Notes sur l’itinéraire douloureux de Bardamu, personnage central du roman « Voyage au bout de la nuit » de Louis-Ferdinand Céline

Rémy NSENGIYUMVA

 

Introduction

Le roman Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline évoque le mouvement, le bouger. C’est un livre qui bouge et change de perspective chaque fois que le personnage Bardamu se déplace, se met en mouvement. Le personnage tourne en rond et il est constamment en mouvement. D’ailleurs, dans le nom de ce personnage se lit le verbe « mouvoir » : « mu » accompagné de « barda » qui est le sac avec lequel le militaire se déplace en allant dans un combat ; donc son nom signifie « barda mis en mouvement ». Il va de ville en ville, de continent en continent. Il est chassé de partout s’il ne s’enfuit pas avant d’être chassé. Il relate des aventures qui se succèdent au fur et à mesure qu’il se déplace. Dans cette note de recherche, il s’agira de se demander comment le héros se déplace pendant la nuit. Ici, la nuit sera considérée comme un référent matériel à interpréter au sens figuré comme le caractère sombre de l’existence. Dans le titre du roman Voyage au bout de la nuit, « au bout de » peut signifier qu’il faut aller le plus loin possible. Partout où le héros va, il ne rencontre que du malheur. Il suit une route qui le mène vers la mort.

L’itinérance de Bardamu

Le point que nous entamons concerne la découverte de l’expérience de l’horreur et l’éternel voyage à travers les continents. En effet, Bardamu se promène pendant la nuit, lorsque l’obscurité empêche toute orientation. Tout au long de ses aventures, il retrouve chaque fois son ami Robinson. La lecture de ce roman nous donne à découvrir que le personnage principal est itinérant. Le point de départ de son voyage débute à la Place Clichy et s’achève fort près de là, comme un retour au point de départ après une longue errance. À partir de Paris, il quitte l’Europe pour aller en Afrique, en Amérique puis à nouveau en Europe. Ce voyage correspond en outre à un désir délibérément exprimé de voyager, de partir, de bouger et de quitter. Ce qui démontre cette force de voyage est le champ lexical du déplacement qui est très largement illustré.  Dans l’œuvre, on recense à peu près 282 occurrences du verbe arriver, 1998 pour le verbe partir et 1100 pour le verbe voyager.

Bardamu en Afrique

Après son séjour en Europe, Bardamu se dirige vers l’Afrique. L’objectif de son voyage n’est pas véritablement d’aller en Afrique, mais d’échapper aux dangers les plus pressants comme la guerre et la misère qui se trouvent dans les villes. Selon Céline (1932, p. 250), ce voyage est justifié par le fait que d’« où qu’on se trouve, dès qu’on attire sur soi l’attention des autorités, le mieux est de disparaître et en vitesse ». Quand il arrive en Afrique, Bardamu se heurte aux conditions atmosphériques très insupportables qui causent plusieurs maladies comme la malaria.  Le héros de ce roman croyait qu’il allait y mener une vie aisée, mais les choses se mirent à se dégrader. Il lui a été impossible d’avoir de l’argent sous la main. Alors, un vil désespoir s’abattit sur lui. Son agitation était très frénétique. Nous le voyons tantôt à pied, tantôt à cheval ou en bateau.

Partout où il va, il rencontre des difficultés, une situation qui lui fait peur. Prenons par exemple sa première escale à Bambola, où sa case a été pillée par son prédécesseur. Un autre exemple du même roman est le passage où Bardamu affirme ce qui suit : « nous fûmes arrêtés au croisement de deux routes à mi-hauteur d’une élévation, par un groupe de tirailleurs indigènes qui discutaient auprès d’un cercueil par terre » (Céline, 1932, p. 172). C’était un mort de l’hôpital que les porteurs ne savaient pas très bien où enterrer. Ils décidèrent de l’enterrer dans un cimetière situé de l’autre côté. Pendant la nuit, Bardamu et son guide passent une nuit difficile à cause de mille diligents moustiques qui prennent sans délai possession de ses cuisses.  Cette situation a poussé Bardamu à passer une nuit sans sommeil car il n’osait même pas remettre le pied sur le sol.

Le personnage central du roman a rencontré tant de difficultés dans le continent africain. Il passe souvent toute la nuit dans des cauchemars. Il est poursuivi par le personnage Robinson qui est son ancien ami avec qui il a cherché un trou pour échapper à la guerre. Nous le voyons en train de saluer Robinson, mais en réalité ce dernier n’est pas présent. Ce n’est qu’un rêve à propos duquel Céline (1932, p. 172) écrit ce qui suit : « Robinson ! Robinson ! appelai-je, gaillard, comme pour lui annoncer une bonne nouvelle ». Il ajoute : « Hé mon vieux ! Hé Robinson ! Aucune réponse » (Céline, 1932, p. 172). Tout au long de la nuit, son cœur continuait à battre très fort. Et Bardamu se réveilla pour s’apprêter à faire un sale coup. Il se décide alors à dégager pour essayer de s’installer à New York où il espère mener une vie meilleure et stable.

Bardamu en Amérique

Après le tour de quelques villes africaines, nous retrouvons Ferdinand Bardamu aux États-Unis où il est engagé dans les usines de Ford. Tout au long de son périple, il rencontre un personnage qui le suit comme une ombre, celui de Robinson qui lui apparaît comme le spectre d’un fâcheux. Il le retrouve toujours sur ses pas comme une ombre malsaine.

Le départ de Bardamu devient pour lui la solution apparente aux problèmes immédiats de son existence auxquels il veut échapper. Pour lui, rester trop longtemps à un endroit est néfaste ; il faut donc partir. Ce personnage nous rappelle à ce sujet le personnage Candide de Voltaire (1759). Dans sa chasse du paradis terrestre, il subissait parce qu’il embrassait Cunégonde.

Au cours d’une promenade, Bardamu rencontra encore une foi Léon Robinson retrouvé en Afrique, mais qui avait tout à coup disparu. Nous remarquons ainsi que Bardamu et Robinson sont des amis. Robinson est le seul ami de Bardamu, le seul à lui ressembler (en pire) ; toutefois il le fuit toujours. Pendant cette errance se manifeste le moment de loisir. C’est pour cette raison que nous le retrouvons dans des bistrots cherchant le meilleur endroit où s’installer définitivement. Ainsi, Bardamu ne sait pas toujours d’où il part et ne sait jamais où il va. D’ailleurs, la destination lui importe peu. Son problème est hélas la tendance à se fourvoyer. Il prend ses marques au début, ses décisions de départ et peu à peu sa trajectoire est directement déviée. Il doit improviser devant l’échec de ses intentions. Sa dérive à lui consiste à voyager à reculons, sans désir d’aller vers l’avant.

Aux États-Unis, Ferdinand Bardamu est vivement marqué par l’injustice des Américain·e·s. Les émigré·e·s ne peuvent pas s’enrichir. Ils et elles se heurtent à une vie marginale et souterraine ainsi qu’à un statut d’esclave dans la prétendue prospérité américaine. Il trouve également que les travailleur·euse·s de nuit sont exploités alors que les autres se reposent ou s’amusent. Ainsi, il constate encore une fois la nécessité de s’en aller ailleurs, car, disait-il, « toute cette Amérique venait me tracasser, me poser d’énormes questions » (Céline, 1932, p. 254). Il quitta alors l’Amérique.

Bardamu en Europe

Arrivé en France, il s’installa dans un dispensaire de banlieue où il comptait exercer le métier de médecin. Là aussi, comme ailleurs, il fut confronté au tout-venant sordide de la misère en même temps qu’il rencontra des êtres sublimes de la générosité et de délicatesse infinie. Dans ce roman de Céline, le voyage ne manque ni de drôlerie ni de personnages fringants, de beautés féminines comme la jeune fille Molly que Ferdinand a croisée dans la rue. Mais, le héros ne s’intéresse pas à cette jeune fille, quoiqu’elle réclame son amour réciproque. À Toulouse, Bardamu occupa un poste de médecin dans un dispensaire à huit cents francs par mois. Mais cela ne l’empêcha pas de songer de nouveau à un nouveau départ, une nouvelle rupture, une nouvelle descente.  C’est ainsi qu’il se prépara pour aller en Tarapout où il retrouvera un chercheur raté du nom de Parapine. Ce dernier s’apprêtait à son tour au départ.

Bardamu prendra la route de Toulouse après un détour à Rancy. Il quittera ensuite cette ville. Céline (1932, p. 438) écrit ce départ en ces termes : « Je filerais tout doucement et on ne me reverrait plus jamais à la Garenne-Rancy ». Ces déplacements à travers les villes se transforment en voyages circulaires autour de la Place Clichy, le point de départ du voyage, avec des fugues comme il le dit lui-même : « J’étais parti à Rancy depuis le matin fallait y retourner » (Céline, 1932, p. 338). Dans cet esprit du départ, il poursuit : « Quand la bête à misère, puante, vous traque. pourquoi discuter ? C’est rien dire et puis foutre le camp qu’est malin » (Céline, 1932, p. 368).

Ferdinand découvre amèrement la profession de médecin à Rancy et décide de l’abandonner en disant ceci : « Quand on habite à Rancy, on se rend même plus compte qu’on est devenu triste. On a plus envie de faire grand-chose, voilà tout, témoigne-t-il » (Céline, 1932, p. 308). Nous remarquons en fin de compte que le personnage central comprend très bien que c’est le petit délai où on est inconnu dans chaque endroit nouveau qui est le plus agréable. La meilleure façon d’agir, d’après lui, est de séjourner pas trop longtemps dans un lieu. Pour lui, tout humain a le droit de se défendre contre le destin, comme le malade change de côté dans son lit.

L’agonie

Le point qui nous intéresse ici est le problème de l’agonie des malades se trouvant à l’hôpital. En effet, les malades hospitalisé·e·s souffrent gravement. Certain·e·s ont le cancer, d’autres se heurtent au problème de l’accouchement. Cette situation désastreuse suscite une grande épouvante pour les autres patient·e·s des environs. Certain·e·s parmi eux·elles ne sont pas capables de payer leurs soins de santé, n’attendaient que la mort. Les médecins et les gardes-malades passent des nuits blanches pour essayer de sauver la situation, mais en vain. Il y a beaucoup de morts dans une même nuit.

Dans le roman de Céline, nous remarquons la douleur dont souffre une femme hospitalisée à l’hôpital de Rancy. Elle souffre de constipation et de cancer. Une autre chose que nous constatons est que le fait de se procurer de l’argent pour devenir riche n’est pas la finalité première du travail du personnage. Ferdinand Bardamu n’accepte pas d’être rémunéré par les malades qui, eux aussi, se trouvent dans des conditions très insupportables.

Ce comportement est tout à fait contraire aux habitudes sociales, car la société exige de payer un service accompli ou rendu. Cette attitude du personnage peut susciter l’incompréhension chez beaucoup de gens, mais Bardamu reste convaincu qu’il ne faut pas ajouter le drame au drame. Louis-Ferdinand Céline considère que toute personne qui se fait honorer par le pauvre est un voleur purement et simplement. Les pauvres n’ont pas de quoi mettre sous la dent, faut-il encore leur prendre de l’argent pour des honoraires ? La générosité de l’humain réside dans le délaissement de la rémunération. C’est pourquoi Bardamu rejette catégoriquement la somme d’argent qu’il doit recevoir pour les services médicaux rendus aux malades. La seule satisfaction que tire Bardamu devant les malades est de les servir bénévolement.

La mort

La mort inéluctable est toujours présente dans cette œuvre et l’auteur la présente comme la pièce maîtresse du jeu qui fait tomber les forces vitales des êtres vivants. La mort oblige l’humain à se créer des raisons de vivre en dépit d’une existence précaire. Ce faisant, l’humain ne détient nullement les clefs du mystère de la mort qui est aussi bien le mystère de la vie. Toutefois, la mort n’est pas ce qui fait l’échec, elle est ce qui fait surgir la vie. Après la mort, Céline (1932, p. 479) souligne que la vie continue : « Le bonheur sur terre ça serait mourir avec plaisir le reste c’est rien du tout, c’est de la peur qu’on n’ose pas avouer. » Le romancier accentue finalement cette vision dramatique de la mort. Il l’inscrit dans une conception fantastique et apocalyptique du monde. Le roman évoque des souffrances d’une humanité crucifiée.

L’image de la mort renvoie à l’image du gouffre, à la sensation d’une angoisse ténébreuse. Ce roman connote la mort infernale dont le narrateur a pu avoir connaissance lors de la guerre, au front, à l’abattoir. De toute façon, l’auteur critique la médiocrité de l’époque et proclame l’absurdité de la vie. Il dénonce sans complaisance l’hypocrisie universelle. Aussi sommes-nous en droit d’affirmer que Louis-Ferdinand Céline raille la société bourgeoise où il voit l’incarnation du mal. Il comprend que la mort ne concerne pas uniquement les humains. La culture peut aussi disparaître. Cette mort se fait de plus en plus sentir chez l’humain. Le passage suivant du personnage central marque cette épouvante : « Je vais mourir » (Céline, 1932, p. 471).

La mort menace les civilisations au-delà de toutes les formules politiques. Elle est inscrite dans les ressorts du subconscient. Palmelas (1992, p. 98) dira alors que « la rue des hommes a un sens unique, la mort tient tous les cafés. C’est la belote au sang qui nous attire et nous garde ». Le roman de Céline fait écho au roman La mort de Sylvestre de Pierre Loti qui relate l’histoire de Sylvestre, un jeune Breton qui a été blessé et est mort sur le chemin de l’hôpital. Il rappelle aussi le personnage Elie Faure d’Émile Zola. L’auteur de Germinal propose une peinture du nihilisme et de la mort : « Il ne peut croire à l’immortalité, son pessimisme transcendant le rejette sur le vrai monde dont l’horreur le renvoie à la mort, toujours à la mort » (1885, p. 68).

Dans cette expérience de la mort, la prépondérance de l’angoisse existentielle reste très visible. Jean Lacroix (1956, p. 80) souligne que la mort est l’expression radicale de l’échec : « en elle [la mort] s’identifient l’absolu de l’échec subjectif et l’absolu de l’échec objectif ». C’est donc cette hantise de la mort qui suscite chez Bardamu le mythe de l’éternel départ.

Conclusion

Cette note retrace les déplacements perpétuels de Bardamu. Ces déplacements se réalisent dans un contexte de guerre, en Afrique, en Amérique et en Europe. L’auteur revient, avec sa plume pathétique, sur l’errance et l’absurdité du personnage principal. L’incendie de sa case africaine est la marque d’un désespoir et de l’envie pressante de repartir. Là où il va, il ne choisit pas d’y rester très longtemps. Il repart encore. Ce retour éternel vers les lieux des origines est le signe d’une vie douloureuse.  Demeurer au même endroit fait naître une sorte d’angoisse pour  Bardamu. Dans le roman célinien, il n’y a pas d’amitié et les amours sont précaires. Devant la menace du fort, des faibles se sentent solidaires, ils éprouvent cette solidarité et sympathisent. Ils n’ont pas choisi de se rencontrer et ils se quitteront un jour. Mais, ils ne savent ni l’heure ni le jour.

Références

Almelas, Palmelas.  1992. Les Idées de Céline. Paris : Berg international.

Céline, Louis- Ferdinand. 1932. Voyage au bout de la nuit. Paris : Gallimard.

Lacroix, Jean. 1965. L’Échec. Paris : PUF.

Zola, Émile. 1885. Germinal. Paris : Hatier.

Voltaire. 1759.  Candide ou l’optimisme.  Genève : Cramer.


Pour citer cet article

Nsengiyumva, Rémy. 2020. Notes sur l’itinéraire douloureux de Bardamu, personnage central du roman "Voyage au bout de la nuit" de Louis-Ferdinand Céline. MASHAMBA. Linguistique, littérature, didactique en Afrique des grands lacs, 1(1), 201-211. DOI : 10.46711/mashamba.2020.1.1.9

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Digital Object Identifier (DOI)

https://dx.doi.org/10.46711/mashamba.2020.1.1.9

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