Les discours numériques natifs d’Afrique : technodiscours d’ici, technodiscours d’aujourd’hui. Présentation

Donald DJILÉ, Kamila OULEBSIR-OUKIL, et Achour BOURDACHE

 

Les discours numériques natifs (désormais DNN) ou technodiscours sont des énoncés élaborées et diffusées originellement en ligne, notamment sur les réseaux sociaux numériques et dans tous les lieux numériques (sites web, blogs, applications, etc.) qui accueillent des productions discursives dans une dynamique interactionnelle. Ils constituent le matériau de l’analyse du discours numérique, une épistémologie nouvelle mise en place par Marie-Anne Paveau au début des années 2010. Ce cadre théorique et méthodologique part du postulat selon lequel les travaux en sciences du langage sur « les discours natifs d’internet ou du web peinent à prendre en compte leur dimension technique, intégrée à leur nature langagière du fait de la programmation informatique qui structure les univers numériques » (Paveau, 2017, p. 9). Pour ce faire, l’analyse du discours numérique adopte une posture post-dualiste et propose une analyse des productions discursives en ligne à partir d’une approche écologique (ou environnementale) qui favorise la prise en compte de leurs caractéristiques technologiques.

En Afrique, les travaux sur les discours natifs en ligne intègrent de plus en plus ce positionnement épistémologique venu de France, selon des temporalités différentes. En Afrique subsaharienne, certains travaux commencent à prendre en compte les DNN, par exemple au Cameroun[1], en Côte d’Ivoire[2] et au Sénégal[3], alors que dans la partie septentrionale, les recherches en analyse discours numérique avancent à grands pas. Le Maroc et surtout l’Algérie se distinguent par l’organisation d’événements scientifiques et de nombreux travaux menés dans le but de comprendre les nuances des discours produits en ligne (Alaoui et Alaoui, 2021) et les pratiques technodiscursives dans leurs environnements numériques (Ali Bencherif et Mahieddine, 2022). En effet, pendant que certaines recherches portent sur les unités technodiscursives à analyser dans ces environnements numériques telles que la pancarte, le commentaire, les hashtags et les slogans (Malek et Hamza, 2021), d’autres explorent les mécanismes déployés pour assurer la communication en ligne comme la construction de l’identité et l’emploi des pseudonymes (Bourdache et Lanseur, 2020). Elles mettent par ailleurs en lumière les dynamiques linguistiques et sociales qui dominent dans les interactions en ligne, comme les pratiques du dialogisme en ligne (Oulebsir, 2022), de la citation et les circulations des discours rapportés (Bourdache, 2023), notamment en période de crise, en l’occurrence le hirak de 2019 et la Covid-19 (Benaldi, 2021).

Cette implantation de l’analyse du discours numérique dans l’univers académique africain francophone s’intègre à celle de l’analyse du discours française qui a accouché, à la satisfaction des adeptes africain·e·s des savoirs endogènes (Hountondji, 2001), d’une analyse du discours africaine, dont « les bases théoriques » (Diallo, 2022) ont été rediscutées puis plébiscitées lors du premier congrès du Réseau Africain d’Analyse du Discours (R2AD)[4]. Ce congrès a réuni quarante-six chercheur·euse·s venu·e·s de treize pays d’Afrique, d’Amérique et d’Europe autour de L’analyse du discours en contexte africain : une analyse du discours située? Il s’est refermé sur de vives recommandations en lien avec la mise en place de projets de recherche visant à positionner l’Afrique, et par ricochet la recherche africaine, comme productrice de savoirs. Il s’agit, dans cette entreprise collective à forts enjeux épistémiques, de partir de corpus natifs d’Afrique afin d’emboîter le pas au mouvement de théorisation insufflé par Bohui Djédjé Hilaire et ses avertisseurs communicationnels africains, de manière à changer le regard sur cette région du monde considérée, à tort ou à raison, comme la parente pauvre de la production scientifique mondiale.

Ce numéro thématique sur l’analyse du discours numérique en Afrique francophone s’inscrit dans cette perspective. Il épouse, à la fois, les ambitions du R2AD – évoquées ci-dessus – et les objectifs de la Revue Magana qui veut offrir aux membres dudit réseau et à tou·te·s les chercheur·euse·s des Suds un espace de diffusion et de visibilisation de leurs travaux, de sorte à « mieux appréhender les pratiques, objets et dynamiques théoriques à l’œuvre sur le continent africain » (Présentation de la revue, en ligne[5]). Même si l’on ne va pas jusqu’à poser une analyse du discours numérique africaine, il convient de noter que les discours numériques natifs d’Afrique revêtent des particularités qui influencent la pratique de l’analyse du discours numérique et sont susceptibles d’enrichir ses cadrages ouverts à de nouvelles propositions. En effet, les pratiques technodiscursives et les interactions technoconversationnelles natives des lieux numériques africains entrent dans une culture discursive numérique planétaire. Elles sont, comme partout ailleurs, la résultante d’une collaboration homme-machine qui justifie leur nature hybride (composite, délinéarisée), faites de matérialités linguistiques (textes), iconiques (émojis, émoticônes, images, etc.) et de propriétés technologiques (cliquabilité, hypertextualité, réticularité, fractalité, etc.). Toutefois, elles présentent des particularités qui sont en lien avec des contextes situés caractérisés par une composante culturelle et linguistique riche et des mutations sociopolitiques inédites.

Les articles rassemblés dans cette mouture constituent un échantillon, que nous pensons représentatif, de ce qui se fait aujourd’hui en analyse du discours numérique sur le continent africain. Ils montrent que, malgré l’aréalité des chercheur·euse·s, les travaux proposés entrent dans une certaine homogénéité, du point de vue des pratiques de recherche et des thématiques développées. Ils offrent une exploration approfondie des transformations linguistiques, sociales, culturelles et politiques véhiculées par les médias sociaux et les technologies discursives. Ils permettent ainsi de comprendre les sociétés africaines contemporaines à partir de l’observation des productions discursives et de l’analyse des interactions conversationnelles qu’elles induisent dans les lieux numériques. Ce sont donc cinq articles de jeunes chercheur·euse·s qui examinent les pratiques et les appropriations spécifiques des discours numériques natifs d’Afrique et qui souhaitent apporter des perspectives enrichissantes sur les représentations identitaires, les dynamiques linguistiques, la citoyenneté en ligne et les pratiques discursives numériques en Afrique.

L’article de Kamila Oulebsir-Oukil, « Détournement et discours rapporté dans les pancartes du hirak algérien : quelques pistes de réflexions », analyse les pancartes numériques des manifestations du hirak algérien en les considérant comme des « technogenres ». En s’appuyant sur les pancartes photographiées et partagées sur des réseaux sociaux comme Facebook, Twitter et Instagram, l’étude examine comment les manifestant·e·s utilisent ces outils pour détourner, s’approprier et resignifier des discours (proverbes, citations, paroles de chansons, etc.) qui appartiennent pour la plupart à la culture populaire. L’analyse de ces pancartes – obtenues par captures d’écran de contenus diffusés en ligne – met en lumière des pratiques de discours rapporté et de détournement, révélant des modalités énonciatives et des techniques de reprise et d’autocitation utilisées comme mécanismes de résistance politique à travers l’utilisation créative des médias sociaux. Avec Franck Rostov Tsamo Dongmo, il est question d’explorer les changements morphosémantiques des discours en ligne en se basant sur des termes qui prennent des significations spécifiques dans les productions discursives des socionautes africain·e·s. Dans « Discours et polyvalence morphosémantique en contexte numérique africain : une analyse technolinguistique des emplois de Hakimi et les bruits sur Facebook », l’auteur montre que les discours en ligne évoluent en fonction des contextes locaux, mettant en évidence la flexibilité et l’adaptabilité de certains mots et expressions constamment négociés et redéfinis par les utilisateurs et les utilisatrices. Akoua Adaye Nadia Kra et Abdoul Karim Koné traitent, pour leur part, de la « citoyenneté numérique » comme « nouveau répertoire d’actions et analysent des mobilisations citoyennes » en s’appuyant sur le cas de Vincent Toh Bi Irié. Ils y explorent la manière dont les médias sociaux redéfinissent la citoyenneté et facilitent de nouvelles formes de mobilisation sociale en Côte d’Ivoire. En se concentrant sur la figure de Vincent Toh Bi Irié, ancien préfet d’Abidjan, les auteur·trice·s montrent comment des plateformes comme Facebook et Twitter sont utilisées pour engager directement les citoyens, diffuser des informations et organiser des campagnes de mobilisation. Dans son article « Des noms et des discours sur le web social. Éléments d’analyse plurielle des discours toponymiques de la communauté discursive de la page Facebook Je », Achour Bourdache analyse les discours toponymiques produits par les utilisateurs et utilisatrices algérien·ne·s sur la page Facebook Je. Utilisant une approche multimodale, l’étude examine les dimensions linguistiques et sémiotiques des commentaires et échanges autour des noms de lieux insolites partagés sur cette plateforme. Cette analyse permet de comprendre comment les utilisateurs et les utilisatrices redéfinissent leurs environnements locaux et construisent des représentations sociales et identitaires. L’interaction entre les espaces physiques et numériques montre l’importance des réseaux sociaux comme lieux de construction et de négociation des identités collectives. Le dernier article, « Pratiques citationnelles sur smartphone et modes de prise en charge dans les technodiscours rapportés » rend compte des pratiques citationnelles numériques réalisées via les smartphones, en prenant pour objet les technodiscours rapportés sur Facebook. Donald Djilé y identifie deux formats technodiscursifs qui fonctionnent tous les deux sur la base de la capture d’écran : l’une des formes de technodiscours rapporté répétant (Paveau, 2017, p. 294) et la technoconversation rapportée qu’il pose comme catégorie nouvelle en analyse du discours numérique. C’est donc un article à vocation épistémique qui part de la contribution significative des affordances du smartphone dans l’exercice du discours rapporté en ligne pour dégager des mécanismes techno-énonciatifs de prise en charge discursive.

Tous ces travaux sont empiriques et réalisés en terrains numériques. Facebook, X (ex-Twitter) ou encore YouTube ont servi de « lieux de corpus » (Bibié-Émérit, 2016) pour une exploration immergée, i.e. une observation technorelationnelle (Djilé, 2022) des discours numériques natifs d’Afrique. Chaque article adopte les cadrages de l’analyse du discours numérique en proposant, pour certains, des contributions théoriques, pour les autres, des démarches méthodologiques imposées par leurs corpus. Chacune des contributions enrichit, d’une manière ou d’une autre, la compréhension des processus d’appropriation, les nouvelles formes de citoyenneté et les pratiques interactionnelles en Afrique, dans un monde de plus en plus connecté. Les articles mettent en évidence des individus ou des communautés à travers les usages qu’ils font des technologies numériques, notamment en exprimant leurs identités, leurs engagements, leurs revendications et leurs perceptions toponymiques, révélant ainsi des pratiques technodiscursives situées en Afrique francophone.

Ce numéro veut présenter quelques avancées de l’analyse du discours numérique en Afrique, en proposant des réflexions portées sur des corpus numériques natifs issus de cet espace géographique aussi complexe qu’intéressant. Il s’est voulu un reflet de la diversité et de la dynamique des discours numériques en Afrique francophone qui témoignent de la vitalité d’un champ de recherche – porté par des jeunes chercheur·euse·s engagé·e·s et passionné·e·s – qui continue de se développer et de s’enrichir. Cette livraison est donc une invitation à poursuivre l’exploration de ce domaine fascinant où chaque proposition est une porte vers une compréhension plus profonde des pratiques technodiscursives et technoconversationnelles qui animent les sociétés africaines francophones d’aujourd’hui.

Références bibliographiques

Alaoui, Ismail Madani et Alaoui, Sadik Madani. 2021. Le discours de la rumeur à l’ère numérique. Agadir : Publication de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines.

Ali-Bencherif, Mohammed Zakaria et Mahieddine, Azzeddine. 2022. Langues, discours et identités au prisme des réseaux sociaux numériques. Ottignies-Louvain-la-Neuve : EME Editions.

Benaldi, Hassiba. 2021. Analyse du pathos dans les pratiques discursives numériques sur Facebook au cours de la troisième vague épidémiologique en Algérie. Aleph, n°3, p. 223‑250. URL: https://www.asjp.cerist.dz/en/article/168553

Bourdache, Achour et Lanseur, Soufiane, 2020. Le pseudonyme : reflet d’identité sur le web social? Studii de gramatică contrastivă, Vol. 1, n°33, p. 114-131, URL : http://studiidegramaticacontrastiva.info/wp-content/uploads/2020/12/Bourdache-Lanseur-33.pdf

Bourdache, Achour. 2023. La citation comme technogenre de discours rapporté sur Twitter : description, catégorisation et fonctions technodiscursives. Multilinguales, n°20, p. 30-52. URL : https://doi.org/10.4000/multilinguales.10870

Diallo, Demba Thilel. 2022. Les bases théoriques de l’analyse du discours africaine, Revue LiLaS, Hors-série, p. 117-136.

Djilé, Donald. 2022. L’analyse des conversations numériques. Proposition théorique et contributions méthodologiques à l’analyse des corpus numériques natifs. Heterotopica, Numéro spécial, Vol. 4, p. 125-148.

Émérit-Bibié, Laetitia. 2016. La notion de lieu de corpus : un nouvel outil pour l’étude des terrains numériques en linguistique. Corela, n°14-1. URL: http://corela.revues.org/4594

Hountondji, Paulin. 2001. Au-delà de l’ethnoscience : pour une réappropriation critique des savoirs endogènes. Notre Librairie. Revue des littératures du Sud, n°144, p. 58-65.

Malek, Azzeddine et Hamza, Madina. 2021. Quand les pancartes des manifestants plaident pour le peuple algérien. Analyse sémiolinguistique des écrits contestataires. Socles, Vol. 10, n°1, p. 251-273.

Oulebsir, Kamila. 2022. Le dialogisme dans le discours en ligne. Analyse et procédés.  Heterotopica, Numéro spécial, Vol. 4, p.149-170.

Paveau, Marie-Anne. 2017. L’analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques. Paris : Hermann.



  1. Il s’agit principalement des articles de Tsamo Dongmo Franck Rostov, de l’université de Dschang (voir les références dans son article ici même).
  2. Les travaux de Djilé Donald, de l’Université Alassane Ouattara de Bouaké (voir les références dans son article ici même), les thèses en cours de Kouassi Hermann André « De la subjectivité dans le technodiscours ivoirien : Pour une analyse pragmalinguistique de quelques interjections dans le discours du web 2.0 (Facebook - WhatsApp - Twitter) » (UAO, Bouaké) et de Koné Abdoul Karim « Sphère politique et analyse du discours numérique : modalités argumentatives et construction de l’image de soi » (Université Félix-Houphouët-Boigny, Abidjan) montrent un intérêt certain et une évolution progressive de l’analyse du discours numérique dans ce pays.
  3. Selon les informations à notre disposition, le Sénégal n’enregistre qu’une thèse qui intègre le cadre théorico-méthodologique de l’analyse du discours numérique. C’est celle de Malick Diouf, « Normes linguistiques et des interactions verbales, genres et communautés dans la communication en ligne et les médias sociaux » en préparation à l’Université Cheikh Anta Diop (Dakar).
  4. https://calenda.org/993529?file=1
  5. https://www.revues.scienceafrique.org/magana/politiques/la-revue-en-bref/

Pour citer cet article

Djilé, Donald, Oulebsir-Oukil, Kamila et Bourdache, Achour. 2024. Les discours numériques natifs d'Afrique : technodiscours d'ici, technodiscours d'aujourd'hui. Présentation. Magana. L’analyse du discours dans tous ses sens, 1(1), 1-14. DOI : 10.46711/magana.2024.1.1.1

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