Mouvements argumentatifs dans les textes politiques. Analyse sémiodiscursive de l’allocution de Nicolas Sarkozy à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar

Momar CISSÉ

 

Introduction

De son vrai nom Nicolas Paul Stéphane Sarközy de Nagy-Bocsa, Nicolas Sarkozy est l’homme politique qui a su, par un discours peu diplomatique et parfois très en deçà du registre familier, ravir la vedette à un certain Jean-Marie Le Pen sur le terrain de l’anti-immigration, voire de la xénophobie. Il est aussi l’homme dont le destin politique est intimement lié à la fois à la fougue et au verbe haut qui l’ont propulsé de toute évidence au sommet de l’État français.

Ces deux aspects font que les études qui lui sont consacrées s’opposent souvent de manière irréductible : d’un côté des admirateurs et de l’autre des adversaires. On peut même remarquer que les différentes réflexions consacrées à son fameux et controversé discours de Dakar[1] reflètent en grande partie cette opposition. Le présent travail essaie de se situer en dehors de ces deux positions pour proposer une analyse sémiodiscursive de l’organisation argumentative de ce discours de Dakar. Celle-ci tentera d’apporter un éclairage nouveau sur la réception dudit discours par les Africains : pourquoi Sarkozy n’a pas su convaincre ses interlocuteurs africains malgré l’utilisation de toutes les ressources de la langue habituellement mises au service de l’argumentation ?

Comme il s’agit d’un discours social de prise de position, son analyse sera surtout d’ordre qualitatif. Ainsi, nous allons dans l’ordre :

  • définir le cadre de l’étude (l’allocution et son contexte de production). C’est un préalable important si l’on sait que la description des mœurs oratoires appelées aussi ethos discursif (ce qu’on est réellement en dehors de toute activité de parole) est toujours nourrie par un ethos pré-discursif qui renvoie aux mœurs réelles (ce que l’on feint d’être par le discours) de l’argumentant.
  • décrire les activités de mise en argumentation.
  • présenter les différentes stratégies associées à ces activités.

Cadre de l’analyse

Problématique

L’argumentation a toujours fasciné. Dès l’Antiquité, les Grecs en ont fait le fondement même des rapports sociaux. Au centre de la rhétorique, elle servait à dire et à démontrer « le vrai », mais également à séduire et à persuader. C’est ainsi qu’elle mêlait tout en les opposant des techniques démonstratives et des techniques expressives. Celles-ci ont pour finalité d’émouvoir la cible, celles-là ont pour fonction première de traduire le réel. Comme le remarque Patrick Charaudeau, cette opposition va même dépasser les frontières de la Grèce. En effet, si l’on se réfère à l’histoire de l’argumentation, de l’Antiquité à nos jours, on peut se rendre compte que les rhéteurs ont toujours eu conscience que l’influence qu’on pouvait avoir sur autrui passait aussi bien par la raison que par la passion :

Dès lors, était posée une distinction qui va courir tout au long de cette histoire de l’argumentation, entre d’un côté ce qui appartient au raisonnement, dégagé des scories de la psychologie humaine, de l’autre ce qui appartient à la persuasion et qui se mesure à la capacité de toucher autrui à travers les mouvements de l’affect. (Charaudeau, 1992, p. 780)

Cette opposition est-elle cependant manifestement perceptible dans la mécanique de fonctionnement du discours argumentatif ? Le penser ferait croire que le discours argumentatif, compris comme la mise en œuvre d’un raisonnement articulé appuyé sur des preuves, se déroule dans l’espace abstrait de la logique pure. Or, il est établi qu’il se réalise dans une situation de communication et par le biais d’une langue qui se caractérise par la grande diversité de ses ressources, allant des marques explicites de relation logique (connecteurs) aux marques plus discrètes d’implicitation discursive (présupposition, figures de rhétorique).

Le sujet qui argumente n’exprime-t-il pas une conviction qui témoigne de son expérience du monde, même si cela passe par des catégories d’intelligibilité qu’il se construit lui-même ? L’objectif de cette transmission n’est-il pas de persuader la cible afin de modifier son comportement ?

Ce qui est sûr, c’est que les procédés qui manifestent cette opposition sont en dialogue permanent dans le mouvement discursif des textes à visée persuasive. Le texte de Sarkozy ne fait pas exception à la règle. Procédés à effets argumentatifs et procédés à effets affectifs s’y confondent tous dans le même projet qui est celui de tenter, par les moyens du langage, de modifier ou d’infléchir la vision des Africains et sur la colonisation et sur leur propre avenir.

Comment analyser un tel projet argumentatif qui est à mi-chemin entre la raison et le cœur ?

Force est de constater que les différentes études sur l’argumentation l’ont toujours réduite au repérage d’une suite de phrases ou de propositions reliées par des connecteurs logiques. Sur cette approche et sa filiation aristotélicienne, relisons Amossy :

Les traités de l’argumentation inspirés d’Aristote décrivent les grandes catégories de raisonnement : le syllogisme, l’enthymème, l’analogie. Certains proposent, comme l’ouvrage pionnier de Toulmin (1993 [1958]), des prototypes de schéma argumentatif. D’autres établissent une taxinomie des arguments en essayant de regrouper des types d’arguments au sein de catégorisations qui varient largement. D’autres encore, comme la logique informelle, s’attachent à détecter les arguments fallacieux (les paralogismes). Dans toutes ces perspectives, l’argumentation apparaît comme un enchaînement de propositions logiques qu’il faut dégager de la langue naturelle qui les véhicule et les travestit tout à la fois (Amossy, 2008, p. 3).

Comme on le voit donc, dans l’approche aristotélicienne du discours, l’argumentation se manifeste en priorité sinon exclusivement par les catégories de la langue. Or, comme le fait remarquer Patrick Charaudeau : « L’argumentation n’est pas l’affaire des catégories de la langue (les conjonctions de subordination) mais bien de l’organisation du discours » (1992, p. 780). Et, de surcroît, dans cette organisation, on constate que l’implicite joue un rôle important. Il contribue, en effet, à la force de l’argumentation en engageant l’allocutaire dans le processus argumentatif. C’est à ce dernier, en effet, de compléter les éléments manquants (présupposés ou sous-entendus) du discours tenu. Dans les termes de Charaudeau, la réalité de l’argumentation est liée à :

  • un propos sur le monde qui fasse question pour quelqu’un quant à sa légitimité.
  • un sujet qui s’engage par rapport à ce questionnement (conviction) et développe un raisonnement pour essayer d’établir une vérité (qu’elle soit propre ou universelle, qu’il s’agisse d’une simple acceptabilité ou d’une légitimité) sur ce propos.
  • un autre sujet qui, concerné par le même propos, questionnement et vérité, constitue la cible de l’argumentation (Charaudeau 1995, p. 783).

Du point de vue de l’organisation du discours, ces éléments constitutifs de l’acte répondent à trois activités de mise en œuvre de l’argumentation. En effet, le sujet argumentant doit par une activité cognitive proposer à son interlocuteur une question à débattre, faire connaître sa position et trouver une stratégie pour l’amener à y adhérer. Ce sont ces trois activités que nous allons essayer de décrire dans l’allocution de Nicolas Sarkozy à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar.

Pour ce faire, nous allons nous servir de l’analyse qualitative telle qu’elle apparaît dans les différentes descriptions de l’argumentation faites par Patrick Charaudeau. Celle-ci nous est imposée par la nature du texte auquel on veut l’appliquer. Le texte de Sarkozy est manifestement un texte de prise de position dans lequel l’énonciateur-président (désormais E-P) essaie de faire savoir à son public-auditeur et au-delà à la jeunesse africaine que le sous-développement de l’Afrique n’est pas lié à la seule colonisation qui, pour lui d’ailleurs, avait de louables motivations.

Présentation du cadre de l’analyse

La situation d’énonciation (moi, ici, maintenant)

Partant du postulat selon lequel tout discours s’inscrit dans une situation de communication précise qui lui confère sa pleine signification, nous allons commencer l’analyse de la mise en argumentation et des procédés de persuasion qui lui sont liés, par une présentation sommaire des coordonnées fondatrices du texte d’étude. Ces coordonnées, rappelons-le, sont l’énonciateur (et l’énonciataire), le temps et le lieu de l’allocution : quelle est la voix qui s’exprime à travers cette allocution ? À qui s’adresse-t-elle ? Quelle relation la lie au destinataire ? D’où s’exprime-t-elle ? Quel moment a-t-elle choisi pour s’exprimer ?

Quelle est la voix qui s’exprime ?

Cette interrogation fait découvrir une double identité chez le locuteur : une identité langagière et une identité psycho-sociale. La première est interne au langage parce que relevant de l’activité effective de parole. La seconde relève de ce qu’Aristote appelle l’ethos pré-discursif. Celui-ci renvoie à la réputation de l’argumentant. Il n’est pas construit par l’activité oratoire qui lui succède.

Dans l’allocution de Dakar, nous rencontrons ainsi un individu qui informe, analyse et propose. C’est l’individu en activité d’énonciation. L’énonciation de ses actes de discours dépend d’une position d’autorité liée à la seconde dimension de sa personne (la dimension psycho-sociale) et plus particulièrement de son statut de président de la République.

C’est conscient de cela et des relations fort anciennes entre la France et ses anciennes colonies que E-P s’arroge le droit de tenir ce discours très critique en terre africaine. Pour ce qui est de l’ethos pré-discursif, nous retiendrons les deux aspects suivants :

(1) Le parcours politique : né le 28 janvier 1955 à Paris, Nicolas Sarkozy a occupé les fonctions de maire de Neuilly-sur-Seine, de député, de porte-parole du gouvernement, de ministre du budget, de ministre de la communication, de ministre de l’intérieur, de ministre de l’Économie et des Finances, de président du conseil général des Hauts-de-Seine, de président de la République française élu le 16 mai 2007. Comme on peut le constater, deux caractéristiques semblent émerger de ces différentes fonctions : celle d’homme d’action et celle d’homme de parole (maniement de la parole s’entend).

(2) Les controverses : controverses sur ses relations avec le groupe immobilier Lasserre à Neuilly-sur-Seine ; controverses dans ses rapports avec les médias français ; controverses sur la laïcité ; controverses dans ses rapports avec les électeurs du Front National. Le discours de Dakar est l’une de ces nombreuses controverses qui semblent jalonner l’action politique de Nicolas Sarkozy.

On ne peut pas rendre compte de la valeur discursive de l’acte d’énonciation sans tenir compte du rapport dialectique entre ces deux identités.

À qui s’adresse-t-elle ? Quelle relation la lie à ce destinataire ?

« À l’élite de la jeunesse africaine […], à l’Afrique toute entière […], à tous les Africains […] à tous les habitants de ce continent meurtri, et en particulier, aux jeunes », selon les mots mêmes de E-P. Malgré les hésitations et la portée globalisante du propos, il est clair qu’il s’adresse aux intellectuels africains. Il ne peut en être autrement du fait de la langue française choisie et du niveau de compétence sollicité dans cette langue. Bien qu’on soit en situation d’échange monolocutive (E-P construit lui-même le texte argumentatif en dehors de toute réaction des destinataires), ces intellectuels, face à la situation plus que préoccupante de leur continent, ont des attentes de la part et de la France (un des anciens pays colonisateurs) et de son président nouvellement élu. Ils souhaitent entre autres que la France reconnaisse publiquement sa responsabilité dans la situation actuelle de l’Afrique et agisse en conséquence, et qu’elle mette fin à la Françafrique qui, depuis le Général De Gaulle, son inspirateur, consiste pour la France à se faire complice des présidents africains dans la mal-gouvernance des richesses du continent.

À propos de la première attente, ils ne se sont pas fait d’illusions, le champion de l’anti-immigration a plusieurs fois, par son refus de toute repentance, montré qu’il n’était pas prêt à assumer l’héritage peu glorieux que la France, qui se dit patrie des droits de l’homme, a laissé aux Africains.

Pour ce qui est de la seconde attente, ils croyaient que l’heure était peut-être venue pour que le Président passe aux actes pour mettre fin à la Françafrique. En effet, avant même son accession à la magistrature suprême de la France, E-P avait promis la rupture par rapport à la politique africaine de ses prédécesseurs.

D’où s’exprime-t-elle ?

Le président français Nicolas Sarkozy a choisi le 26 juillet 2007 de s’adresser aux intellectuels africains pour parler du passé historique, du présent et de l’avenir de l’Afrique. Le lieu est hautement symbolique pour au moins deux raisons : d’abord, l’université Cheikh Anta Diop, si l’on en croit son Recteur, accueille des étudiants de 44 nationalités dont la majorité est africaine. Lieu ne saurait donc être plus approprié pour s’adresser à l’Afrique et aux Africains ; ensuite, la lecture que E-P propose de ce passé est aux antipodes de celle faite par le parrain de ce Haut lieu du Savoir, le professeur Cheikh Anta Diop, surtout connu pour ses prises de position en faveur des valeurs africaines et contre la falsification de l’histoire des sociétés africaines faite par certains africanistes occidentaux. Par exemple, contrairement à ce que soutient Sarkozy, Cheikh Anta Diop a par le passé démontré que l’Afrique a toujours été dans l’histoire et que ses malheurs ont commencé à partir de la traite négrière, de l’esclavage et plus tard de la colonisation.

Quel moment a-t-elle choisi pour s’exprimer ?

Le continent africain est traversé par des crises tous azimuts : tribalisme, ethnicisme, intolérance religieuse et politique, pauvreté, chômage, mal-gouvernance, fascination du pouvoir personnel, etc.

Ces différentes crises ont deux conséquences majeures dont l’analyse peut apporter un éclairage sur les attentes des intellectuels africains citées plus haut : d’abord, bien qu’ayant en sa possession le tiers des ressources mondiales disponibles, l’Afrique a du mal à se faire respecter par les autres nations. Pour preuve, elle est absente des milieux où l’on fixe les prix des matières premières et décide du coût des produits manufacturés. Pour aller vite, elle souffre énormément d’une politique de tutelle qui l’empêche de prendre son destin en mains ; ensuite, du fait de la mal-gouvernance, beaucoup de ses fils, à leurs risques et périls, empruntent les chemins tortueux de l’Europe qui, de plus en plus, se barricade.

L’intertextualité

Les définitions et les pratiques de « l’intertextualité », concept que nous empruntons à la littérature, sont très diverses. Certes le discours que nous analysons ici n’est pas une production littéraire, mais nous pensons qu’il ne faut pas limiter l’intertextualité à la seule littérature. En tout cas, elle s’applique parfaitement à ce discours. En effet, à travers la voix de Sarkozy s’expriment d’autres voix sous la forme d’allusions ou de sous-entendus. Nous en retiendrons deux qui, de toute évidence, font écho à des stéréotypes fondateurs de deux types de discours qui ont marqué de manière indélébile l’histoire des africains.

Tout d’abord, les stéréotypes fondateurs du discours raciste. Le racisme est aujourd’hui défini comme une idéologie consistant à hiérarchiser des groupes humains à partir d’attributs naturels, de caractéristiques morales ou intellectuelles s’appliquant à l’ensemble de ce groupe. En dépeignant l’homme africain sous les traits d’un taré qui a choisi de vivre en marge de l’évolution du monde, pour l’opposer implicitement à l’occidental, Sarkozy peut être taxé, même à tort, de tomber sous le charme de l’idéologie raciste qui, du Moyen Âge au XIXe siècle, a été forgée à partir d’images et de représentations fantasmagoriques de l’homme noir, cet Autre mythifié, méprisé et ravalé à son animalité ou plus exactement à son inintelligence :

Au Moyen Âge autant que pendant toute la Renaissance et au-delà, on signalait aussi et très fréquemment cette différence qui existait entre les hommes des pays froids et tempérés […] avec ceux des pays chauds […]. Les uns étaient donc accoutumés à développer leur intelligence et à l’exercer continuellement, à bâtir pour survivre, tandis que les autres, n’ayant jamais eu besoin de s’ingénier, en étaient restés à un stade intellectuellement peu évolué. […]. L’idée dominera la pensée de quelques voyageurs et même de quelques naturalistes du XIXe siècle. Parce qu’ils n’avaient jamais eu l’occasion d’exercer leur intelligence, les Africains étaient condamnés à végéter dans une éternelle enfance… (Yvanoff, 2005, p. 244-245).

E-P n’avait-il pas en pensée cette idée en tenant de manière très remarquée les propos suivants :

Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain […] ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. […]. Le problème de l’Afrique et permettez à un ami de l’Afrique de le dire, il est là.

Il semble cependant s’en défendre en ces termes : « Je veux donc dire, à la jeunesse d’Afrique, que le drame de l’Afrique ne vient pas de ce que l’âme africaine serait imperméable à la logique et à la raison. Car l’homme africain est aussi logique et raisonnable que l’homme européen ».

Lui seul et sa plume, Claude Guaino, le savent. Évidemment, lier le comportement discursif de E-P à du racisme serait un raccourci incompréhensible. Le discours de EP n’est pas exempt de générosité. Usant des valeurs pragmatiques de la répétition, il y condamne explicitement l’esclavage et les pratiques coloniales : « Ils ont eu tort ». Mais l’analogie est assez frappante pour ne pas être soulignée.

Ensuite, les stéréotypes fondateurs du discours colonial. La colonisation, c’est connu, s’appuyait sur la théorie de la table rase culturelle pour donner un fondement à sa prétendue mission civilisatrice. Certes, il n’est pas question de table rase culturelle chez E-P, mais demander aux Africains de s’affranchir, voire d’oublier leur passé (incompatible avec les idéaux du monde moderne) pour pouvoir vivre en harmonie avec le monde semble relever du même projet que celui de la mission civilisatrice de la France coloniale :

Le problème de l’Afrique, […] c’est de prendre conscience que l’âge d’or qu’elle ne cesse de regretter, ne reviendra pas pour la raison qu’il n’a jamais existé. […] Le problème de l’Afrique, c’est que trop souvent elle juge le présent par rapport à une pureté des origines totalement imaginaire et que personne ne peut espérer ressusciter.

Essayons maintenant de dépasser cette analyse énonciative des coordonnées de l’allocution pour nous intéresser aux différentes activités de mise en argumentation auxquelles E-P s’est livré.

Les activités de mise en argumentation

La problématisation

Problématiser est une activité cognitive qui consiste d’une part à indiquer un domaine thématique et un propos tenu sur ce thème, et d’autre part à problématiser le propos. E-P a d’abord commencé par imposer un domaine thématique que l’on peut formuler de la manière suivante : traite des nègres, esclavage, colonisation et situation actuelle de l’Afrique.

Ensuite il a énoncé de manière indirecte le propos. Car affirmer que « la colonisation n’est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l’Afrique », c’est reconnaître la responsabilité de celle-ci, même si on se refuse à l’évaluer avec exactitude. Et enfin il a mis en question le propos à travers une prise de position vis-à-vis de sa véracité :

L’Afrique a sa part de responsabilité dans son propre malheur. […]. La colonisation n’est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l’Afrique. […]. Il [le colonisateur] a pris mais je veux dire avec respect qu’il a aussi donné.

En cela E-P s’est livré à une réelle problématisation.

Le positionnement

La suite logique de la problématisation est le positionnement. Après toute argumentation, l’argumentant se positionne par rapport au propos, par rapport à l’auteur du propos, et par rapport à l’argumentation elle-même. Comment ces prises de position s’expriment-elles dans l’allocution de E-P ?

Position par rapport au propos

E-P commence par dire ce qu’il sait du propos. Il énumère ainsi, pour les déplorer, les actions malheureuses effectivement commises par le colonisateur français. En voici un extrait :

Mais il est vrai que jadis, les Européens sont venus en Afrique en conquérants. Ils ont pris la terre de vos ancêtres. Ils ont banni les dieux, les langues, les croyances, les coutumes de vos pères. Ils ont dit à vos pères ce qu’ils devaient penser, ce qu’ils devaient croire, ce qu’ils devaient faire. Ils ont coupé vos pères de leur passé, ils leur ont arraché leur âme et leurs racines. Ils ont désenchanté l’Afrique. […] Le colonisateur est venu, il a pris, il s’est servi, il a exploité, il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient pas. Il a dépouillé le colonisé de sa personnalité, de sa liberté, de sa terre, du fruit de son travail.

Ensuite, il donne sa position par rapport à ces faits :

Je ne suis pas venu nier les fautes ni les crimes car il y a eu des fautes et il y a eu des crimes. […] Mais nul ne peut demander aux générations d’aujourd’hui d’expier ce crime perpétré par les générations passées. Nul ne peut demander aux fils de se repentir des fautes de leurs pères.

Puis il indique les réalisations qu’il dit positives du colonisateur : « Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles. Il a rendu fécondes des terres vierges, il a donné sa peine, son travail, son savoir ». Il souligne ensuite les bonnes intentions du colon : « Je veux le dire ici, tous les colons n’étaient pas des voleurs, tous les colons n’étaient pas des exploiteurs ».  Et enfin, il énonce les défis que doit relever l’Afrique pour son développement :

Le défi de l’Afrique, c’est d’apprendre à regarder son accession à l’universel non comme un reniement de ce qu’elle est mais comme un accomplissement. Le défi de l’Afrique, c’est d’apprendre à se sentir l’héritière de tout ce qu’il y a d’universel dans toutes les civilisations humaines. C’est de s’approprier les droits de l’homme, la démocratie, la liberté, l’égalité, la justice comme l’héritage commun de toutes les civilisations et de tous les hommes. C’est de s’approprier la science et la technique modernes comme le produit de toute l’intelligence humaine. Le défi de l’Afrique est celui de toutes les civilisations, de toutes les cultures, de tous les peuples qui veulent garder leur identité sans s’enfermer parce qu’ils savent que l’enfermement est mortel.

Position par rapport aux auteurs du propos

La situation de communication, à travers surtout le lieu choisi, commande à E-P une position d’acceptation du statut des auteurs du propos, même s’ils ne sont pas explicitement identifiés. En effet, un discours qui propose des sorties de crise ne peut pas ignorer ou remettre en cause le statut d’autorité des hommes et des femmes qui seraient éventuellement chargés de les mettre en œuvre. E-P reconnaît aux intellectuels africains le pouvoir de mettre en application ses propositions, dès lors qu’il les intègre dans son questionnement : « La Renaissance dont l’Afrique a besoin, vous seuls, Jeunes d’Afrique, vous pouvez l’accomplir parce que vous seuls en aurez la force ». Il les met cependant en garde contre la tentation de la pureté :

Jeunes d’Afrique, ne cédez pas à la tentation de la pureté parce qu’elle est une maladie, une maladie de l’intelligence, et qui est ce qu’il y a de plus dangereux au monde. Jeunes d’Afrique, ne vous coupez pas de ce qui vous enrichit, ne vous amputez pas d’une part de vous-même. La pureté est un enfermement, la pureté est une intolérance. La pureté est un fantasme qui conduit au fanatisme.

Positions par rapport à l’argumentation

Deux attitudes majeures caractérisent les positions de E-P par rapport à sa propre argumentation : l’engagement et la mise en accusation. En effet, d’une part il a choisi de s’impliquer personnellement dans le questionnement, ce qui en fait une controverse dans laquelle les autres arguments sont mis en cause par un jugement de valeur : l’honnêteté supposée de quelques colons (« Je veux le dire ici, tous les colons n’étaient pas des voleurs, tous les colons n’étaient pas des exploiteurs »).

D’autre part, il a explicitement invité les jeunes à se départir du regard que leurs aînés portaient sur la civilisation mondiale : « Ouvrez les yeux, jeunes d’Afrique, et ne regardez plus, comme l’ont fait trop souvent vos aînés, la civilisation mondiale comme une menace pour votre identité mais la civilisation mondiale comme quelque chose qui vous appartient aussi ».

La personnalisation du débat à travers la mise en cause des aînés africains ajoutée à l’engagement personnel font de l’argumentation de E-P une argumentation polémique.

L’acte de preuve

Problématiser et se positionner ne constituent pas le tout du discours argumentatif. Il faut encore que le sujet argumentant assure la validité de ses prises de position. Ce qui du même coup donne à l’interlocuteur les moyens de juger la validité de celles-ci. Car il faut que ce dernier soit à son tour en mesure d’adhérer à la prise de position ou la rejeter.

Sarkozy en tant que sujet argumentant s’est essentiellement livré à deux types d’opération : des opérations de raisonnement et d’évaluation pragmatique.

Opérations de raisonnement

Toute relation argumentative se compose au moins d’une assertion de départ, d’une assertion d’arrivée et d’une ou plusieurs assertions-arguments qui permettent de passer de la première à la seconde assertion. Ainsi, elle se définit dans son fondement comme une relation de causalité. Cette relation de causalité ou logique argumentative est organisée par des modes de raisonnement. Parmi ceux-ci, Sarkozy semble jeter son dévolu sur la concession restrictive qui s’inscrit dans un raisonnement déductif. Elle consiste à feindre d’accepter l’assertion de départ tout en rectifiant la relation argumentative.

La concession restrictive comme mode de raisonnement est très prisée par les hommes politiques parce qu’elle leur permet de tempérer l’adversité de leur vis-à-vis pour mieux faire entendre et surtout justifier leurs propres propos. Nous la retrouvons plusieurs fois dans le texte de Sarkozy. À titre illustratif, retenons-en celle-ci :

Le colonisateur est venu, il a pris, il s’est servi, il a exploité, il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient pas. Il a dépouillé le colonisé de sa personnalité, de sa liberté, de sa terre, du fruit de son travail.

Il a pris mais je veux dire avec respect qu’il a aussi donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles. Il a rendu fécondes des terres vierges, il a donné sa peine, son travail, son savoir.

Comme on le voit, par le biais de ce mode de raisonnement, Sarkozy fait la balance entre les actions humanitaires et les affres de la colonisation. Pour lui, les actions humanitaires par leur importance doivent faire oublier tout ce que les colonisés ont subi comme exactions et humiliations.

Opérations d’évaluation pragmatique

Nous constatons que le positionnement de E-P passe également par le biais d’arguments de type pragmatique. Il s’agit de mesurer les réalisations de la colonisation en fonction de leur caractère utilitaire. La colonisation a été un mal nécessaire, semble dire E-P. Ce qui est surprenant, c’est qu’à cet argument sont associés des jugements de valeur. E-P parle de la sincérité, de la bonne foi, de l’amour de certains colons sans apporter la moindre preuve de ses affirmations. Il se limite tout juste à dire qu’ils se sont trompés en voulant bien faire :

Il y avait parmi eux […] des hommes de bonne volonté, des hommes qui croyaient remplir une mission civilisatrice, des hommes qui croyaient faire le bien. […] certains étaient sincères. Ils croyaient donner la liberté […]. Ils croyaient briser les chaînes de l’obscurantisme, de la superstition, de la servitude. […]. Ils croyaient donner l’amour […].

Notons qu’à toutes ces étapes de la mise en argumentation interviennent les stratégies persuasives pour spécifier des enjeux d’influence.

Les stratégies persuasives

Les stratégies de problématisation

La façon de problématiser relève de choix opérés par le sujet argumentant. Ceux de EP se traduisent par des activités de cadrage et de recadrage d’une problématisation. Par exemple, quand il énonce « Cette blessure ouverte dans l’âme de l’homme noir est une blessure ouverte dans l’âme de tous les hommes » pour reconnaître et partager la souffrance de l’Africain, il déplace la problématique des exactions commises par l’Europe en y ajoutant une nouvelle, la question de la repentance : « Mais nul ne peut demander aux générations d’aujourd’hui d’expier ce crime perpétré par les générations passées. Nul ne peut demander aux fils de se repentir des fautes de leurs pères. Jeunes d’Afrique, je ne suis pas venu vous parler de repentance ».

Il lui arrive également de remplacer la problématique première par une autre. C’est le cas quand il passe de la part d’Europe qu’il y a en l’Africain (a) au drame de l’Afrique (b) :

(a) Mais je suis venu vous dire que la part d’Europe qui est en vous est le fruit d’un grand péché d’orgueil de l’Occident mais que cette part d’Europe en vous n’est pas indigne. Car elle est l’appel de la liberté, de l’émancipation et de la justice et de l’égalité entre les femmes et les hommes. Car elle est l’appel à la raison et à la conscience universelles.

(b) Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.

Il semble, à travers ce dernier passage, retirer à l’Africain les valeurs qu’il venait tout juste de lui attribuer comme apport de l’Europe.

Ces stratégies de recadrage servent divers enjeux :

(1) lorsque E-P met en garde son public contre un certain nombre de comportements, il est en train indirectement de légitimer ceux qu’il propose et du coup de délégitimer les autres :

Ne vous laissez pas, jeunes d’Afrique, voler votre avenir par ceux qui ne savent opposer à l’intolérance que l’intolérance, au racisme que le racisme. Ne vous laissez pas, jeunes d’Afrique, voler votre avenir par ceux qui veulent vous exproprier d’une histoire qui vous appartient […]. N’écoutez pas, jeunes d’Afrique, ceux qui veulent faire sortir l’Afrique de l’histoire au nom de la tradition […]. N’écoutez pas, jeunes d’Afrique, ceux qui veulent vous empêcher de prendre votre part dans l’aventure humaine […]. N’écoutez pas, jeunes d’Afrique, ceux qui veulent vous déraciner, vous priver de votre identité, faire table rase de tout ce qui est africain, de toute la mystique, la religiosité, la sensibilité, la mentalité africaine […].

(2) lorsqu’il déplace la discussion du terrain de la repentance (« Jeunes d’Afrique, je ne suis pas venu vous parler de repentance »), à celui de la coopération (« Je suis venu vous proposer de regarder ensemble, Africains et Français, au-delà de cette déchirure et au-delà de cette souffrance »), il construit ainsi son champ de compétence. Lorsqu’en plus, il dresse avec une grande minutie toutes les « fautes » commises par le colon, il montre qu’il est qualifié pour en parler ; il se donne ainsi une sorte de crédibilité ;

(3) lorsqu’enfin il impose à l’autre un cadre de questionnement à travers la stratégie du oui… mais, il se lance dans une entreprise de captation qui traverse pratiquement tout le discours. En voici un exemple : « L’Afrique n’accomplira pas sa Renaissance en coupant les ailes de sa jeunesse. Mais l’Afrique a besoin de sa jeunesse ».

Les stratégies de positionnement

Le positionnement correspond à ce qu’à la suite d’Aristote nous appelons ethos discursif. Il permet à l’orateur de prouver sa légitimité et de se donner une certaine crédibilité par rapport à la problématisation. E-P ne s’en prive pas dans son allocution : plusieurs fois, il en use. C’est le cas, par exemple, quand il :

(1) précise ce qui l’autorise à argumenter. Il nous apprend qu’il le fait en sa qualité d’abord de président de la France, ancien pays colonisateur, ensuite de citoyen du monde libre d’aujourd’hui :

(a) Permettez-moi de remercier l’université de Dakar qui me permet pour la première fois de m’adresser à l’élite de la jeunesse africaine en tant que Président de la République française.

(b) […] Cet homme noir, je veux le dire ici à Dakar, a le visage de tous les hommes du monde. […] Cette souffrance de l’homme noir, c’est la souffrance de tous les hommes. Cette blessure ouverte dans l’âme de l’homme noir est une blessure ouverte dans l’âme de tous les hommes. […] Je suis venu, jeunes d’Afrique, regarder en face avec vous notre histoire commune.

(2) se construit l’image de quelqu’un de sincère et de franc : « Je suis venu vous parler avec la franchise et la sincérité que l’on doit à des amis que l’on aime et que l’on respecte ».

Le positionnement de E-P passe également par des techniques de prise en charge. En effet, il fait émerger des voix qui :

(1) tantôt assertent. Par exemple pour évoquer les deux héritages de l’Africain, il choisit l’assertion : « Mais je suis aussi venu vous dire qu’il y a en vous, jeunes d’Afrique, deux héritages, deux sagesses, deux traditions qui se sont longtemps combattues : celle de l’Afrique et celle de l’Europe ».

(2) tantôt interrogent. Quand il aborde les vœux des jeunes Africains, il préfère utiliser l’énonciation interrogative, non pas comme quête de savoir mais plutôt de confirmation : « Voulez-vous que cessent l’arbitraire, la corruption, la violence ? Voulez-vous que la propriété soit respectée, que l’argent soit investi au lieu d’être détourné ? […] Si vous le voulez, alors la France sera à vos côtés pour l’exiger, mais personne ne le voudra à votre place »

(3) tantôt modalisent le propos afin de gagner la sympathie du destinataire : « Alors, mes chers Amis, alors seulement, l’enfant noir de Camara Laye, à genoux dans le silence de la nuit africaine, saura et comprendra qu’il peut lever la tête et regarder avec confiance l’avenir» ; « Que feriez-vous, fière jeunesse africaine, de ma pitié ? »

Les stratégies de preuve

Il s’agit des différents arguments utilisés pour soutenir le positionnement :

Arguments liés à l’ethos

Dans la rhétorique classique, on appelle ethos (mœurs) l’image que se donne le « je » en établissant un lien de sympathie entre lui et les destinataires. Dans l’allocution de E-P, cette attitude de conciliation s’exprime essentiellement par des actes de témoignage d’amitié et de fraternité (« J’aime l’Afrique, je respecte et j’aime les Africains. Entre le Sénégal et la France, l’histoire a tissé les liens d’une amitié que nul ne peut défaire. Cette amitié est forte et sincère. C’est pour cela que j’ai souhaité adresser, de Dakar, le salut fraternel de la France à l’Afrique tout entière ») ainsi que de partage de la souffrance (« Je suis venu vous dire que votre déchirure et votre souffrance sont les nôtres et sont donc les miennes. »)

Arguments liés au pathos

Ce qui provoque l’émotion des destinataires s’appelle dans la rhétorique classique le pathos (passion). Ici E-P recourt à ce pathos pour flatter l’orgueil et susciter chez le public un nouveau regard sur la colonisation. Il a compris à la suite d’Aristote que les passions sont des agents de variation du jugement.

Les procédés utilisés à cette fin sont liés à des modalités d’énonciation et à l’élocution.

Procédés liés à l’énonciation

Les modalités les plus présentes dans l’allocution sont :

(1) l’apostrophe

E-P emploie cette figure à plusieurs endroits du texte pour remplir des fonctions diverses. Dans les exemples suivants, il s’en sert pour :

– dire ce qu’il ne fera pas : « Je ne suis pas venu, jeunes d’Afrique, pour pleurer avec vous sur les malheurs de l’Afrique […]. Je ne suis pas venu, jeunes d’Afrique, pour m’apitoyer sur votre sort […]. Jeunes d’Afrique, je ne suis pas venu vous parler de repentance ».

– annoncer l’objet véritable de sa visite : « Je suis venu vous proposer, jeunes d’Afrique, non d’oublier cette déchirure et cette souffrance qui ne peuvent pas être oubliées, mais de les dépasser. Je suis venu vous proposer, jeunes d’Afrique, non de ressasser ensemble le passé mais d’en tirer ensemble les leçons afin de regarder ensemble l’avenir. Je suis venu, jeunes d’Afrique, regarder en face avec vous notre histoire commune ».

– mettre en garde contre certaines tentations : « Jeunes d’Afrique, ne cédez pas à la tentation de la pureté […], ne vous coupez pas de ce qui vous enrichit… ».

(2) des modalités interrogatives : « Voulez-vous que l’État se remette à faire son métier … ? Vous voulez la paix sur le continent africain ? […] Vous voulez l’unité africaine ? »

Par ce tour oratoire, E-P semble dire aux Africains qu’il les a entendus et qu’il les comprend : leurs attentes sont légitimes.

(3) des modalités impératives :

Ne vous laissez pas, jeunes d’Afrique, voler votre avenir.

– N’écoutez pas, jeunes d’Afrique, ceux qui veulent faire sortir l’Afrique de l’histoire.

– Écoutez plutôt, jeunes d’Afrique, la grande voix du Président Senghor.

– Ouvrez les yeux, […] et ne regardez plus […] la civilisation mondiale comme une menace pour votre identité.

L’impératif est ici employé comme mode du conseil, de l’invite à la sagesse.

Procédés liés à l’élocution

Pour susciter l’émotion, E-P se sert également d’arguments liés à l’élocution. Il s’agit ici de l’utilisation des figures de rhétorique comme procédés de discours pour donner plus de force à l’expression et créer par la même occasion un effet chez le destinataire. Parmi ces figures, on peut citer :

(1) l’hyperbole : « Ainsi parlait Léopold Senghor qui fait honneur à tout ce que l’humanité comprend d’intelligence. Ce grand poète et ce grand Africain voulait que l’Afrique se mît à parler à toute l’humanité et lui écrivait en français des poèmes pour tous les hommes »

Par cette évocation, E-P salue la poésie senghorienne par une amplification de la portée de son message.

(2) l’anaphore rhétorique. Elle est omniprésente dans le texte pour remplir deux rôles principaux : un rôle architectural et un rôle thématique. On la retrouve dans le passage suivant pour renforcer la cohésion formelle de la dénonciation de la colonisation et la mise en relief de ce thème :

Mais la colonisation fut une grande faute qui fut payée par l’amertume et la souffrance […]. La colonisation fut une grande faute qui détruisit chez le colonisé l’estime de soi […]. La colonisation fut une grande faute mais de cette grande faute est né l’embryon d’une destinée commune […]. La colonisation fut une faute qui a changé le destin de l’Europe et le destin de l’Afrique […].

(3) l’énumération qui permet par exemple d’insister sur l’étendue et la diversité des projets de développement avec l’Afrique : « Ce que veut faire la France avec l’Afrique, c’est regarder en face les réalités […], c’est le co-développement […], des projets communs, des pôles de compétitivité communs, des universités communes, des laboratoires communs, […] c’est élaborer une stratégie commune dans la mondialisation, […] c’est une politique d’immigration négociée ensemble, décidée ensemble […], c’est une alliance de la jeunesse française et de la jeunesse africaine […], c’est préparer l’avènement de l’Eurafrique, ce grand destin commun qui attend l’Europe et l’Afrique ».

(4) l’accumulation qui permet par exemple de mettre au même pied la colonisation et les deux religions dominantes en Afrique (l’islam et le christianisme) pour mieux faire accepter les aspects positifs de cette colonisation : « La civilisation musulmane, la chrétienté, la colonisation, au-delà des crimes et des fautes qui furent commises en leur nom et qui ne sont pas excusables, ont ouvert les cœurs et les mentalités africaines à l’universel et à l’histoire ».

(5) l’argument d’autorité (évocation de Senghor et de Rimbaud) : « Écoutez plutôt, jeunes d’Afrique, la grande voix du Président Senghor qui chercha toute sa vie à réconcilier les héritages et les cultures au croisement desquels les hasards et les tragédies de l’histoire avaient placé l’Afrique […]. Alors entendez, jeunes d’Afrique, combien Rimbaud est africain quand il met des couleurs sur les voyelles comme vos ancêtres en mettaient sur leurs masques […] ».

Pour faire passer son message, E-P, dans ce passage de son allocution, évoque deux grandes figures de la poésie, un Africain et un Européen, dont le seul point commun semble être leur croyance au métissage culturel.

(6) la gradation ascendante. Dans le passage suivant, E-P décrit de manière ascendante les difficultés auxquelles sont confrontés les jeunes Africains dans leur irrésistible volonté de partir vers l’Occident : d’abord psychologiques, ensuite psychiques, et enfin physiques.

Je sais l’envie de partir qu’éprouvent un si grand nombre d’entre vous confrontés aux difficultés de l’Afrique. Je sais la tentation de l’exil qui pousse tant de jeunes Africains à aller chercher ailleurs ce qu’ils ne trouvent pas ici pour faire vivre leur famille. Je sais ce qu’il faut de volonté, ce qu’il faut de courage pour tenter cette aventure, pour quitter sa patrie, la terre où l’on est né, où l’on a grandi, pour laisser derrière soi les lieux familiers où l’on a été heureux, l’amour d’une mère, d’un père ou d’un frère et cette solidarité, cette chaleur, cet esprit communautaire qui sont si forts en Afrique. Je sais ce qu’il faut de force d’âme pour affronter le dépaysement, l’éloignement, la solitude. Je sais ce que la plupart d’entre eux doivent affronter comme épreuves, comme difficultés, comme risques. Je sais qu’ils iront parfois jusqu’à risquer leur vie pour aller jusqu’au bout de ce qu’ils croient être leur rêve. Mais je sais que rien ne les retiendra. Car rien ne retient jamais la jeunesse quand elle se croit portée par ses rêves.

Arguments liés au logos

Dans la rhétorique classique, il est désigné par le terme logos tout procédé qui fait appel à l’intelligence du destinataire. Ces procédés, E-P en a utilisé soit pour mieux présenter ses arguments, soit pour stimuler l’adhésion des destinataires à son discours. Nous avons relevé :

(1) des connecteurs de cause

Les plus employés sont car et parce que qui permettent d’introduire des causes évidentes et/ou à valeurs justificatives : « Je ne suis pas venu, jeunes d’Afrique, pour m’apitoyer sur votre sort parce que votre sort est d’abord entre vos mains ». Grâce au connecteur parce que, la cause est ici présentée comme évidente. Par contre, dans l’exemple suivant, le connecteur car introduit une cause à valeur justificative : « Je veux vous dire, jeunes d’Afrique, que le drame de l’Afrique n’est pas dans une prétendue infériorité de son art, sa pensée, de sa culture. Car, pour ce qui est de l’art, de la pensée et de la culture, c’est l’Occident qui s’est mis à l’école de l’Afrique ».

(2) des connecteurs d’opposition

Le connecteur de cause le plus employé est mais parce qu’il permet d’exprimer une opposition qui ne souffre d’aucune ambiguïté :

Je ne suis pas venu, jeunes d’Afrique, vous donner des leçons. Je ne suis pas venu vous faire la morale. Mais je suis venu vous dire que la part d’Europe qui est en vous est le fruit d’un grand péché d’orgueil de l’Occident mais que cette part d’Europe en vous n’est pas indigne.

(3) des discours cités

Pour donner à ses propos sur la nécessité d’un métissage culturel une apparence d’objectivité et de sincérité, E-P cite Senghor : « Nous sommes des métis culturels, et si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle, que notre message s’adresse aussi aux français et aux autres hommes ». La citation de Rimbaud obéit au même projet. E-P évoque cet autre poète pour certes faire aimer et apprécier son africanité, mais aussi et surtout pour montrer qu’il y a également des français qui adhèrent à cette idée de métissage culturel : « Masque noir, masque rouge, masque blanc-et-noir ».

(4) des mots de comparaison

Dans le discours de E-P, la comparaison ne repose pas sur une analogie immédiate. Figure analogique consciente, elle est médiatisée par l’usage délibéré de connecteurs syntaxiques. Son exploitation discursive favorise des développements analogiques à fonction illustrative, comme c’est le cas dans les exemples suivants :

– On s’est entretué en Afrique au moins autant qu’en Europe.

– […] sans vous, jeunes d’Afrique qui êtes la jeunesse du monde, l’aventure humaine sera moins belle.

La fonction illustrative de la comparaison est nette dans ces deux emplois : les comparants « on s’est entretué en Afrique » et « l’aventure humaine est belle » faciles à percevoir éclairent les comparés problématiques « on s’est entretué en Europe » et « les jeunes d’Afrique font la beauté de l’aventure humaine ».

Arguments liés à la disposition

La disposition renvoie, dans la rhétorique traditionnelle, à l’ordre d’exposition des arguments. Elle obéissait à un plan invariable :

  • l’accroche
  • la présentation des faits
  • exposition des arguments qui soutiennent la position
  • l’examen critique des arguments contraires à la position
  • la conclusion

C’est ce plan que E-P a adapté à son argumentation. En effet, il commence son discours par des procédés sémantico-rhétoriques pour préparer le public à l’écouter, mais surtout à ne pas être surpris qu’il ait une posture différente de ce que ce public a l’habitude d’adopter : « Je suis venu vous parler avec la franchise et la sincérité […]. Je veux, ce soir, m’adresser à tous les Africains qui sont si différents les uns des autres […] et qui pourtant se reconnaissent les uns les autres comme des Africains. […] Je ne suis pas venu […] pleurer avec vous […] pour m’apitoyer sur votre sort […], effacer le passé […], nier les fautes ni les crimes […] ».

Ensuite, il énonce toute une litanie de faits (« Ils ont pris la terre de vos ancêtres. Ils ont banni les dieux, les langues, les croyances, les coutumes de vos pères »), avant de donner à chaque fois sa position : « Ils ont eu tort ». Puis il indique les réalisations effectuées par la colonisation (« [Le colonisateur] a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires »), avant de relativiser sa prise de position en indiquant les motivations, à ses yeux, de certains des auteurs de ces faits : « Il y avait parmi eux des hommes mauvais mais il y avait aussi des hommes de bonne volonté, des hommes qui croyaient remplir une mission civilisatrice, des hommes qui croyaient faire le bien ».

Et enfin, il termine sur ses projets pour l’Afrique tout en affirmant la disponibilité de la France d’accompagner toute action qui va dans le sens d’alléger les difficultés des populations africaines.

Conclusion

Nous allons conclure cet article par un constat : l’allocution tenue à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar est très riche en procédés d’influence. Pour l’essentiel, E-P a emprunté son argumentaire à la rhétorique gréco-latine, cet art de l’éloquence. En effet, les diverses ressources de la langue qu’il a utilisées pour étayer ses prises de positions, appartiennent essentiellement aux trois principaux genres traditionnels d’éloquence : l’inventio (qui enseignait l’art de trouver des procédés pour convaincre), la dispositio (qui enseignait l’art d’exposer ses arguments dans un ordre efficace) et l’elocutio (qui enseignait l’art de trouver les mots qui exprimeraient les arguments et de les disposer dans l’énoncé). En cela, le discours tenu par Sarkozy à Dakar est digne d’intérêt pour les linguistes et analystes de discours qui tentent de relancer la vitalité de la rhétorique qui, au cours des siècles, a subi des évolutions qui ont fini par lui faire perdre de son importance. Cependant, vu le tollé que ce discours a suscité, on est en droit de se poser des questions sur l’efficacité de l’argumentation utilisée. Nous pensons que la faiblesse principale de cette argumentation réside dans deux choix faits par E-P : d’abord prêter des intentions louables à partir de faits détournés de leurs objectifs premiers, ensuite proposer comme point de départ de sa réflexion une image dans laquelle l’Africain d’aujourd’hui a du mal à se retrouver. Cela va de soi. Cette image est une pure invention d’un autre temps.

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  1. Discours prononcé le 26 juillet 2007 lors d’une tournée africaine. Nicolas Sarkozy vient d’être élu à la Présidence française (mai 2007). L’allocution, qui dure 50 minutes, est rédigée par son conseiller Henri Guaino. Le texte est disponible sur le site de l’Élysée : https://web.archive.org/web/20101104083351/http://www.elysee.fr/president/les-actualites/discours/2007/discours-a-l-universite-de-dakar.8264.html [Note de la rédaction].

Pour citer cet article

Cissé, Momar. 2023. Mouvements argumentatifs dans les textes politiques. Analyse sémiodiscursive de l’allocution de Nicolas Sarkozy à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Magana. L’analyse du discours dans tous ses sens, 1(0), en ligne. DOI : 10.46711/magana.2023.1.0.4

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