La mémoire familiale, un ancrage à l’histoire : entre témoignage et héritage dans « Le Fou », « Les Cigognes sont immortelles » d’Alain Mabanckou et « Empreinte de crabe » de Patrice Nganang
Jacqueline FANTA
Introduction
Les questions en rapport à la filiation sont devenues, depuis quelques années, une constante dans la littérature contemporaine. Dominique Viart (1999) en démontrait l’importance dans son article « Filiations littéraires ». Annie Ernaux (1983), Pierre Michon (1984), Pierre Bergounioux (1992) ou encore Patrice Modiano (2005) en ont fait l’incontestable matière de leur création romanesque. La reconstitution du passé trouve pour ainsi dire sa plénitude lorsqu’elle se rapporte aux histoires peu communes. Entre biofiction, autofiction et fiction historique, le roman francophone se nourrit aujourd’hui de la « petite histoire » dans le but de peaufiner la grande. De ce fait, la quête de l’ascendance s’impose comme l’élément majeur. Mahi Binebine, Alain Mabanckou et Patrice Nganang fictionnalisent l’expérience de leurs différentes familles sous le poids des forces politiques déraisonnables.
Ainsi, la priorité accordée à l’expérience personnelle ou familiale permet de mettre en relation les destins individuels et les crises de l’Histoire. À cet effet, les récits sur la mémoire permettent « de briser le joug du mutisme par leur expression, se fixant le devoir d’écrire la mémoire-vérité qui tend à honorer les sociétés violées et à pénétrer dans les caveaux machiavéliques de l’Histoire broyeuse des peuples » (Fellah, 2013, en ligne). Nous montrerons ainsi comment l’écrivain dans sa posture de témoin ou d’héritier devient, grâce au détour de l’histoire familiale, passeur d’un héritage historique.
Les figures de la filiation : matériaux et construction
Envisager une étude sur la mémoire familiale impose de s’attarder sur les figures de celle-ci. Les trois romans illustratifs de cette étude ont en partage l’usage des ascendant·e·s dans la fiction. Ces récits testimoniaux mettent en scène des personnages issus de l’univers familial des auteurs, à l’exception du roman de Nganang où on retrouve plutôt une famille fictive. La reconstruction de la figure paternelle est basée sur les souvenirs des narrateurs ou sur des traces écrites laissées par les ascendant·e·s et destinées à transmettre aux générations futures les connaissances sur le passé.
Dans cette perspective, Laurent Demanze a observé dans le récit de filiation la résurgence des figures du passé qui hante les nouvelles générations. Les descendant·e·s sont toujours comme marqué·e·s d’un sceau par l’histoire de ceux qui les ont précédés, au point d’en devenir parfois obsédés. Théorisé par Dominique Viart dès 1999, le récit de filiation est défini comme une forme littéraire qui
a pour originalité de substituer au récit plus ou moins chronologique de soi qu’autofiction et autobiographie ont en partage, une enquête sur l’ascendance du sujet. Tout se passe en effet comme si […] les écrivains remplaçaient l’investigation de leur intériorité par celle de leur antériorité familiale. L’un des enjeux ultimes est une meilleure connaissance du narrateur de lui-même à travers ceux dont il hérite (Viart, 2009, p. 96).
Le Fou du roi raconte le parcours d’un bouffon qui aura été au service de Sa Majesté le roi Hassan II pendant 35 ans. Appelé encore le fiqh Mohammed, ce bouffon n’est nul autre que le père de l’auteur même. Il s’agit en réalité de l’exhumation du passé de la famille Binebine marquée par l’emprisonnement d’Abel (Aziz Binebine), le fils aîné du bouffon pour avoir participé au coup d’État de Shirat contre le roi Hassan II le 10 juillet 1970. En donnant la voix à son père, Binebine réinvestit l’histoire trouble de sa famille. Le roman est construit autour de la figure du père à qui l’auteur rend un vibrant hommage, car, affirme-t-il, « je suis tombé amoureux de mon père » (Daoudi, 2017, en ligne). Par ce moyen, l’auteur cherche à comprendre les décisions, les contraintes et les supplices du bouffon qui a eu à bannir son fils, dans le but de sauver sa famille et sa tribu et non pour maintenir ses privilèges auprès du roi comme certaines personnes l’avaient pensé, y compris ses proches :
J’avais conscience que ma position en haut de la pyramide me mettait d’emblée dans le secret des dieux, mais comment se fait-il qu’aucun de vous n’ait pensé un instant que dans ma position, celle d’un père dont le fils a attenté à la vie du roi, je n’avais aucune marge de manœuvre? (Binebine, 2017, p. 109).
Le fiqh contourne l’histoire douloureuse de son fils et raconte diverses anecdotes en rapport avec sa vie de courtisan. Il montre comment la disgrâce réduit à néant même les plus intimes au roi. Le fiqh est comme emmuré dans un sentiment de souffrance permanente pour avoir renié son fils; reniement qui a occasionné la rupture des liens familiaux.
Bien que fictionnelle, la figure paternelle dans Empreinte de crabe permet de réfléchir sur l’histoire familiale entachée par la déraison politique. L’histoire est celle de Nithap, un sexagénaire qui se rend aux États-Unis pour des raisons de santé, mais sa visite prend une autre tournure après son accident. La reconstitution de l’histoire révèle que Nithap est en réalité un ancien maquisard. Il a enfoui les secrets de la guerre civile à laquelle il a pris part au Cameroun, au plus profond de son esprit : « C’était le monde du silence, ce silence qui fabriquait toute sorte de subterfuges, jusqu’aux proverbes pour justifier son Lock nshou » (Nganang, 2018, p. 33).
Le rapprochement de Nithap avec son fils permet la réouverture d’une histoire ensevelie sous les décombres de la guerre. L’intrigue est ainsi construite autour de la figure du père à qui le narrateur consacre la quasi-totalité du roman. Jeune infirmier pendant la guerre civile, Nithap est enlevé par les hommes du commandant Singap Martin. Dès lors, sa vie ne sera plus la même parce qu’il a été accusé de complicité avec les rebelles. Pour sauver sa vie après l’assassinat du Docteur Broussoux, chef de la station de Bangwa, Nithap rejoint définitivement le maquis. C’est à ce moment qu’il fait la rencontre d’Ernest Ouandié, une figure importante de l’Histoire du Cameroun. La même configuration historique est repérable dans le roman d’Alain Mabanckou où papa Roger représente la figure du père. Bien que père adoptif du petit Michel, Papa Roger entretient un lien indéfectible avec celui-ci.
Michel présente Papa Roger comme son initiateur à la politique au bas du grand manguier de la parcelle de Maman Pauline. Ce qu’il appelle « l’arbre à palabre » est aussi une autre forme d’école : « Cet arbre est un peu mon autre école, et mon père s’amuse parfois à l’appeler ‘‘l’arbre à palabres’’ » (Mabanckou, 2018, p. 43). La fracture familiale que Michel raconte a pour cause le brutal assassinat du capitaine Kimbouala-Nkyaya le frère de Maman Pauline après celui de Marien Ngouabi.
La muséification de l’héritage familial
Lapointe et Demanze définissent l’héritier comme « le survivant qui a subi et se réapproprie le legs des ascendants » (2009, p. 6). Cette idée rejoint celle de Paul Ricoeur (2000, p. 108) qui assimile le concept d’héritage à celui de dette, car nous sommes redevables à ceux et celles qui nous ont précédé·e·s. Il adjoint par conséquent la dette à l’idée de charge et de fardeau.
Ainsi, ces écrivains qui mettent en scène leurs histoires familiales sont pour ainsi dire des héritiers, puisque l’histoire familiale constitue la matière de leur création romanesque. L’intrigue dans les romans est orientée soit sur la quête d’un héritage familial, soit sur la réappropriation de cet héritage. Le choix de mettre en scène les personnages plus au moins fictifs en rapport avec la filiation n’est pas anodin. C’est grâce à ces traces du passé que les différents auteurs réaffirment leur identité. Le roman devient alors comme une sorte de musée conservatoire de l’histoire familiale.
Binebine s’est servi des vidéos cassettes enregistrées par son demi-frère chaque fois que le fiqh rentrait du palais. Dans ces vidéos, le bouffon raconte ses journées auprès d’Hassan II. L’auteur met en scène la déchirure de sa famille suite au coup d’État de Shirat. Il montre comment les siens ont vécu l’absence d’Abel pendant 18 ans, comment Mina, sa mère, s’enfonçait chaque jour en attendant le retour de son fils. Sorti du bagne de Tazmamart, Abel est un homme brisé qui trouve difficilement ses repères, mais qui parvient à pardonner, car, dit-il, « le pardon est un remède […]. Sur les trente détenus du bâtiment B, nous sommes quatre à avoir survécu […] parce que nous avons su recracher le poison de haine » (Binebine, 2017, p. 163). Le Fou du roi, que l’auteur qualifie lui-même de livre du pardon, est une passerelle qui lui permet de reconstruire le lien entre lui et son géniteur.
Tanou dans Empreinte de crabe est un Camerounais installé aux États-Unis où il enseigne dans une prestigieuse université. À l’aide du témoignage de Nithap son père, ancien maquisard, ainsi que des cahiers laissés par le pasteur Tbongo, son grand-père maternel, il parvient à recomposer l’histoire de sa famille :
Miracle qu’ils n’aient pas été détruits! Que ces documents cornus, crasseux, puant le pesticide, aient survécu à son déménagement américain était un véritable miracle! Ces cahiers ont fait de lui le narrateur de ce récit aujourd’hui, car ce sont ces cahiers du pasteur qu’il emplit ici d’histoires, petites et grandes, improbables et réelles, nou et tcho, tcho et toli, pour composer l’histoire de sa famille (Nganang, 2018, p. 145).
Le contenu des cahiers du pasteur Tbongo représente un patrimoine certain pour Tanou qui s’en sert pour reconstituer et transmettre l’histoire de sa famille et de son pays :
il fallait dire à ce monde distrait qu’un trésor était caché dans le fond de ces sous-quartiers dans les miasmes de son existence blafarde. La meilleure manière de le faire était de liguer les jeunes, de les mettre au pas s’il le fallait, de leur montrer le chemin de cette archive qui se cachait en dessous des kaba ngondo d’une maman au fond des cantines d’un vieux, et dans les signes en forme d’arabesque. Il fallait illuminer ces griffonnements que des étourdis ignoraient (Nganang, 2018, p. 62).
Le récit se caractérise par des allers et retours incessants entre le général et le particulier, entre histoire collective et histoire familiale, entre blessures collectives et épreuves individuelles, racontant par là l’histoire des familles anéanties par les turpitudes de l’histoire.
Chez Mabanckou, c’est le personnage Michel qui raconte l’histoire de sa famille face aux troubles sociopolitiques ayant suivi l’assassinat de Marien Ngouabi. Sudiste et proche du Capitaine Kimbouala-Nkyaya (ex-opposant au régime Ngouabi), la famille de Michel est obligée de nier toute parenté avec le capitaine, pour pouvoir se préserver des représailles. La crise politique occasionnée par le coup d’État engendre une traque orientée vers les membres sudistes du gouvernement ainsi que celle de leurs proches. Les oncles de Michel, Jean-Pierre Kinana et Martin Moubéri, respectivement conseiller auprès du ministre de l’économie rurale et chef du personnel de la caisse de prévoyance sociale, quittent Brazzaville pour Pointe-Noire dans le but de fuir les conflits tribaux en cours. Malheureusement, la situation se complique lorsque Maman Pauline poignarde une commerçante nordiste pour une histoire d’argent.
On peut donc dire que les auteurs mettent en service un savoir qui leur permet d’ajuster l’histoire muette de leur famille à l’histoire collective, mais aussi de redonner vie à leurs ascendant·e·s. Ils réaffirment par cette occasion leur propre identité, grâce à la création littéraire. En fictionnalisant leur propre expérience et celle de leurs familles, ils proposent des versions méconnues et ignorées de l’Histoire.
Entre dette et récit
La notion de dette implique ici ce que nous avons en rapport avec le passé. Sans l’ombre d’un doute, la combinaison autofiction et mémoire sur l’ascendance et l’Histoire engage les écrivains dans la restitution de la dette. Le roman devient le lieu de croisade intergénérationnelle où les écrivains donnent comme une offrande à l’ascendance en même temps qu’ils prennent la posture d’intermédiaire pour passer la mémoire. Les dédicaces des romans sont assez représentatives quant à cette idée de restitution de la dette ou de la transmission d’un héritage. Parlant du paratexte, Genette retient ceci :
Le paratexte est […] pour nous ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au public. Plus que d’une limite ou d’une frontière, il s’agit ici d’un seuil ou […] d’un « vestibule » qui offre à tout un chacun la possibilité d’entrer ou de rebrousser chemin (Genette, 1987, p. 7).
À s’en tenir à la notion de seuil ou de vestibule, la dédicace est, dans les différents romans, le moyen par lequel l’écrivain rend explicite son intention vis-à-vis du lectorat. Précisément, les dédicaces de Binebine : « À papa », de Mabanckou : « à la mémoire de ma mère Pauline Kengué, de mon père Roger Kimangou » et de Nganang « ce roman est dédié à Nomsa, ma Bwonda’ » mettent le·la lecteur·trice sur les pistes de la restitution de la dette.
Pour Binebine, le besoin de restituer une dette est exprimé en ces mots : « Jusqu’à présent, je n’ai jamais voulu écrire sur le sujet au vu de son extrême sensibilité, mais c’est le moment d’écrire sur le pardon, sur la réconciliation. Il est temps pour moi de donner la parole à mon père que j’ai longtemps condamné » (La tribune de Marrakech, 2017, p. 2). Ou encore lorsqu’il ajoute « Oui, je me suis réconcilié avec mon père. Et par extension, avec notre histoire. Je me sens en paix avec moi-même » (ibid.). Chez les trois auteurs, la conscience de la transmission est enclenchée dans le but de passer le témoin aux générations futures. Si l’exploration et la réactualisation de la mémoire familiale contribuent à restituer la dette à l’ascendance, elles participent aussi à rendre compte par ce détour de l’Histoire gelée dans le mutisme.
De l’écriture testimoniale à l’écriture du testament historique
A priori, on peut distinguer deux pratiques scripturales : il existe une réelle différence entre une écriture qui prend en charge les faits historiques et une autre qui se réfère à des faits personnels. En effet, la première interroge les sources et tente d’établir les faits; elle relate les événements historiques en interaction avec le devenir des acteurs; la seconde relève au contraire d’un projet plus intime, bien distant de la « grande histoire ». Toutefois, il arrive que les deux projets d’écriture se croisent parce que l´histoire individuelle est en réalité indissociable de l’Histoire. La rencontre entre la grande et la petite histoire constitue l’élément commun chez les trois romanciers. Ainsi, cette démarche simultanée de plus en plus présente dans le roman francophone est symptomatique d’une quête de repères par le moyen de la réécriture de l’Histoire. Par conséquent, le roman francophone contemporain s’impose comme un testament.
À cet effet, la réécriture des évènements historiques sur la base de l’histoire familiale engage les auteurs comme testateurs et les lecteur·trice·s comme légataires. Les écrivain·e·s pactisent pour la transmission de la mémoire, d’un héritage marqué par la déraison politique. Le détour par la filiation permet non seulement de transmettre les faits, mais davantage le vécu des acteur·trice·s. La pratique testimoniale étant devenue un impératif pour les sociétés en mutation, le roman francophone se nourrit en conséquence de l’expérience. C’est dans ce sens qu’Annette Wieviorka estime que le témoignage littéraire renferme « la rencontre avec une voix humaine qui a traversé l’histoire, et de façon oblique, la vérité non des faits, mais celle plus subtile mais aussi indispensable d’une époque et d’une expérience » (Wieviorka, 1998, p. 168).
Dans sa fabrique de signes et de sens, l’écrivain·e crée des possibilités littéraires qui garantissent la transmission de la mémoire. Les techniques narratives et les choix stylistiques ont pour but d’impacter la psychologie du lecteur ou de la lectrice et de graver dans sa mémoire les différents moments historiques.
À l’heure où les générations sont en perte de repères, s’intéresser à la question de l’héritage dans la production francophone du roman historique se veut un impératif de survie. Les écrivain·e·s de cette nouvelle ère semblent en effet brandir l’étendard d’une quête de vérité historique devenue obsessionnelle pour certain·e·s. Par ailleurs, le fait de revenir à l’essentiel comme le martèle Mabanckou après la publication des Cigognes sont immortelles semble être une préoccupation commune de ces écrivain·e·s encore prisonnier·e·s du passé sanglant du continent. Un soupçon de manipulation de l’Histoire pesant sur la mémoire collective, le·la romancier·e francophone devient archéologue exhumant les pages troubles de l’Histoire. Cette entreprise se reflète conséquemment dans les usages narratifs et stylistiques parce que « la dimension littéraire du témoignage est due […] à l’emploi de différentes stratégies narratives et stylistiques qui rapprochent le discours du témoin au langage littéraire et le déplace ainsi de son acceptation documentaire » (Ghachem, 2018, p. 68).
L’auteur-narrateur-testateur : le passeur de mémoire
Nous ne saurions parler dans le cas de ce texte d’entreprise testimoniale ou d’enjeu testamentaire sans relever la part autobiographique ou autofictionnel des différents romans. Lejeune définit le pacte autobiographique comme « un pacte moral de sincérité : il se traduit souvent par un pacte implicite de l’auteur avec le lecteur » (Lejeune, cité par Ghachem, 2018, p. 70). Quelques années après, Lejeune revient sur sa conception du pacte autobiographique et le présente comme « l’affirmation dans le texte de cette identité renvoyant au nom de l’auteur sur la couverture » (ibid.). Ainsi, pour qu’il y ait autobiographie, il faut que le nom propre de l’écrivain·e coïncide avec le nom du personnage dans le texte. Néanmoins, d’autres indices peuvent influencer le processus de lecture et pousser le·la lecteur·trice à considérer l’œuvre sous l’angle autobiographique. Les mentions du genre, du titre ou l’utilisation du « je » et du temps du passé, la rétrospection, sont des exemples patents qui peuvent jouer un rôle important dans la cristallisation du pacte autobiographique.
L’usage du·de·la narrateur·trice dit homodiégétique (narrateur·trice personnage) dans l’œuvre de fiction est la stratégie narrative adéquate pour la transmission de la mémoire. Personnage et narrateur, Michel, dans Les cigognes sont immortelles, remplit fort bien la fonction du double de l’auteur. Il réunit tous les critères qui amènent le·la lecteur·trice à penser qu’il coexiste aux côtés de Mabanckou lui-même. L’auteur met en scène une période de son enfance marquée par l’assassinat du camarade président Marien Ngouabi. Il utilise comme personnage narrateur un enfant à l’apparence naïve. Françoise Dolto permet de comprendre ce transfert de compétence narrative entre l’auteur·trice-adulte et le·la narrateur·trice-enfant lorsqu’elle écrit : « Dans la littérature du souvenir, dans les ouvrages de mémoire, l’enfant n’est que projection de l’adulte » (Dolto, 1985, p. 49). Cet usage du personnage enfant garantit l’exposition des vérités qui sont très souvent des tabous.
Narrateur homodiégétique, Michel raconte d’un point de vue interne. Ce qu’il raconte, il le tient de son vécu, des enseignements de Papa Roger ou des informations officielles. Le choix de ce personnage est bien ancré dans la poétique de la transmission. Le narrateur ne prive alors le·la lecteur·trice d’aucune information. Loin d’une visée essentiellement éthique, le choix du·de·la narrateur·trice enfant prédispose à une esthétique particulière.
Par conséquent, l’inquiétude qui fonde toute démarche créatrice est masquée dans un ton humoristique dévoilant les préoccupations de l’auteur. À cet effet, Mabanckou déclarait en présentant son opus qu’« à travers Les cigognes sont immortelles, je reviens à ce qui est essentiel à moi. Je ressens de plus en plus le besoin de dire ce qu’est mon continent et de montrer pourquoi le continent est aujourd’hui à la dérive ». Ce besoin de parler de l’Afrique aujourd’hui, l’écrivain le ressent comme une urgence; d’où sa propension à transmettre une mémoire hantée par la déraison politique. Le choix du narrateur enfant ainsi que la perspective narrative interne sont, selon l’auteur, le moyen idoine pour assurer le passage intergénérationnel de la mémoire.
L’appropriation de l’expérience paternelle : l’illusion autobiographique.
Dans Le Fou du roi et Empreinte de crabe, l’identité du narrateur demeure ambiguë. En réalité, il y a comme une bivocalité, l’une imbriquée dans l’autre. Binebine met en scène son père, bouffon du roi pendant 35 ans. Curieusement, il donne la parole au bouffon qui s’exprime à la première personne. Or, chez Nganang, l’histoire de Nithap, ex-infirmier maquisard, est racontée à la troisième personne par un narrateur omniscient qui détient toutes les informations possibles. Grâce à certains éléments textuels, on se rend compte qu’il est possible d’établir des rapports entre ces différents narrateurs et la personne de l’écrivain même. Binebine explique par ailleurs cette bivocalité en affirmant que « la schizophrénie est le propre de l’écrivain » (Heminway et Libert, 2017, en ligne).
Cependant, pour lever l’équivoque sur l’identité du « Je » dans Le Fou du roi, il faut non seulement se pencher sur son contexte de publication, mais également sur des détails qui y sont subtilement introduits. Mahi Binebine révèle lors des entretiens que la fracture qu’a subie sa famille, après l’incarcération de son frère Aziz Binebine, a creusé un fossé entre son père et lui. Il conclut que son ouvrage est un « livre du pardon ». Ceci permet donc de comprendre le jeu et l’enjeu du « je » dans ce roman.
Pareillement, chez Nganang, on perçoit cette superposition de voix narratives. Certes l’histoire est celle de Nithap, mais le narrateur qui assume l’intégralité de la narration possède à la fois les qualités d’un narrateur homodiégétique et hétérodiégétique. Cette stratégie narrative laisse à première vue penser à un brouillage narratif. Mais derrière ce flou, transparaît un choix de narrateur adéquat pour construire et transmettre la mémoire. Le narrateur est comme démultiplié puisqu’il a la capacité de revêtir en même temps la peau d’un personnage et d’avoir un regard global sur les événements et leur déroulé, un regard omniscient. La subjectivité se trouve alors enfouie au cœur même de l’objectivité. Toutefois, si l’on octroie la charge narrative du récit à Tanou, on est amenée à penser à un dialogue intergénérationnel. Car si Nithap le père a révélé à son fils les tourments de la guerre civile camerounaise, Tanou ressent cette envie à son tour de la transmettre à la génération future dont fait partie sa fille Marie. C’est cette posture d’héritier courroie entre hier et demain, entre la génération passée et la génération intermédiaire à venir, qui pousse Tanou à raconter de cette façon. Les cahiers remplis des histoires laissés par son grand-père maternel, le pasteur Tbongo, ainsi que l’histoire de Nithap, font de lui l’héritier par excellence de cette mémoire, mais aussi un passeur adéquat. Présent, mais effacé, il semble régir le récit sans s’y mêler directement; bien que la narration à la troisième personne mette en évidence le caractère ambigu de l’identité narrative.
En revanche, Nganang a comme glissé consciemment dans son roman des éléments qui amènent à une illusion autobiographique. En effet, on assimile Tanou à Nganang dans la mesure où ce personnage entretient des liens étroits avec la personne de l’écrivain même : Camerounais d’origine bamiléké vivant et enseignant aux États-Unis. À la question de savoir si le personnage de Tanou est son alter ego, Patrice Ngnang répond lors d’un entretien : « Mon nom d’éloge est quand même Tanou, et j’ai développé tout autour une théorie de l’histoire qui rend mon roman, ainsi que ceux qui le précèdent significatifs, car Tanou veut dire le ‘‘père de l’histoire’’ » (Mladenovic, 2018, en ligne).
Ce n’est donc pas un hasard si chacun des écrivains utilise des narrateurs qui empruntent et épousent leurs propres traits. Car dans leur intention de transmettre la mémoire il faut absolument donner de la crédibilité au récit pour pouvoir séduire continuellement son·sa lecteur·trice. En effet, comme le soulignent Dornier et Dulong, « le narrateur par ses propres déclarations ou un certain dispositif éditorial s’engage sur l’authenticité ou à tout le moins sur la sincérité de son récit, ce qui impose un registre de lecture défini » (Dornier et Dulong, 2005, p. 102). Grâce à leur dispositif temporel et narratif, les auteurs incitent à une lecture « indicielle ». Ils prédisposent le·la lecteur·trice à recevoir ce qu’ils ont eux-mêmes reçu comme héritage. Pour cela, ils l’impliquent dans la construction du sens. Du paratexte à l’intérieur du texte, les auteurs cherchent à maintenir l’attention de celui-ci ou celle-ci. Ils ne se limitent pas au pacte de lecture, mais ils l’instrumentalisent dans leur intention créative. Lorsque celui-ci ou celle-ci résout le puzzle relatif à la question « qui parle? » il·elle parvient à comprendre l’artifice testamentaire à lui destiné. De même, le témoin introduit dans son discours une vérité historique qui demande à être transmise. Pour que cela advienne, le·la lecteur·trice doit croire ce qu’il·elle lit comme vérité historique. Une telle croyance ne se limite donc pas au moment de la lecture, mais elle est appelée à dépasser ce contexte pour devenir vérité, c’est ce qu’explique Marta Cichocka dans son effort d’interprétation du fait historique à l’intérieur du roman « Chaque lecture est un acte de déchiffrement et de création » (Cichocka, 2007, p. 386).
Ainsi, la pratique testamentaire s’inscrit dans ce maillage étroit de l’histoire familiale et de la « grande Histoire ». Cette façon consciente d’écrire le souvenir en le reliant à sa propre expérience ou à celle de son ascendance s’impose, ces dernières années, comme le moyen adéquat de reconstituer le passé. Entre témoignage et appropriation de l’expérience familiale, le roman historique francophone actuel enracine les fondements d’une écriture ritualisée autour de laquelle écrivain·e et lecteur·trice, chacun·e dans son rôle, parachèverait l’acte testamentaire. Autant dire avec Catherine Coquio que « l’art transforme le langage en geste et crée ses propres rites, s’engage à sa manière à produire la vérité » (Coquio, 2015, p. 184).
Conclusion
« Travailler sur la littérature contemporaine, c’est un effort archéologique ou généalogique », affirme Laurent Demanze (2019. p. 291). Les romancier·e·s francophones contemporain·e·s, notamment ceux dont nous avons abordé les œuvres dans ce texte se prêtent à cette idée en exhumant simultanément leur héritage familial et historique. Témoins et enquêteurs du passé, ils se font inconditionnellement passeurs d’héritage. Enquêter sur le passé devient le projet commun des écrivain·e·s francophones de cette dernière décennie parce que la compréhension du passé permet de mieux appréhender le présent (voire le futur) et de tirer les leçons des expériences antérieures. Il faut pour ceux-ci ou celles-ci « revenir à l’essentiel » en s’impliquant dans la transmission de la mémoire. Car, comme le remarquait Aimé Césaire, « un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir » (Césaire, cité par Roch, 2018, en ligne). Ainsi, le roman francophone devient alors un espace de négociation où l’écrivain·e dans son travail d’écriture va continuellement à la conquête de son·sa lecteur·trice dans le but de tisser l’incontournable passerelle de la transmission de la mémoire et, par conséquent, de l’héritage.
Références
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