratif, littéraire, etc. Ces lieux communs prévisibles de la forme, dans l’énoncé politique, concernent la formule d’adresse. Ce rituel qui ouvre généralement un discours, et dont la vocation première est d’établir une relation entre un·e orateur·trice et son auditoire, peut revêtir diverses formes, en fonction des intentions, des visées de discours.
Dans la présente réflexion, notre regard analytique ne porte que sur les termes d’adresse, et non sur la suite des discours. Nous travaillons sur un corpus composé de discours essentiellement écrits prononcés en direct à la télévision le 31 décembre – que nous avons collectés dans les sites officiels des deux présidences. Ces versions écrites constituent un matériau de soixante-dix-neuf (79) discours de cinq chefs d’État : Paul Biya, François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande. Dans cette fourchette, Paul Biya seul compte quatre-deux (42) discours, contre trente-sept (37) pour ses homologues de l’hexagone. Les choix qui ont présidé à la délimitation de ce corpus et à la sélection des acteurs politiques renvoient au fait que la borne de départ, à savoir les années 1981 et 1982 correspondent respectivement à l’accession aux fonctions présidentielles des présidents François Mitterrand et Paul Biya. Ainsi avons-nous voulu suivre une certaine évolution du phénomène étudié, en portant un regard sur plus de trois décennies de tradition discursive, de part et d’autre, aux fins de voir dans quelle mesure l’hypothèse avancée augure un résultat analytique probant et justifiable. Pour ce qui est des chefs d’État français, nous avons misé sur le fait qu’ils sont tous de la cinquième République, bien que n’appartenant pas aux mêmes familles idéologiques et politiques. Tous, comme Paul Biya au Cameroun, ont été à la tête de la France, à la pointe de la prise des décisions, et de la gestion des questions des droits de l’Homme, de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Nous n’avons pas inclus les mandats discursifs d’Emmanuel Macron dans cette étude, en raison du fait que c’est sous son gouvernorat, notamment en 2017, que vont naître les controverses sur l’écriture inclusive et cela, comme on le verra, a plus ou moins influé sur sa façon de formuler les termes d’adresse. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à voir la variation de ceux-ci tantôt en formule épicène appuyée par un adjectif masculin générique (Mes chers compatriotes), tantôt en double flexion (Françaises, Français). Or, avec les autres acteurs politiques, nous avons misé sur la constance et la récurrence morphologiques de notre objet d’étude; ce qui nourrit l’intérêt de cette recherche.
Par ailleurs, le parallélisme comparatif qui sous-tend la réflexion se justifie par les liens historiques d’amitié, de diplomatie et d’échanges multiformes qui ont toujours irrigué la vie politique de la France et du Cameroun. Aussi le genre de discours (message de vœux de nouvel an) et l’objet d’étude (les modalités de l’écriture inclusive dans les termes d’adresse) forment-ils le dénominateur commun de comparaison entre les deux contextes d’étude. Ainsi le matériau se présente-t-il comme suit :
CHEFS D’ÉTAT FRANÇAIS | TYPE DE FORMULE D’ADRESSE | ANNÉE DU DISCOURS |
François Mitterrand | Mes chers compatriotes, | Du 31 décembre 1981 au 31 décembre 1995 |
Jacques Chirac | Mes chers compatriotes, | Du 31 décembre 1995 au 31 décembre 2007 |
Nicolas Sarkozy | Mes chers compatriotes, | Du 31 décembre 2007 au 31 décembre 2012 |
François Hollande | Mes chers compatriotes, | Du 31 décembre 2012 au 31 décembre 2017 |
CHEF D’ÉTAT CAMEROUNAIS | ||
Paul Biya |
Camerounaises, Camerounais,
Mes chers compatriotes, |
Du 31 décembre 1982 au 31 décembre 2023 |
Tableau 1 : Présentation du matériau
Dans les deux segments de ce matériau, il apparait une certaine ritualisation, une certaine fidélité à des formes. Toutefois, il est important de relever quelques exceptions dans cette tradition, notamment en ce qui concerne les discours de Mitterrand, Chirac et Sarkozy où, quasiment à chaque début de mandat présidentiel, la formule « homologuée » faisait la part belle à la forme fléchie ou double flexion : Françaises, Français. Ainsi commencent les deux tout-premiers discours de vœux de nouvel an de François Mitterrand (1981, 1982), et dans la même logique Jacques Chirac après sa réélection (message de vœux du 31 décembre 2002); Nicolas Sarkozy dans son premier message de vœux de nouvel an le 31 décembre 2007. Cet aspect des choses est pertinent pour la suite de notre démonstration. Il nous permettra de questionner les raisons qui expliquent le fait que lorsqu’ils viennent d’être élus ou réélus les présidents français, pour leurs tout-premiers discours de vœux de nouvel an, recourent à la formule d’adresse FF (Françaises, Français), pour ensuite opter résolument pour la structure MCC (Mes chers compatriotes) qui devient ainsi une tradition tout au long du mandat, comme chez Paul Biya avec CCMCC (Camerounaises, Camerounais. Mes chers compatriotes).
C’est dire que chez les français s’il y a une raison d’entamer le mandat discursif par une formule plus inclusive (FF), il pourrait aussi en exister pour l’option préférentielle à la forme MCC. Cette homogénéisation récurrente nous invite à poser un regard sur ce qui contraste formellement entre les différents emplois.
La/les forme(s)
L’hésitation entre le singulier et le pluriel contenue dans la structuration de ce sous-titre traduit l’essentiel et le fondement de cette réflexion, car il y a lieu de questionner ce qui relève désormais du particulier dans ce qui apparait déjà comme des routines. Dans ce qui relève de l’habituel, sur le plan formel, la modalité d’adresse a généralement une position en attaque du discours qui correspond à une syntaxe, un ordre de mots plus ou moins variable. Cette position symbolique et stratégique, selon Kerbrat-Orecchioni (1992) et Zheludkova (2012), requiert deux fonctions, à savoir que les formules d’adresse présentent et attirent l’attention du destinataire de l’énoncé, et indiquent son statut social. Partant de cette double fonction, Kerbrat-Orecchioni relève deux types de formules d’adresse : les vocatifs et les appellatifs. Les premiers ont pour rôle de structurer et d’entretenir le lien de communication, alors que les appellatifs déterminent, identifient et caractérisent les destinataires. Cette caractérisation des destinataires est essentielle. Dans la suite de ce travail, nous la développerons afin de mettre en relief les options formelles et, plus tard, leurs implications pragmatiques.
En effet, les différentes formes que présente notre corpus laissent entrevoir une évidence contrastive, laquelle oppose deux types de structuration des formules d’adresse. Une structuration avec comme élément régulateur le substantif épicène compatriotes précédé du caractérisant générique chers au masculin : c’est le choix opéré par les chefs d’État français. Dans l’autre segment du matériau, on note un mode de formulation clairement inclusif, où l’orateur, le président Camerounais, interpelle et nomme distinctement chaque groupe social, avec comme élément régulateur l’emploi égalitaire des deux genres, masculin et féminin; ce qui remet au goût du jour la problématique de l’écriture inclusive.
En effet, eu égard au type d’énoncé et aux différents statuts des protagonistes des situations de communication (des chefs d’État s’adressant à leurs compatriotes de toutes les couches sociales), il convient de souligner la question de la matérialité de l’écriture inclusive.
Écriture inclusive : matérialité et principes
Dans notre démarche, l’analyse morphologique des formules d’adresse est liée à l’écriture inclusive, dont la présentation des principes et des fonctions nous permettra d’aboutir aux analyses pragmatiques. En effet, dans la version actualisée du guide pratique de l’écriture inclusive, publié en France par le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCE), intitulé Pour une communication publique sans stéréotype de sexes, l’écriture inclusive, encore appelée langage égalitaire, ou langage non sexiste, est définie comme
L’ensemble des attentions discursives, c’est-à-dire lexicales, syntaxiques et graphiques qui permettent d’assurer une égalité de représentations des individus. Cet ensemble est trop souvent réduit à l’expression « écriture inclusive », qui s’est imposée dans le débat public mais qui ne devrait concerner que les éléments relevant de l’écriture (notamment les abréviations) (HCE, 2022, p. 6).
Le langage inclusif est ainsi né de la volonté d’assurer une certaine égalité dans les différentes représentations sociales des hommes et des femmes. Dans la vie courante, notamment dans les discours, elle entend battre en brèche aussi bien des stéréotypes de sexe – qui peuvent être sociaux ou psychologiques -, le sexisme, qui est un mode d’organisation sociale reposant sur le postulat de la supériorité des hommes par rapport aux femmes. C’est une écriture militante qui lutte contre une certaine discrimination à partir du langage de tous les jours.
Dans les débats en cours, on réduit généralement l’écriture inclusive à la question du point milieu encore appelé point médian, qu’on peut observer dans les exemples suivants : les candidat·e·s ; les élu·e·s ; cher·e·s ami·e·s, etc. Cette graphie jugée rébarbative par ses pourfendeur·euses et les tenant·es du purisme n’est pas le tout du langage inclusif. Elle n’en est, en effet, qu’un principe parmi tant d’autres. Des différentes réflexions menées sur ce type d’écriture, il ressort trois principaux principes de matérialité. Ceux-ci touchent à la fois les aspects lexical, syntaxique et graphique, et ont pour fonction de féminiser les noms de métiers, les titres, les grades et les fonctions. Avant d’analyser le principe qui a gouverné la structuration des vocatifs et des appellatifs d’une partie du matériau de cette étude, nous passons en revue ces trois principes, dont le but, selon Raphaël Haddad (2019), est d’intégrer dans les mentalités la nécessité de faire progresser l’égalité femmes–hommes par nos manières d’écrire, car
le discours n’est pas simplement un instrument de l’influence, mais bien le lieu de l’influence […] Le discours condense ainsi les transformations en cours au sein d’une société : il les reflète certes, mais les configure également. En ce sens, il témoigne et participe à la construction et la perpétuation d’inégalités et de stéréotypes de sexe, tels que nous les observons au quotidien (Haddad, 2019, p. 1-4).
Ainsi, aussi bien dans le guide pratique publié par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, le manuel d’écriture inclusive édité par l’agence de communication d’influence Mots-Clés, que dans d’autres travaux menés dans le même cadre (Viennot, 2017 et 2018; Cerquigliniet al., 1999), les trois principes qui encadrent ces attentions discursives concernent :
- l’accord au féminin des noms des métiers, des fonctions, des grades et titres, car depuis le Moyen Àge ces noms existent au féminin. C’est le cas des mots comme professeuse, autrice, rapporteuse, doctoresse, charpentière, proviseuse, etc.;
- le recours à la fois au féminin et au masculin, lorsqu’on réfère à un groupe de personnes, soit par la double flexion, qui représente simultanément les deux genres : Camerounaises, Camerounais/Françaises, Français/Candidates, Candidats, etc., soit par l’utilisation du point médian : Camerounais·e·s/Français·e·s/candidat·e·s/élu·e·s/cher·e·s ami·e·s. Soit enfin en recourant à une formulation épicène : des personnes élues, des personnes chanceuses, etc.;
- le dernier principe du langage inclusif comprend un ensemble diversifié d’attentions discursives. Cet ensemble est constitué entre autres des accords dits égalitaires comme l’accord de proximité qui consiste à accorder un mot avec le terme le plus proche, et non par le masculin générique ou la règle du masculin qui « l’emporte sur le féminin ». Ainsi au gré de l’accord de proximité, on devrait écrire de la manière suivante (HCE, 2022, p. 4) : « Les collégiennes et les collégiens ont été avertis de la consigne »; « Acteurs et actrices se sont montrées satisfaites ».
Dans la catégorie des accords égalitaires, on trouve également les accords au choix, lorsque deux possibilités se présentent : « la plupart des gens interviewés étaient… ». L’ordre alphabétique en fait également partie, il a pour but de remettre en question la tendance quasi institutionnalisée et normée qui consiste dans certaines énumérations à placer le masculin en tête : mari et femme/Monsieur et madame/Adam et Eve. Pourtant, « placer un élément en premier, c’est lui donner plus d’importance qu’à ce qui suit. En nommant les hommes en premier, nous contribuons à appuyer la position dominante des hommes et à renforcer un modèle sociétal androcentré et patriarcal » (HCE, 2022, p. 23). Ainsi, une énumération non sexiste devrait-elle tenir compte de l’ordre alphabétique comme peuvent l’illustrer ces désignations doubles : les sénateurs et les sénatrices/les collégiennes et les collégiens/l’égalité entre les femmes et les hommes, etc.
Pour ne prendre que le dernier cas (l’égalité entre les femmes et les hommes), « femmes » occupe la première place, évidemment parce que la lettre f, dans l’ordre de l’alphabet français, arrive avant la lettre h (hommes). En tout état de cause, ces conventions du langage égalitaire font partie des leviers du « désexisme » et de la « démasculinisation » des habitudes et des comportements discursifs qui peuvent ainsi déteindre sur les comportements sociaux. Cette présentation plus ou moins holistique des principes du discours inclusif nous donne une vue assez aérée sur notre matériau. À observer donc les deux modes de structuration des formules d’adresse que nous étudions, il apparait que nous avons affaire, de part et d’autre, à la double flexion et à la « feinte » du langage épicène.
Expliquons premièrement ce que nous entendons par « feinte du langage épicène ». Il s’agit en effet, dans la totalité des structures des formules d’adresse des dirigeants français, du fait que le substantif épicène compatriotes soit précédé d’un masculin générique. Ainsi, l’orientation préférentielle commune de ces chefs d’État à la formule Mes chers compatriotes, certes constituée d’un mot épicène (compatriote) pourrait remettre en question l’indétermination apparente portée par le substantif, car ce dernier est précédé d’un mot caractérisant, chers, qui à l’écrit est pris d’assaut par la règle d’accord du masculin, qui devrait toujours l’emporter sur le féminin. Mais compte tenu de la prééminence du substantif dans ce groupe nominal, on en reste ainsi à un mode de structuration épicène des formules d’adresse des dirigeants français.
A contrario, dans l’autre pan du matériau, le président camerounais, Paul Biya, a fait la part belle à la double flexion, pour mieux appuyer la représentation égalitaire : Camerounaises, Camerounais. En sus, cette double flexion est assortie du respect de la convention liée à l’ordre alphabétique, où c’est plutôt le féminin qui l’emporte sur le masculin. Toutes ces commodités langagières et cette grande propension à l’égalitarisme discursif n’est pas sans fondement et sans incidence dans le processus de communication et, partant, dans les visions du monde.
En clair les deux traditions étudiées peignent deux plans de structuration des modalités d’adresse, à savoir d’un côté un mode de structuration peu porté vers la représentation binaire de la composante-destinataire; et de l’autre un mode inclusif animé par la double flexion, principe de représentation binaire de la société. Il convient dès lors, à la suite des présentations et descriptions faites, d’analyser et de dégager des motivations et des implications d’un tel choix. Car, « il est […] assez tentant de ne voir dans les formes d’adresse que des formules figées et banales, des clichés donc. Cependant, cette impression ne doit pas masquer le fait que la préférence accordée à tel ou tel mot est loin d’être arbitraire, et qu’elle recouvre des stratégies énonciatives différentes » (Rigat, 2010, p. 6). Par-delà l’aspect formel, il y a les aspects communicatifs, énonciatifs et des enjeux sociopragmatiques qu’il faut prendre en compte.
Adresses neutres et inclusives : énonciation et visions du monde
Les situations de communication qui encadrent les messages de vœux de nouvel an des chefs d’État, quels que soient leurs pays, sont conditionnées par deux déterminants qui définissent ainsi des attitudes, des comportements et des attentes de part et d’autre dans les deux pôles majeurs de la chaîne énonciative : les chefs d’État et leurs peuples. Ces deux déterminants sont le bilan annuel de la politique gouvernementale – qui touche tous les secteurs de la société – et les perspectives pour la nouvelle année. C’est la particularité de ce genre de discours, différent par exemple du discours de campagne électorale qui, lui, a pour principal but pragmatique de convaincre par une argumentation sur un programme politique, une feuille de route.
Relation orateur-auditoire
La communication du 31 décembre, au regard de sa visée et de son moment de réalisation, privilégie une orientation énonciative axée sur le type de relation que le locuteur (le président de la République) entretient avec son allocutaire (le peuple, les populations, les compatriotes). Ces types de relations sont multiformes selon les trajectoires idéologiques des locuteurs; leurs rapports avec les concitoyen·nes; et le discours en fait écho dès son introduction. En effet, en tant que porte d’entrée du discours, les formules d’adresse sont non seulement ces vocatifs et appellatifs qui identifient et caractérisent le destinataire, mais aussi des « relationèmes, c’est-à-dire à la fois comme des reflets et constructeurs de la relation » (Rigat, 2010, p. 7). Étant donné la bipolarisation structurelle du matériau, on pourrait y voir deux orientations de relationèmes.
Nous nous servons de ce fait de la présentation des types de relationèmes élaborée par Françoise Rigat. Selon elle, les différentes structures morphologiques des termes d’adresse impliquent un type de relation entre un orateur et son auditoire : les relations personnelle, idéologique, symbolique et familière.
Les appellatifs des chefs d’État français brillent par une structure apparemment simple et linéaire, sans atours politiques ou idéologiques. On est ainsi en lieu et place de ce qui se fait habituellement, où le possessif mes suivi de l’adjectif chers au masculin générique, et d’un substantif épicène compatriotes – ne marquant pas de complicité directe entre les locuteurs et leurs allocutaires – sont frappés de simplisme, donc d’une relation purement symbolique. En effet,
Les formes parées d’une valeur symbolique sont souples et permettent de ne pas positionner immédiatement le candidat dans le paysage politique, de ne pas décliner une identité politique de l’orateur. C’est pour cela qu’elles sont indépendantes du parti politique : ainsi, Chers concitoyens, employée dans tous les types de scrutin, à droite comme à gauche (Rigat, 2010, p. 8).
De François Mitterand à François Hollande en passant par les autres, le message des vœux de fin d’année est empreint d’un symbolisme qui pourrait confiner au simplisme.
En revanche, dans l’autre versant du corpus, chez Paul Biya, la relation orateur–auditoire n’est pas aussi transparente et souple. Il y a, en effet, une volonté de construire un lien, une relation qui aille au-delà du symbolique; qui soit de type familier. Dans les différentes tournures inaugurales, la première phase des appellatifs (Camerounaises, Camerounais) crée un effet d’appartenance à une même famille, un effet de proximité. Cette entrée en matière met en évidence une relation familière, car certaines formes d’adresse peuvent « non seulement exprimer la bienveillance, essentielle pour gagner la confiance de l’auditoire […] mais aussi établir une connivence entre [l’homme politique et le peuple] ou mieux, provoquer un effet de proximité, comme on dit dans le champ sociopolitique » (Rigat, 2010, p. 8). Dans la logique générale du président Biya, le 31 décembre, moment festif, s’apparente à une fête à célébrer en « famille » en présence de tous les « membres ».
En somme, les deux catégories de relationèmes construisent en même temps deux tableaux énonciatifs. D’un côté, dans la relation chefs d’État français et peuple, on assiste à un rapport purement symbolique. Et de l’autre côté, la relation entre le chef de l’État camerounais et son peuple est plutôt une relation de connivence. Ces différentes manières d’entrer en matière augurent une lecture pragmatique.
Des visions du monde
Les descriptions faites précédemment inscrivent ce travail dans le triptyque morphologie, énonciation et pragmatique discursive. Les résultats des descriptions morphologiques et des analyses énonciatives ont balisé le terrain pour une interprétation pragmatique. Ainsi nous attellerons-nous, dans cette partie, à comprendre d’une part la raison d’être de l’option préférentielle pour les chefs d’État français pour une structure qui neutralise le binarisme traditionnel. D’autre part, nous tenterons d’examiner, pour le président Biya, les motivations des formules d’adresse dont l’inclusion ne manifeste que le binarisme traditionnel.
Il apparait que les entames des discours des chefs d’État français brillent par une indétermination qui marque l’impossibilité de catégoriser. L’option pour une structuration par le mot épicène compatriotes précédé de chers, qui à l’écrit marque le masculin générique, correspond à une conception évoluée et libre de la question des sexes ou des genres dans la société française. Bien plus, le discours du 31 décembre, comme discours institutionnel, est dans une certaine mesure le reflet des représentations sociales, culturelles et identitaires. La France, contrairement au Cameroun, a une vision élargie du genre, laquelle ne se limite pas/plus au binarisme traditionnel masculin/féminin. Ainsi le mode d’interpellation à l’entame des discours de vœux traduit une volonté de transcender ce binarisme, source de débat, de polémiques et de discrimination, selon les tenant·es de la théorie du gender. Celle-ci est née aux Etats-Unis à la fin des années 1980 et postule la construction sociale et libre du genre, et non une construction basée sur l’identité sexuelle, biologique acquise automatiquement à la naissance. Une question qui a progressivement pris place en déchaînant des passions et des polémiques.
Par contre dans la tradition africaine, le message du chef de l’État camerounais, sur le plan énonciatif, comme nous l’avons relevé, construit un lien familier entre lui et le peuple. Par ailleurs, pour maintenir la cohérence dans la démonstration, étant donné que cette étude repose d’une manière générale sur une hypothèse de comparaison sur l’objet d’étude entre la France et le Cameroun, nous recourons ainsi à la même donnée, dont nous nous sommes servis précédemment : la perception de la notion de genre, une construction libre, ou une réalité biologique? En effet, au Cameroun, les gender theories n’ont pas connu un devenir ou un impact productif. Les orientations en matière de genre sont ainsi basées sur le binarisme inné issu des identités sexuelles biologiques, et non sur des constructions sociales et libres; tout comme l’orientation sexuelle qui est binaire et régulée par la loi fondamentale, la constitution. De ce fait, dans ses messages de vœux de nouvel an, pour communier et célébrer avec tou·tes, le président Biya opte pour une formule d’adresse qui reflète l’identité sexuelle binaire de ses allocutaires. Il est important de relever que l’on ne verrait pas d’inconvénients si le président camerounais recourait à la formule plus ou moins épicène : mes chers compatriotes; notre analyse consiste plutôt à montrer la portée du recours à la formule quasi consacrée.
Par ailleurs, l’une des raisons de ce choix morphologique est liée à l’idéologie sociétale communautariste qui sous-tend les modes de fonctionnement des sociétés de certains pays africains. Ceci permet de comprendre que les fêtes de fin d’année constituent un autre moment privilégié pour célébrer avec la quasi-totalité des « membres de la famille ».
Conclusion
Cette réflexion a porté sur la comparaison des orientations morphologique, énonciative et pragmatique des termes d’adresse dans les versions écrites des discours de vœux de nouvel an des présidents français et du président camerounais. Respectivement, la description morphologique a abouti à un premier constat sur une formulation des adresses basée sur le substantif épicène compatriotes précédé de l’adjectif générique chers et, par la suite, à la structuration des termes d’adresse par des formes fléchies. Les implications énonciatives qui en ont découlé ont dressé deux tableaux de relation, tirant leur source des études de Françoise Rigat : une relation symbolique entre les chefs d’État français et leurs compatriotes, et une relation familière et de proximité entre Paul Biya et ses compatriotes. Ce travail préliminaire débouche sur une présentation de deux visions du monde, liées aux questions d’égalité et des genres : une vision large et libre de l’égalité des genres, et une vision traditionnelle, biologique. Dans les formules d’adresse des chefs d’Etat français, on lit une correspondance avec des considérations sur le genre, des identités sexuelles socialement et librement construites; ce qui permet d’éviter une entame des discours qui discriminerait des compatriotes transgenres ou intersexué·es.
Le choix discursif de leur homologue camerounais quant à lui est l’œuvre des différentes sociocultures et de la spiritualité – qui préconisent la binarité – lesquelles sont matérialisées dans les vocatifs et appellatifs qui introduisent les souhaits de bonne année, dans un esprit familier. Il y a donc de part et d’autre des visions et des appréciations particulières de la notion de « genre » : ici une vision plus libre et évoluée, et là une vision traditionnelle et arrêtée.
Références bibliographiques
Cerquiglini, Bernard. 1999 (dir.). Femme, j’écris ton nom…. Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions. Paris : CNRS.
Haddad, Raphaël. 2019. Manuel d’écriture inclusive. Paris : Mots-Clés.
Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes. 2022. Guide pratique. Pour une communication sans stéréotypes de sexe. URL : https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/guide_egacom_sans_stereotypes-2022-versionpublique-min-2.pdf.
Kerbrat-Orecchioni, Catherine. 1992. Les interactions verbales, Tome II. Paris : Armand Colin.
Rigat, Françoise. 2010. Mes chers compatriotes : stratégies discursives de l’interpellation des électeurs dans les professions de foi. Corela, HS-8, L’interpellation, p.1-16.
Viennot, Éliane. 2017. Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française. Paris : Éditions iXe.
Viennot, Éliane. 2018. Le langage inclusif, pourquoi, comment ? Paris : Éditions iXe.
Zheludkova, Élena. 2012. Le fonctionnement de la catégorie de l’adresse dans le discours politique. Slavica Occitania 34, p. 259-275.
- Cette formulation est une référence à la version actualisée (2022) du guide pratique de l’écriture inclusive, intitulé Pour une communication publique sans stéréotypes de sexe, publié en France par le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCE). ↵