La place de l’approche interculturelle en classe de français langue étrangère au Burundi : cas du cycle post-fondamental
Rémy NDIKUMAGENGE et Pacifique DOCILE
Introduction
L’approche interculturelle est une approche mise à l’honneur à la suite des contacts accrus entre des gens de diverses origines (Aslim-Yeti et Elibol, 2014; Margit Eisl, 2006) « dans nos sociétés caractérisées par la mobilité ainsi que par une pluralité et une complexité croissantes » (Beacco et al., 2016, p. 15). C’est une approche propice à l’interdisciplinarité et qui ouvre, par conséquent, une fenêtre à une intégration des connaissances. L’enseignement des langues revêt aussi un aspect important, celui d’éveiller l’apprenant-e à l’identification de soi par rapport à autrui, d’aller au-delà des stéréotypes, mais surtout de l’éveiller à la prise en considération des différences culturelles pour une meilleure intercompréhension. Il est donc évident que l’enseignement gagne à adopter une approche interculturelle pour développer la compétence interculturelle des apprenant-e-s. Galisson souligne que, dans la démarche interculturelle, la culture « sert à mieux connaître l’autre et à mieux se connaître soi-même, par la mise en rapport et la comparaison de cultures qui s’éclairent et s’expliquent mutuellement » (Galisson, 1995, p. 89). Signalons avec Beacco et al. que « l’interculturalité désigne la capacité de faire l’expérience de l’altérité et de la diversité culturelle, d’analyser cette expérience et d’en tirer profit » (ibid., p. 21). La compétence interculturelle ainsi développée vise « à mieux comprendre l’altérité, à établir des liens cognitifs et affectifs entre les acquis et les apports de toute nouvelle expérience de l’altérité, à permettre la médiation entre les participants à différents groupes sociaux et à questionner des aspects généralement considérés comme allant de soi au sein de son propre groupe culturel et de son milieu » (ibid.).
Pour Geneviève Vinsonneau, l’interculturel se caractérise par « l’ensemble des connaissances et des pratiques développées en situation culturellement hétérogène » (2003, p. 179). Selon la même autrice, « dans le domaine de l’éducation, la perspective interculturelle vise à favoriser, en milieu scolaire, le développement des bonnes relations entre les individus provenant de groupes ethnoculturels distincts » (Vinsonneau, ibid., p. 179). Ce développement de bonnes relations entre groupes sociaux culturellement différents ne s’arrête pas à l’intérieur des quatre murs de la classe et passe par une compréhension mutuelle qui va au-delà de la simple maîtrise du vocabulaire et de la structure de la langue utilisée pour communiquer. Il nécessite une compétence interculturelle qui rend sensible aux implicites, aux allusions et aux charges socioculturelles, voire historiques, engrangées par la langue tout au long de son usage. Cet article se propose d’analyser la prise en charge de la dimension interculturelle par les manuels d’enseignement/apprentissage de la langue française au cycle postfondamental du système éducatif burundais. Mais il convient, tout de même, souligner le caractère indispensable de l’approche interculturelle en classe de français.
L’approche interculturelle : une nécessité pour développer la compétence interculturelle en classe de langue étrangère
Pour définir la compétence interculturelle, nous nous référons à Abdallah-Pretceille et Porcher (1996, p. 29) qui y voient « la capacité du locuteur-auditeur à saisir, à comprendre, à expliquer et à exploiter positivement les données pluriculturelles ou multiculturelles dans une situation de communication donnée ». Moussa Ahmad, quant à lui, la considère comme « le moyen qui donne à deux interlocuteurs différents la capacité de communiquer sans toutefois tomber dans un stéréotype ou une fausse représentation, menant probablement à un choc culturel ou un conflit inter-ethnique à l’issue de leur échange » (2012, p. 84). Pour lui encore, elle est « le moyen grâce auquel l’on pourrait connaître l’autre tout en connaissant soi » (2012, p. 134). Ahmad Moussa (2012, p. 135) dira alors que « sensibiliser l’apprenant étranger à l’interculturel veut dire donner à ce dernier la capacité de connaître l’autre dans de vraies situations de communication qui sont mouvantes et instables. Il s’agit de prendre conscience de l’autre dans ses diverses diversités ».
Selon Fantini et Tirmizi (2006, p. 12), la compétence interculturelle se définit brièvement comme « a complex of abilities needed to perform effectively and appropriately when interacting with others who are linguistically and culturally different from oneself ». Nous préférerions, pour notre part, remplacer l’adverbe « effectivement » par « efficacement » et considérons aussi l’adverbe « appropriately » parce que la compétence interculturelle permet en effet de communiquer efficacement et de manière appropriée avec l’autre, culturellement différent-e.
Beacco et al. soulignent l’importance de l’articulation de connaissances et savoir-faire disciplinaires pour développer une compétence interculturelle en ces termes :
La mise en relation des connaissances et savoir-faire culturels et interculturels liés à l’apprentissage de diverses langues et de différents champs disciplinaires favorise la constitution d’un système de repères (inter)culturels mobilisables, permettant de faire face de façon responsable et efficace à des situations ultérieures de rencontres interculturelles, directes (échanges, rencontres…) ou indirectes (médias dont l’internet, œuvres littéraires et cinématographiques…) (Beacco et al., 2016, p. 27).
Les mêmes auteurs nous apprennent aussi que la compétence interculturelle est faite d’éléments constitutifs que sont les attitudes, les connaissances, la compréhension, des facultés et des actions spécifiques (Beacco et al., 2016, p. 146). Il est donc évident que, comme l’avancent Veda Aslim-Yetis et Halil Elibol,
outre les savoirs linguistiques, l’apprenant doit connaître la culture cible et la confronter à sa culture maternelle, afin d’acquérir une troisième culture nommée culture synthèse. De cette façon, l’apprenant sera prêt à comprendre l’autre, à affronter l’altérité aussi bien du point de vue de langue que de la culture. Il apprendra à s’affirmer dans la langue cible en tenant compte des spécificités propres aux deux cultures (Aslim-Yetis et Elibol 2014, p. 179).
Nous savons aussi avec Zarate (1986, p. 25) qu’apprendre une langue étrangère ne se limite pas à l’acquisition de son système linguistique et qu’on ne peut pas parler d’une didactique d’une langue étrangère quelconque sans une didactique de sa culture.
Parlant des composantes de la compétence interculturelle (nous y reviendrons plus bas), Byram, Gribkova et Starkey (2002, p. 15) arrivent à la conclusion que « la fonction de l’enseignant de langues vivantes est de faire naître des capacités, des points de vue et une prise de conscience – tout autant que la simple transmission d’un savoir sur une culture ou un pays donnés ». Dans une vision d’ensemble, Huber et Reynolds, à leur tour, soulignent l’importance d’acquérir une compétence interculturelle en ces termes :
Développer la compétence interculturelle par l’éducation est un outil très convaincant pour parvenir à la compréhension, à l’appréciation et au respect interculturels. L’éducation peut aider l’individu à développer la faculté dont il a besoin pour engager un dialogue interculturel sérieux et vivre en harmonie avec ceux qui ont des références culturelles différentes des siennes (Huber et Reynolds, 2014, p. 117).
Partant de ce qui précède, il apparaît indispensable de prendre en charge l’installation de cette compétence lors de l’enseignement apprentissage d’une langue étrangère. C’est à cette fin que nous allons procéder à une identification des constituants de la compétence interculturelle.
Composantes de la compétence interculturelle et objectifs de l’approche interculturelle
Dans cette section, nous présenterons les composantes de la compétence interculturelle et nous essaierons de dégager les objectifs d’une approche dite interculturelle.
Composantes de la compétence interculturelle
La compétence interculturelle concerne plusieurs aspects. Différentes catégorisations ont été opérées par différent-e-s chercheurs et chercheuses qui se sont penché-e-s sur la question. Nous retiendrons entre autres la catégorisation de Byram, Gribkova et Starkey (2002), ainsi que celle de Fantini et Tirmizi (2006). Des cinq composantes de la compétence interculturelle proposées par Byram, Gribkova, et Starke, nous en retenons trois, à savoir :
- le savoir être ou l’aptitude à « décentrer » qui paraît à travers une volonté de relativiser ses propres valeurs, ses propres croyances et comportements, à accepter que ce ne sont pas forcément les seuls possibles et les seuls manifestement valables et à apprendre à les considérer du point de vue d’une personne extérieure;
- le savoir comprendre dit aussi capacité d’interprétation et de mise en relation; il est une aptitude générale à interpréter un document ou un événement lié à une autre culture, à les expliquer et à les rapprocher de documents ou d’événements liés à sa propre culture;
- le savoir s’engager ou la vision critique au niveau culturel : il s’agit de l’aptitude à évaluer – de manière critique et sur la base de critères explicites – les points de vue, pratiques et produits de son propre pays et des autres nations et cultures (Byram et al., 2002, p. 13-15).
Nous savons en effet avec Angel Conesa Hernandez (2020, p. 20) que ces 5 composantes de la compétence interculturelle ont été par la suite réduites à 3, à savoir : la connaissance, l’habileté et l’attitude. Fantini et Tirmizi (2006, p. 28) reprennent ces trois composantes et y ajoutent en plus la sensibilité (awareness). L’approche interculturelle vise certains objectifs que nous présentons dans le point suivant.
Objectifs potentiels de l’approche interculturelle
Selon Demorgon et Lipiansky, cités par Ahmad, les objectifs de la pédagogie interculturelle sont :
- donner à l’apprenant les outils nécessaires pour reconnaître la diversité des codes culturels, en tenant compte du fait que ces codes, que ce soit ceux de sa culture maternelle ou ceux de celle de la langue cible, sont évolutifs,
- entrer en relation positive avec l’autre ce qui implique la connaissance de sa propre identité, des traits distinctifs de son appartenance ethnique et groupale,
- donner à l’apprenant la possibilité d’aller au-delà des stéréotypes et préjugés pour être capable de tenir compte des caractéristiques de la société dont les membres partagent un consensus culturel différent du sien (Ahmad, 2012, p. 147).
En tenant compte des composantes de la compétence rapportées ci-haut, et en nous inspirant de Vincent Louis (2007) et Christiane Mouto Betoko (2013), nous ajouterons comme objectifs pouvant être poursuivis par l’approche interculturelle dans l’enseignement/apprentissage du français langue étrangère les éléments suivants :
- « pouvoir dépasser la compréhension lexicale et être à même de déchiffrer les implicites liés à la culture de la langue cible et les « mots à charge culturelle partagée » par les locuteurs natifs (Louis, 2007, p. 131);
- « permettre aux apprenants d’apprendre à interpréter les éléments culturels présents dans tout acte de communication […] [dans le but] de voir comment chaque locuteur utilise des faits de sa culture pour DIRE et SE DIRE, pour agir et s’affirmer » (Louis, 2007, p.142),
- « viser à aider l’apprenant à se remettre en question en s’appuyant sur l’image qu’il a de lui-même, avant d’envisager le repérage des stéréotypes qui existent chez l’autre à partir de l’analyse des documents authentiques dont la pertinence sociologique doit être évaluée » (Mouto Betoko, 2013, en ligne).
Analyse des manuels
Notre analyse a été guidée par les composantes et objectifs de l’approche interculturelle évoqués ci-dessus. Ainsi, nous avons essayé de voir dans quelle mesure les manuels analysés les prennent en compte. Concrètement, nous avons d’abord vérifié que les objectifs que visent les consignes de manuels tiennent compte de la compétence interculturelle. Il a ensuite été question de voir si l’étude des textes proposés, littéraires ou non, ou toute autre notion programmée, et les consignes qui s’y rapportent, permet d’aborder l’aspect culturel et, par conséquent, fournit une occasion de travailler la compétence interculturelle de l’apprenant-e. Enfin, nous avons évalué la capacité des manuels à prendre explicitement appui sur les connaissances et savoir-faire linguistiques et (inter)culturels acquis (Beacco et al., 2016, p. 28).
Manuels analysés
Avant la réforme instaurée par l’introduction de l’école fondamentale et post-fondamentale – dont les débuts remontent à l’année 2014 – , l’enseignement de la langue française au cycle supérieur s’appuyait sur des ouvrages comme Le français en 3e, Le français en seconde, Littérature, Textes et méthode 2de, Littérature 1re : Textes et Méthode édités en dehors du Burundi par les éditeurs tels que Edicef, Hatier, etc. De nos jours, les manuels en usage ont été conçus localement. En effet, depuis la réforme scolaire introduisant l’école fondamentale et l’école post-fondamentale, la tendance est de généraliser l’usage des manuels pédagogiques élaborés au niveau local. Il en découle que les manuels analysés sont une émanation du ministère ayant en charge l’éducation et l’enseignement supérieur, par l’intermédiaire du Bureau d’Études et des Programmes de l’Enseignement Post-Fondamental (BEPEPF) dans ses diverses appellations en fonction des années de production de tel ou tel manuel. La République du Burundi, dorénavant RB, en assume la paternité. Ils sont imprimés au niveau national et diffusés dans les établissements scolaires où ils sont utilisés. Ils se constituent d’un Cahier des supports-élèves et d’un Guide de l’enseignant pour chaque année d’étude du cycle post-fondamental.
Nous avons choisi de ne nous focaliser uniquement sur le cycle post-fondamental pour une analyse minutieuse de la compétence que nous cherchions à déceler. Le choix des manuels sur lesquels a porté notre attention a été guidé par la connaissance globale que nous avions de l’orientation générale de l’enseignement de la langue française et des manuels en usage à l’école fondamentale et à l’école post-fondamentale. Nous avions en effet la possibilité d’aborder les manuels de français du niveau fondamental et ceux du cycle de l’école post-fondamentale qui mènent à la fin des humanités. Cependant, pour viser plus d’exhaustivité dans les limites de cet article, nous avons choisi de ne nous appesantir que sur les manuels au cycle post-fondamental, un cycle où nous supposons que les aspects formels de la langue sont déjà installés et où le retour sur eux pourrait bénéficier d’une contextualisation plus importante, partant d’une attention à l’interculturel plus poussée.
Le Cahier des supports-élèves compile toutes les activités que l’apprenant-e est invité-e à accomplir dans son parcours d’apprentissage durant l’année. Le Cahier des supports-Elèves a pour composants :
- les textes supports, sans aucune illustration, parmi lesquels l’enseignant-e pourra choisir les textes à enseigner
- des exercices portant sur l’aspect linguistique de la langue, notamment sur l’orthographe, la conjugaison, le vocabulaire, la grammaire, les figures de style.
Le guide de l’enseignant-e, quant à lui, indique les compétences annuelles et par palier[1], indique une planification des activités à suivre et, tout en étant plus suggestif qu’injonctif, propose des exemples d’activités. Ceci sous-entend que l’enseignant-e peut en organiser d’autres. Leur introduction indique que ces manuels ne sont pas limitatifs, mais des documents d’orientation qui peuvent être complétés par d’autres ressources en fonction de leur disponibilité (RB, 2016, p. 7-8; RB, 2017, p. 1-2; RB, 2018, p. 1-2).
On peut donc dire que le guide de l’enseignant-e propose une orientation générale à suivre en fixant les objectifs à poursuivre. Il propose aussi des situations d’intégration qui fournissent des modèles d’évaluations à organiser pour chaque palier. C’est donc sur ces objectifs que nous focalisons notre attention. Nous portons l’intérêt aussi sur les supports proposés et sur les situations d’intégration dans cette analyse visant à donner un éclairage sur l’apport de l’approche interculturelle. Nous savons en effet avec Beacco et al. que
l’éducation plurilingue et interculturelle peut être promue par une action curriculaire à différents niveaux (comme la définition de finalités, d’objectifs et de compétences visés, de contenus et d’activités, de modalités d’évaluation, de démarches et méthodes, de matériaux pédagogiques, de priorités reconnues pour la formation des enseignant-e-s ainsi que des responsables d’établissements (Beacco et al., 2016, p. 23).
On comprend donc que l’apport des guides pèsera plus de poids dans notre étude, car ils renferment plus de données à explorer.
Résultats de l’analyse
Pour notre recherche, nous avons opté à recourir à l’analyse de contenu, une analyse d’inspiration qualitative, « définie comme une démarche discursive de reformulation, d’explication ou de théorisation d’un témoignage, d’une expérience ou d’un phénomène » (Mucchielli et Paillé, 2008, p. 6) et pour laquelle il est indiqué que « la logique à l’œuvre participe de la découverte et de la construction du sens » (ibid.). Nous avons tenté de partir du contenu des manuels pour voir la place qu’ils réservent à l’approche interculturelle. Divers éléments de ceux-ci ont été scrutés. Il s’agit de l’approche préconisée, des compétences et objectifs poursuivis, des activités d’apprentissage, des supports et des évaluations proposés.
L’approche communication comme cadre méthodologique de l’enseignement
Les concepteurs et conceptrices des programmes ont préconisé l’approche communicative comme le principal cadre méthodologique de l’enseignement. L’on peut s’en rendre compte dans l’introduction des 3 guides de l’enseignant-e (RB, 2016, p. 7-8; RB, 2017, p. 1-2; RB, 2018, p. 1-2). La préface du guide de la 2e et celle de la 3e année post-fondamentale annoncent aussi une ouverture à l’autre (RB, 2017, p. iii; RB, 2018, p. iii). L’on pourrait donc s’attendre à ce que l’aspect interculturel trouve place dans les manuels proposés, car il est vrai que l’approche communicative accorde une place non négligeable à la culture. Nous en voulons pour preuve l’affirmation ci-après que nous devons à Veda et Halil :
avec l’approche communicative […] la notion de culture s’est davantage incorporée dans le contenu à enseigner par l’intermédiaire de la dimension extralinguistique et donc des savoir-faire non verbaux (règles d’emploi, les gestes, les mimiques…) qui s’acquièrent en même temps que les savoirs linguistiques et qui sont propres à chaque culture (Veda et Halil, 2014, p. 181).
De Carlo (2010, p. 125-126) nous rappelle aussi que l’approche communicative préconise « de prendre en considération les aspects socioculturels qui entrent en jeu lors d’un échange linguistique ». Il est donc logique que si on se réclame de l’approche communicative dans l’enseignement d’une langue étrangère et que l’on doit, par conséquent, se soucier de la dimension culturelle, on ne saurait faire fi du contact des cultures et, par ricochet, de l’approche interculturelle.
Rappelons à toutes fins utiles que l’enseignement/apprentissage d’une langue non maternelle met en contact non seulement deux langues, mais aussi deux cultures, la culture source et la culture cible. Il est alors indispensable que l’apprenant-e d’une langue soit sensibilisé aux réalités de la culture qui sous-tend la langue en apprentissage. Ce n’est qu’à ce prix que l’intercompréhension pourra être optimale. En absence de la prise en considération du contact des cultures impliquées, on peut s’attendre à ce que certains faits ou charges socioculturelles soient mal interprétés ou ne soient pas pris en charge dans la communication, entraînant ainsi des ratés dans l’interaction verbale.
Au-delà de cette déclaration d’intention, qui se lit à travers la revendication de l’approche communicative, nous avons, par l’analyse de contenu, cherché à savoir si ces manuels en usage dans l’enseignement du français au cycle post-fondamental tiennent compte de cette compétence et dans quelle mesure. Plus précisément, c’était l’occasion de voir si des éléments des deux cultures en contact, par cet apprentissage de la langue française, peuvent être abordés grâce au contenu des manuels.
Les objectifs et compétences visés dans les manuels
Le premier aspect que nous avons exploré est celui des objectifs et compétences visés. Il faut d’emblée remarquer que les objectifs ne sont spécifiés ni par les cahiers supports ni par les guides. Par contre, les compétences sont indiquées dans les guides avant d’y être déclinées, par la suite, en compétences par palier. Nous pouvons donc dire que les objectifs sont définis en termes de compétences. Ce sont alors des compétences portant sur la lecture compréhension, la production écrite et la production orale. Remarquons que la compétence de compréhension orale n’est pas envisagée par les manuels alors qu’elle devrait figurer parmi tant d’autres afin d’être installée.
L’analyse des descriptifs des compétences visées ne fait apparaître aucune prise en charge de l’aspect interculturel. Nous signalerons aussi l’absence de la compétence de médiation qui ne manque pas de solliciter l’interculturel. Qu’en est-il des consignes d’activités proposées dans les 3 guides de l’enseignant-e? À côté des activités de lecture de textes, d’expression orale et d’expression écrite, nous repérons dans les guides des indications sur les notions de grammaire, sur des éléments de vocabulaire à explorer ainsi que sur des notions d’orthographe à enseigner. Il y est aussi proposé chaque fois des exemples d’activités d’enseignement/apprentissage pour chaque cas et des situations d’intégration à la fin de chaque palier. Ce sont essentiellement ces exemples d’activités et les situations d’intégration, déjà soulignés plus haut, qui ont capté notre attention. Nous avons essayé d’y repérer tout indice qui réfère à l’interculturel ou pourrait fournir une occasion de traiter de cet aspect.
Pour les activités de lecture de textes, à travers les consignes y relatives, nous nous rendons compte qu’il est rarement pris en compte de la culture de l’apprenant. Rares sont celles qui tiennent compte de la compétence interculturelle. Dans le guide de la 1re année d’enseignement post-fondamental, aucune consigne ne tient compte de l’approche interculturelle. Il y est surtout question de consignes s’attachant à la forme du texte abordé (RB, 2016, p. 66, 69, 76, 110, 112 et pages suivantes), au fonctionnement du récit et de la narration, au système des personnages, au lieu et au temps de l’action (RB, 2016, p. 11, 17, 23 et pages suivantes), sans aller au-delà des faits du texte, sauf pour des reformulations ou des modifications (RB, 2016, p. 74) pouvant être apportées au déroulement du récit ou des activités demandant le point de vue des apprenant-e-s sur tel ou tel élément (RB, 2016, p. 74, 76, pages suivantes). Pourtant, il y est proposé des thèmes qui peuvent bien fournir l’occasion de traiter du contact des cultures et des perceptions différentes en fonction des sociétés. C’est le cas du thème de la famille, de la tradition et modernité, de l’être humain dans la société, de l’environnement, du monde animal, etc.
L’analyse du guide de la deuxième année post-fondamentale nous révèle que le seul cas où il est question de l’interculturel est celui des consignes que nous reprenons ci-après : « Faire relever les bonnes manières citées dans le texte qui sont aussi d’usage au Burundi et celles qui ne le sont pas. Demander aux élèves d’exprimer leur avis sur ces manières » (RB, 2017, p. 6). Ces consignes viennent à la suie d’un texte explicatif. Visiblement, elles tiennent compte de la culture de l’apprenant-e, tentent de la mettre en rapport avec la culture de la langue cible et invitent celui-ci ou celle-ci à faire une analyse de ce qui se passe ailleurs.
À l’instar des guides précédents, celui de la 3e année post-fondamentale privilégie aussi des réflexions formelles avec des consignes comme « Relever dans le texte de lecture les marques indiquant qu’il s’agit d’une argumentation » (RB, 2018, p. 8), « Relever les principales informations du texte argumentatif : arguments et exemples » (ibid., p. 9), « repérer les modes de raisonnement utilisés dans le texte de lecture », « donner les caractéristiques des autres modes de raisonnement » (ibid., p. 14), « donner dans le texte de lecture les caractéristiques du récit » (ibid., p. 117). Il s’en trouve aussi un grand nombre qui parle du contenu du texte et de ses effets de sens : « relever », « dégager », « repérer », « donner les principales informations du texte » (RB, 2018, p. 18, 25, 28, 112, 115); « identifier dans le texte de lecture la principale thèse défendue » (RB, 2018, p. 22). Dans certains textes, on y retrouve cependant de rares questions relevant du contact entre les cultures . C’est le cas avec les consignes ci-après :
- « repérer les principales caractéristiques de Paris selon Rica, repérer les principales caractéristiques de ses habitants selon Rica » (RB, 2018, p. 127);
- « dégager les marques de la subjectivité de l’auteur » (ibid., p. 128);
- « Pourquoi dit-on que Maria et la Sœur Directrice sont des modèles de deux cultures qui s’affrontent? » (ibid., p. 206).
Nous réalisons que les consignes reprises invitent les apprenant-e-s à n’utiliser que les contenus des textes, car la première consigne ne propose pas d’étendre la réflexion au-delà des personnages impliqués. De même, la seconde consigne se limite au choc entre les deux personnages. Pourquoi ne pas profiter de l’occasion pour débattre des habitudes culturelles à propos des relations entre des gens de différentes générations dans différentes sociétés francophones par exemple.
En effet, les concepteurs et conceptrices des manuels pourraient sensibiliser les enseignant-e-s sur le fait que « s’ils souhaitent développer les capacités interculturelles (ils) peuvent prendre pour point de départ les thèmes et le contenu général des manuels, avant d’encourager les élèves à poser des questions pour aller de l’avant, et à établir des comparaisons » (Byram et al., 2002, p. 24). Bryam et al. précisent que « les thèmes traités dans les manuels peuvent être développés dans une perspective interculturelle et critique » (ibid.), le principe de base consistant à amener les élèves à comparer un thème défini dans un contexte familier à des situations non familières. Ils avancent que des domaines thématiques variés comme le sport, l’alimentation, le logement, l’école, le tourisme et les loisirs peuvent être abordés dans une perspective interculturelle en les soumettant à « un traitement critique » (Byram et al., ibid.).
À titre indicatif, l’aspect interculturel pourrait être avantageusement exploré dans les unités portant sur les textes injonctifs du deuxième palier[2]. Ce serait une occasion d’attirer l’attention des apprenant-e-s sur l’usage du « vous » dans une injonction, voire dans d’autres situations d’interaction. La distinction n’étant pas très marquée en kirundi, il est courant que les Burundais-es utilisent malencontreusement le tutoiement là où il était indiqué un vouvoiement. Les apprenant-e-s se rendraient alors compte qu’il ne suffit pas de maîtriser la grammaire pour communiquer efficacement avec des interlocuteurs d’une culture autre.
L’enseignement de la grammaire
Le deuxième aspect exploré est celui du traitement réservé à la grammaire. Notre constat a été que les consignes relatives aux leçons de grammaire se limitent à des activités de repérage, de catégorisation, de cases vides à remplir, de transformation, de substitution et de productions de phrases isolées. Cela transparaît notamment dans les verbes utilisés pour indiquer l’action à mener. Les verbes fréquemment utilisés sont « repérer », « relever », « donner la nature », « remplacer », « donner et expliquer[3] », etc. Succinctement, nous pouvons dire que l’enseignement/apprentissage de la grammaire est envisagé sans prendre en considération le fait les apprenant-e-s connaissent ou pratiquent une ou d’autre(s) langue(s) dont les structures peuvent avoir un impact sur l’acquisition des structures de la langue cible. Pourtant, une étude contrastive ou des références aux structures déjà installées permettraient d’attirer l’attention sur les similarités et les divergences et d’aider ainsi les apprenant-e-s dans l’appréciation autonome des emprunts malheureux de formulations calquées sur les langues sources. Beacco et al. avancent qu’une grammaire réflexive, qui tient compte des langues déjà connues par les apprenant-e-s et l’enseignant-e, aide à éviter « des erreurs fréquentes, individuellement et collectivement prévisibles et résistantes jusqu’à des niveaux avancés » (2016, p. 47). Ils soulignent plus haut l’intérêt d’avoir une approche interculturelle pour l’enseignement de la grammaire en ces termes :
celles-ci [les activités dites traditionnellement de grammaire] auraient intérêt […] à être plus transversales, car rien ne s’oppose à ce que l’analyse d’une langue se fasse aussi à partir des données issues d’autres langues : il conviendrait de mettre davantage en relation la langue de scolarisation principale avec les langues étrangères enseignées, et cela non uniquement dans l’enseignement de ces dernières, mais aussi dans la matière langue de scolarisation, ou de créer davantage de transversalité grammaticale entre les langues étrangères elles-mêmes et non exclusivement entre langue de scolarisation et langue étrangère. Le détour par des langues autres est toujours éclairant, car cette décentration met en lumière les fonctionnements par contraste (Beacco et al., 2016, p. 44).
Les productions écrites et orales
Pour ce qui est des consignes de productions écrites ou orales, elles poussent à s’inspirer du modèle du texte de départ. En fait, en 1re année post-fondamentale, à la fin du thème dédié à la santé, il y a une activité de production orale dont le libellé est le suivant : « L’enseignant demande aux élèves de former des groupes de 3. Le premier joue le rôle du docteur et le deuxième le rôle du patient. Le troisième fait un compte rendu du déroulement de la séance de consultation » (RB, 2016, p. 31). Visiblement, dans cette consigne, il n’est nulle part où il a été soulevé la question interculturelle. Il en est de même dans toutes les consignes de la production orale et celle de la production écrite. Une activité autour de la pratique de la médecine pourrait par exemple être une opportunité de sensibiliser aux différences culturelles de l’exercice de ce métier : l’existence de médecin de famille par exemple sous d’autres cieux, les conditions de transfert, le langage du médecin et la réaction du ou de la patient-e dans une consultation en milieux occidental et africain, etc.
Toutefois, pour ce qui est de la 2e année post-fondamentale, certaines activités de production orale revêtent un aspect interculturel. C’est le cas avec les activités autour de la salutation. Le guide suggère de « demander aux élèves de saluer de différentes façons, d’expliquer le geste de la salutation, d’évoquer d’autres formes de salutations dans d’autres civilisations, de faire expliquer la signification des différents modes de salutation au Burundi ». Et c’est en cela qu’il prend en compte la culture de l’apprenant-e. (RB, 2017, p. 18). Signalons cependant que cette attention portée à l’apport des cultures des langues en contact reste rare. Elle ne s’observe qu’au niveau de la première unité intitulée « Expliquer un fait social » du premier palier sur les trois paliers prévus. Il est donc évident que la part de l’interculturel y reste très réduite.
L’enseignement de l’orthographe
Pour l’orthographe, les consignes indiquées ne vont pas au-delà de la catégorie du ou des mots étudiés et de leurs déclinaisons en fonction de l’environnement où ils sont utilisés. On citera l’exemple suivant : « faire accorder les adjectifs qualificatifs de couleur dans un texte donné » (RB, 2016, p. 65). S’agissant des consignes concernant les séances à consacrer au vocabulaire, elles se limitent aux repérages, à la description, à la distinction, à la classification et à l’utilisation dans des phrases isolées. Nous en voulons pour illustration les activités ci-après proposées à la suite de la lecture d’un texte intitulé « L’hippopotame » :
- À partir du texte de lecture, ou d’un autre texte support choisi, l’enseignant fait trouver des mots et expressions qui renvoient aux animaux.
- L’enseignant fait allonger la liste de ces mots.
- L’enseignant fait produire des phrases avec ces mots et expressions (RB, 2016, p. 124).
L’évaluation de la compétence interculturelle
Beacco et al. nous rappellent que l’évaluation de la compétence interculturelle n’a pas un modèle consensuel « permettant de définir clairement dans une logique de progression des objectifs de compétences à être évalués, palier par palier » (2016, p. 74). Ils précisent que « la possibilité d’évaluer la compétence interculturelle est un sujet de discussion récurrent dans la littérature pédagogique et curriculaire » (ibid.). Ils ajoutent plus loin quand même que « les savoir-faire tels que la capacité à observer/analyser/comparer des faits culturels peuvent faire l’objet d’évaluations, même sommatives » (ibid. p. 74-75). Une telle évaluation s’inscrirait alors dans une perspective interculturelle. Qu’en est-il dans les manuels soumis à notre analyse?
Les manuels analysés offrent à voir dans quel sens se perçoit l’évaluation. S’ils ne nous permettent pas de nous rendre compte des objectifs qui sont évalués lors de l’évaluation formative, les situations d’intégration[4] proposées à la fin de chaque palier lèvent un pan de voile sur cet aspect. De ces situations nous pouvons déduire l’orientation générale qui est voulue, tout au moins pour l’évaluation sommative.
Pour la première post-fondamentale, force est de constater que les situations d’intégration relatives à la compétence de lecture-compréhension ne retiennent, dans leurs grilles de correction et leurs barèmes de notation, aucun critère relevant de la compétence interculturelle. Il en est de même pour la deuxième post-fondamentale et pour la 3e post-fondamentale. Ceci s’observe alors dans le fait que certains sujets proposés pourraient bien s’y prêter. C’est le cas de la première situation d’intégration du Guide de l’enseignant, 2e année post-fondamentale, portant sur le texte « L’homme citoyen » (RB, 2017, p. 77-78); de la 2e situation d’intégration de la même compétence portant sur le texte « Lecture et adolescence » (RB, 2017, p. 81-82) ou de la 2e situation d’intégration du palier 1 de la 1re année post-fondamentale portant sur « La cigale et la fourmi » (RB, 201, p. 50), ou bien encore celle de la situation d’intégration 3 de production écrite du deuxième palier de la 3e post-fondamentale « Autour du bizutage » (RB, 2018, p. 50), etc.
Pour la compétence de production écrite, la situation est identique à la précédente. Les situations d’intégration suggérées ne proposent pas de consignes qui prennent en compte l’interculturel. Leurs grilles de correction et barèmes de notation ne contiennent pas non plus de critère en rapport avec l’interculturel. En guise d’illustration, dans le Guide de l’enseignant de la 2e année post-fondamentale ni la situation 3, autour du texte « Les vêtements en ficus au Burundi », (RB, 2017, p. 85-86), ni la situation 4, autour du texte « La scolarisation des filles » (RB, 2017, p. 89-90) ne proposent pas de consignes relatives à l’interculturel. Leurs grilles de correction et barèmes de notation ne contiennent pas non plus de critère en rapport avec l’interculturel (RB, 2017, p. 87-88 et p. 91-92).
Cependant, certaines situations proposées sont susceptibles d’inspirer des productions qui prennent en compte les contacts ou les différences culturelles. C’est le cas de l’évaluation de production écrite proposée à la suite du texte « Le retour du grand frère » (RB, 2016, p. 52) dans laquelle il est proposé un extrait d’Échos d’enfance de Marie-Ange Kingue.
Concernant l’évaluation de la compétence de production orale, les situations d’intégration ne prévoient pas non plus aucune consigne interculturelle. Les exemples que nous proposons sont ceux de la situation 5 autour du texte « La communication » (RB, 2017, p. 93-94) et du texte « L’enclos au Burundi » (RB, 2016, p. 104). Nous mentionnerons qu’il n’y a aucune situation d’évaluation prévue pour la compréhension orale qui permettrait de développer de cette compétence. La quasi-totalité des consignes des situations d’intégration et les critères d’évaluation y relatifs ne touchent donc finalement pas à l’aspect interculturel. Il y a lieu d’estimer que c’est une preuve supplémentaire que les concepteurs et conceptrices des manuels n’ont pas suffisamment pris en compte l’approche interculturelle dans leur élaboration.
Conclusion
Il ressort de notre analyse que l’approche interculturelle, sur différents aspects analysés, n’est pas assez sollicitée bien qu’on ne pourrait douter de son apport pour une communication en langue française plus efficiente, d’autant plus que le Burundais ou la Burundaise ne sera amené-e à recourir à cette langue généralement qu’avec des interlocuteurs ne partageant pas sa culture. La déclaration d’intention qui inaugure les manuels analysés fait naître des attentes que les consignes proposées sur les différents aspects de la langue abordés ne savent pas satisfaire. L’autre constat fait est que l’étude des textes se limite surtout à la forme et au contenu sans servir de tremplin pour sortir des quatre murs de la classe et évoquer le contact des cultures, tout au moins celles ayant le français en partage. Un constat similaire a été fait avec l’enseignement des aspects linguistiques de la langue qui ne bénéficient pas d’une contextualisation suffisante. Si tel est le cas, il n’est pas étonnant que l’orientation de l’évaluation se fasse dans le même sens comme nous venons de le souligner.
Références
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- Palier est un terme adopté dans l’esprit d’une très récente réforme instaurant la pédagogie de l’intégration dans l’actuel système éducatif burundais. Le terme est l’équivalent de « trimestre » de l’ancien système. ↵
- Unité 1 « Texte injonctif exprimant un ordre », à partir de la page 100, et unité 2 « Textes injonctifs exprimant une demande », à partir de la page 106. ↵
- Voir les pages de planifications détaillées dans les 3 guides. ↵
- Au cycle post-fondamental, il est prévu deux types d’apprentissage : un apprentissage ponctuel et un apprentissage conjoint. Ce second type est aussi appelé apprentissage d’intégration et s’étale sur les deux dernières semaines du palier. C’est ce moment qui est consacré aux situations d’intégration. Celles-ci sont des exercices complexes au cours desquels les apprenant-e-s sont appelé-e-s à mobiliser beaucoup de ressources pour résoudre aux situations-problèmes exposées dans chaque situation d’intégration. ↵