Pratique de l’agropastoralisme et changement climatique
Analyse des stratégies locales de résilience dans l’Extrême-Nord du Cameroun
Abdou-Raman MAMOUDOU
Introduction
Au cours de ces dernières décennies, le phénomène du changement climatique s’intensifie et devient au fil du temps une réelle menace pour les activités anthropiques. Le constat alarmant du dérèglement climatique a été établi par plusieurs experts et expertes, notamment ceux et celles du GIEC[1]. Selon le quatrième rapport du GIEC (2012), la température globale de la planète a augmenté de 0,89 °C sur la période allant de 1901 à 2012 et les différentes projections envisagent un accroissement des températures futures de 1,8 à 4 °C en fonction des différents scénarios d’émission établis. Dans la même période, la pluviométrie a fortement augmenté dans certaines régions du globe alors qu’elle a diminué dans d’autres, notamment au Sahel. L’impact de ce changement climatique encore croissant varie en fonction des zones géographiques. Ainsi, les zones les moins développées s’avèrent être les plus impactées par ce phénomène. Dans ces régions fortement agropastorales, la variation du climat induit des aléas considérables qui menacent ainsi la sécurité alimentaire des populations locales.
À l’Extrême-Nord du Cameroun, comme dans toute la zone sahélienne, les activités agricoles et pastorales constituent le dénominateur commun de la majeure partie de la population locale. Situé à mi-chemin entre l’agriculture et l’élevage, l’agropastoralisme au Cameroun est pratiqué par près de 30% des agriculteurs et agricultrices, éleveurs et éleveuses (MINEPIA/EPA, 2014). Ces activités agropastorales régissent l’économie locale et constituent une source de revenus et d’alimentation pour les agropasteur-e-s ainsi que tou-te-s les opérateurs et opératrices de la filière qui bénéficient des retombées financières de ce secteur. Au-delà de son importance économique, l’agropastoralisme est surtout pourvoyeur des produits agropastoraux en termes de fourniture d’aliments riches en protéines animales (viande et lait), des céréales (mil, maïs et riz) et produits maraichers qui constituent les piliers de la sécurité alimentaire dans la région.
Nonobstant l’aspect vital de l’agropastoralisme dans une région classée comme la plus pauvre du Cameroun (avec un taux de pauvreté de 74,3% selon ECAM[2] 2007), il n’en demeure pas moins que ce secteur rencontre d’importants goulots d’étranglement qui inhibent ses perspectives de développement. À côté des maladies animales engendrant des lourdes pertes directes et indirectes dans les cheptels (Sidibé, 2001), l’agropastoralisme comme moyen de subsistance et d’existence subit fortement la variation des facteurs climatiques. Faisant partie intégrante du bassin du Lac Tchad, la région de l’Extrême-Nord connaît depuis les années 1970 une sécheresse persistante, caractérisée par des écarts thermiques élevés, et une intense évaporation de la ressource en eau (Sambo, 2018). Cette région connaît une alternance d’une longue saison sèche suivie d’une courte saison pluvieuse souvent dévastatrice: on a enregistré des inondations dans les années 1988, 1999, 2010, 2012 (Watang, 2015). Il existe des preuves selon lesquelles les aléas climatiques affectent déjà les rendements agricoles dans divers pays (GIEC, 2007) et cela est particulièrement palpable dans les pays à faible revenu où le climat est l’un des principaux déterminants de la production agricole et où les populations présentent des faibles capacités d’adaptation. Il apparaît clairement que les fluctuations climatiques menacent les activités humaines et les moyens d’existence.
Avec la recrudescence des phénomènes climatiques, la vulnérabilité de la région de l’Extrême-Nord devient de plus en plus croissante et génère des dysfonctionnements majeurs dans plusieurs secteurs, notamment l’agropastoralisme qui fonctionne au rythme des saisons. Ainsi, les effets du changement climatique et le niveau de vulnérabilité des agropasteur-e-s s’influencent mutuellement et produisent des dégâts sur les activités des paysans et paysannes. L’exposition au risque climatique pousse les acteurs et actrices du secteur agropastoral à s’adapter au phénomène pour préserver leurs activités. Le développement des actions d’adaptation leur permet de réduire leur vulnérabilité et d’inscrire leurs activités dans la durée. Ainsi, quelles sont les stratégies d’adaptation mises en place dans l’Extrême-Nord du Cameroun? Au-delà d’être une nécessité, l’adaptation au changement climatique chez les agropasteur-e-s devient un impératif de survie de tout le secteur. Watang (2015) signale que la mise en place des stratégies d’adaptation adéquates constitue un défi permanent tant pour les pouvoirs publics, les communautés locales que pour les acteurs et actrices du développement qui exercent dans l’Extrême-Nord du Cameroun. Le présent article se construit autour de l’hypothèse que les différentes stratégies locales de résilience mise en place par les agropasteur-e-s, l’État et les partenaires au développement renforcent l’adaptation au changement climatique et le vivre-ensemble dans cette partie du pays.
Concepts et revue de la littérature
L’agropastoralisme comme concept scientifique a émergé au fil de l’histoire pour se positionner dans la littérature en tant que mode de vie et de production pour certaines communautés.
Complexe et varié, l’agropastoralisme est appréhendé comme une pratique difficile à saisir du fait de la mise en commun des comportements agricoles et pastoraux. Il s’agit, au sens de Nori et al. (2008), d’un mode de vie complexe qui essaye de maintenir un équilibre optimal entre les pâturages, le bétail et les populations dans des environnements aléatoires. Cette mixture entre l’agriculture et le pastoralisme est souvent associée au nomadisme ou parfois à un semi-nomadisme, entraînant ainsi des mouvements de transhumance qui traversent les zones cultivées (Coulet et Coste, 1994). Dans le concept de l’agropastoralisme se cristallise la pratique conjointe de l’élevage et de l’agriculture. Ce mode de production spécifique à une certaine communauté, en occurrence les Peuls (Kintz, 1982), devient de plus en plus vulnérable face à l’incertitude du climat. Le changement climatique comme phénomène global touche toutes les régions du monde.
Au sens du GIEC (2007), le changement climatique renvoie à toute variation de l’état du climat identifiable par des modifications de la moyenne, et/ou de la variabilité de ses propriétés, qui persistent dans le long terme, généralement pendant plusieurs décennies. Ce phénomène global se rapporte à tout changement du climat dans le temps, qu’il soit d’origine naturelle ou anthropique. La CCNUCC[3] (1992), pour sa part, définit le changement climatique comme un ensemble de changements causés directement ou indirectement par les activités humaines, lesquelles modifient la composition de l’atmosphère au niveau global. Le changement climatique, selon son origine, se différencie du concept de variabilité climatique. Dans cette étude, c’est la définition du GIEC qui est retenue et un intérêt est accordé à la mutation des tendances de la température et de la pluviométrie qui est un phénomène intra et interannuel dans l’Extrême-Nord du Cameroun. Fortement dépendante du climat, la production agropastorale devient incertaine et appelle les acteurs et actrices à une résilience renforcée.
Au premier sens, la notion de résilience est un terme lié à la physique des métaux; elle mesure la capacité d’un matériau à retrouver son aspect initial après avoir absorbé un effort plus ou moins important. Dans les sciences sociales, elle s’applique aux catastrophes et est employée pour désigner :
la capacité des pays, des communautés et des ménages à gérer un changement, en conservant ou en transformant leur niveau de vie face aux chocs et stress tels que tremblements de terre, sécheresses ou conflits violents, sans compromettre leurs perspectives à long terme (DFID[4], 2011).
Il apparaît ainsi que la résilience constitue la capacité à surmonter des chocs négatifs, à s’adapter et à continuer à vivre avec des changements et des incertitudes. Dans l’agropastoralisme, la résilience se fonde, selon Bonnet et Guibert (2014), d’une part, sur la résistance aux chocs qui viennent perturber la bonne marche de cette activité et, d’autre part, sur une capacité à rebondir après avoir traversé la crise. Ainsi, la résilience permet aux différentes communautés d’atténuer leur vulnérabilité tout en poursuivant leur activité en dépit des crises et préserver leur identité et mode de vie.
L’analyse des incidences du climat sur le secteur agricole dans son ensemble préoccupe divers-e-s chercheurs et chercheuses dans différentes disciplines. L’intérêt porté à l’adaptation aux fluctuations climatiques n’a pas été à la mesure du phénomène. Dans la littérature sur les politiques relatives au changement climatique, l’accent est mis plus sur les stratégies d’atténuation que celles relatives à l’adaptation (Bele et al., 2011). Ainsi, il se dégage que la production des connaissances sur l’adaptation au changement climatique devient une question qui meuble divers débats, tant au niveau local qu’international. Il est à relever que dans la plupart des travaux, la résilience est analysée soit du côté de l’agriculture (Ouédraogo et al., 2010), soit de l’élevage (Bonnet et Guibert, 2014), rares sont les études qui se penchent sur la résilience de l’agropastoralisme. Les questions ayant meublé les analyses dans ce secteur se focalisent sur les conflits agropastoraux (Gonné et al., 2010; Liba’a, 2011; Hellendorff, 2012) et sur l’usage de la ressource en eau (Watang et Ganota, 2011). Les travaux du CSAO/OCDE[5] (2008) mettent en évidence la dépendance du secteur agropastoral aux variables climatiques tout en analysant la résilience des paysans et paysannes face aux risques liés au changement climatique en Afrique de l’Ouest. L’on note des pratiques endogènes développées par les agropasteur-e-s pour faire face au changement climatique. Parmi les stratégies des paysans et paysannes, figurent les savoirs locaux qui constituent un important levier d’adaptation aux aléas climatiques (Nkomwa et al., 2014). Face à ces mutations du climat, la vulnérabilité des systèmes agropastoraux augmente de plus en plus (Touré et al., 2017) et menace même l’existence de ce mode de production. Pour Brown et al. (2007), l’adaptation de ces systèmes doit s’opérer par des ajustements qui visent à réduire la vulnérabilité ou à améliorer la résilience face à des changements observés ou prévus au niveau du climat. Ces ajustements demandent la modification des processus, des perceptions, des pratiques et des fonctions pouvant garantir la survie de toute activité.
Matériau et méthode
L’Extrême-Nord du Cameroun est un vaste territoire de 34 263 km² de superficie qui est traversé par quatre zones climatiques notamment la plaine du Diamaré, le Yaéré[6], les monts Mandara et le delta du Lac-Tchad (Anougue Tonfack et al., 2013). Dans cette région à climat soudano-sahélien de type tropical sec où les précipitations ne dépassent guère 1 200 mm/an (MINADER[7], 2014), les aléas climatiques sont récurrents et menaçants avec le temps. Zone fortement agropastorale, l’Extrême-Nord Cameroun regorge de diverses races de bétails et espèces culturales. Seignobos et Iyébi-Mandjek (2000) identifient à cet effet plusieurs races des grands ruminants telles que le zébu peul du sahel, le white fulani, le kapsiki et le kouri, ainsi que des petits ruminants, notamment le mouton woïla, kirdi, oudah et la chèvre kirdi. Comme dans la plupart des régions sahéliennes, on retrouve diverses cultures allant du mil au maïs en passant par le riz, l’arachide, le niébé et les produits maraichères (Sambo, 2014). Toutes ces espèces animales et végétales constituent un riche patrimoine d’une région qui traverse d’importants défis. Les études de l’Institut National de la Statistique révèlent que la pauvreté reste plus accentuée dans la région de l’Extrême-Nord avec un taux actuel de 74,3% contre 65,9% en 2007 et 56,3% en 2001 (ECAM, 2014). Cette situation renseigne la précarité du cadre et des conditions de vie de la population dans cette région en majorité agropastorale. La tendance baissière de la pluviométrie dans cette région, couplée au phénomène de terrorisme qui sévit autour du Lac Tchad (Rangé, 2018), renforce la paupérisation accrue des populations agropastorales déjà vulnérables.
Mon analyse du rapport entre l’agropastoralisme et le changement climatique sous le prisme de la résilience repose sur des enquêtes (notamment des entretiens et des questionnaires) auprès des agropasteur-e-s et des acteurs et actrices du développement du secteur agropastoral dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun. Les enquêtes par questionnaire se sont intéressées au statut des enquêté-e-s (pour appréhender, outre l’agropastoralisme, d’autres activités menées), la taille du cheptel (essentiellement les bovins), la surface agricole cultivée, les perceptions du changement climatique et les actions de résilience entreprises au niveau local. Du fait de l’étendue de la région de l’Extrême-Nord, les enquêtes ont été menées dans cinq localités représentant les quatre zones climatiques de la région. Sur la base d’un choix raisonné, 164 ménages agropastoraux ont été sélectionnés pour constituer l’échantillon de ce travail (tableau 1). J’ai retenu dans la plaine du Diamaré, les villages Meskine et Magaldao; dans le Yaéré, le village Kolara; autour du Lac Tchad, la localité de Ngouma-Kribi et, dans les monts mandara, le village de Zamaï. Après dépouillement et codage des données du terrain, le logiciel SPSS (Statistical Package for the Social Science) a servi d’outil d’analyse des données.
En plus des informations primaires collectées sur le terrain, j’ai eu recours à des entretiens avec le personnel des ministères en charge de l’agriculture et de l’élevage et avec des acteurs et actrices du partenariat au développement qui œuvrent pour la bonne marche de l’agropastoralisme dans la région de l’Extrême-Nord.
Localités | Effectifs |
---|---|
Meskine | 34 |
Kolara | 28 |
Magaldao | 40 |
Ngouma-Kribi | 36 |
Zamaï | 26 |
Total | 164 |
Résultats de l’étude
Le changement climatique, un phénomène diversement perçu
Dans les différentes zones enquêtées, il apparaît que les populations apprécient différemment le phénomène du changement climatique. Si elles sont toutes unanimes sur la diminution des pâturages pour bétail, la baisse de la quantité de pluie et la dégradation rapide des écosystèmes, il n’en demeure pas moins que certain-e-s agropasteur-e-s se réjouissent de l’assèchement du Lac Tchad. En effet, au fur et à mesure que le Lac Tchad se rétrécit, il apparaît des ilots qui permettent aux paysans et paysannes de gagner de nouvelles terres fertiles et humides propices à la culture. En plus de pratiquer de l’agriculture sur les terres nouvellement conquises, la population trouve ipso facto des pâturages supplémentaires pour le bétail.
Globalement, du fait du changement climatique, on remarque une forte réduction des ressources en eau pour les cultures et le bétail. Cette situation engendre une instabilité du calendrier agricole et une diminution considérable du pâturage, provoquant ainsi une sous-alimentation du bétail. Ces aléas provoquent la baisse de la fertilité du sol qui renforce la dégradation des sols agraires. Du côté du bétail, ils induisent des pertes de poids dans les troupeaux, des retards de croissance et une plus grande vulnérabilité aux diverses maladies.
La divergence d’appréciation des aléas climatiques dévoile le niveau d’ignorance de certain-e-s paysans et paysannes à propos du niveau de gravité des changements climatiques dans l’Extrême-Nord du Cameroun. Cependant, les populations établissent une relation entre les différentes transformations environnementales et la baisse de la disponibilité des ressources naturelles, et partant, de la production agropastorale nécessaire à leur survie.
La diversification des activités comme stratégie de résilience
Longtemps spécialisées à plein temps dans le travail de la terre et des ruminants, les populations agropastorales s’investissent dorénavant dans d’autres activités génératrices de revenus (tableau 2). Évoluant dans un environnement risqué au sens climatique, les agropasteur-e-s adoptent la diversification des activités dans le but d’atténuer les corollaires négatifs des fluctuations du climat (Wane et al., 2010). Cette résilience économique vient renforcer et pérenniser leur mode de vie. Au premier plan des activités d’appoint ou de substitution figure la pratique du commerce (43%) qui est plus prononcée dans les zones non éloignées des zones urbaines. Selon un agropasteur commerçant à Magaldao, le privilège de la pratique du commerce réside dans le fait que cette activité ne demande pas une certaine technicité ou des prédispositions spécifiques pour se lancer. Dans la région du Lac Tchad par contre, la pêche reste une activité majeure pour les populations. Malgré la décroissance des ressources halieutiques du lac, les populations de Ngouma-Kribi (61,11%) et ses alentours font des grandes distances sur l’eau à la recherche des poissons. Cette activité permet ainsi à ces populations d’avoir des revenus supplémentaires nécessaires pour investir dans les campagnes agricoles et/ou entretenir le bétail compte tenu de la raréfaction des pâturages due à la sécheresse et à la surexploitation de la ressource pastorale.
Il est à noter qu’au fur et à mesure qu’on assiste à une diversification des activités, certain-e-s agropasteur-e-s seront amené-e-s à remplacer toute leur activité principale par une autre alternative plus lucrative. En tenant compte de ce risque, la pratique de l’agropastoralisme serait donc menacée par cette stratégie de diversification. Cependant, l’importance socioculturelle du bœuf peut agir sur bon nombre d’agropasteur-e-s, les contraignant ainsi à perpétuer l’agropastoralisme.
Activités secondaires | Commerce | Artisanat | Pêche | Prestation de services |
---|---|---|---|---|
Localités | ||||
Meskine | 58,82 | 14,71 | 0,00 | 26,47 |
Kolara | 35,71 | 25,00 | 7,14 | 32,14 |
Magaldao | 52,5 | 7,50 | 15,0 | 25,00 |
Ngouma-Kribi | 22,22 | 11,11 | 61,11 | 5,55 |
Zamaï | 50,00 | 23,08 | 3,85 | 23,08 |
Le bœuf, un des leviers du mode de vie des agropasteur-e-s
Constituant une valeur socioéconomique considérable, le bœuf reste un pilier du mode de production agropastorale dans l’Extrême-Nord du Cameroun. La fertilité des champs repose sur le bétail qui, lors du passage sur les parcelles agricoles, dépose leur déjection utile à la reconstitution de l’écosystème du sol déjà dégradé sous l’effet de la carence d’eau de pluie et de la sécheresse. Formé presque essentiellement de la race kouri, le cheptel présent dans le Lac Tchad souffre du rétrécissement spectaculaire[8] de cette étendue d’eau. En effet, cette race de bœuf, qu’on ne retrouve que dans le Lac Tchad et nulle part ailleurs, s’est accommodée à vivre dans des zones immergées. Pâturer dans les eaux du lac constitue le mode de vie du bœuf kouri, lequel se détériore peu à peu avec la régression du lac. Les paysans et paysannes assurent s’adapter à cette situation en faisant recours au croisement génétique des espèces kouri avec d’autres races plus résistantes à l’aridité de la zone.
La domination des petites exploitations pastorales (de moins de 20 bovins) témoigne de l’adaptabilité de ces acteurs et actrices. En effet, pour faire face aux aléas climatiques, certain-e-s paysans paysannes cèdent leur patrimoine bovin contre des aliments nécessaires à la survie du ménage en période de disette. Dans certaines localités (Zamaï et Meskine en l’occurrence) la vente de quelques ruminants facilite l’acquisition des parcelles agricoles ainsi que des nouveaux intrants. En outre, certain-e-s paysans et paysannes ont spécialisé leurs troupeaux au service de traction animale pour des tiers en contrepartie d’une rémunération variable selon la structure et la surface de la parcelle à labourer.
Localités | Taille du cheptel | < 10 | [10 – 20 [ | [20 – 30 [ | > 30 |
---|---|---|---|---|---|
Meskine | 29,41 | 52,94 | 11,76 | 5,89 | |
Kolara | 28,57 | 46,43 | 7,14 | 17,86 | |
Magaldao | 22,50 | 47,50 | 10,00 | 20,00 | |
Ngouma-Kribi | 41,67 | 27,78 | 13,89 | 16,67 | |
Zamaï | 42,31 | 19,23 | 23,08 | 15,38 |
Des parcelles agricoles en extension malgré la domination des petites exploitations
L’importance des parcelles de moins d’un hectare montre la prédominance des exploitations domestiques (familiales) dont la production est pour la plupart dirigée vers l’autoconsommation. Dans la région de l’Extrême-Nord, le champ constitue le socle de vie tant pour le paysan ou la paysanne que pour le bétail. Il ou elle tire des revenus et des aliments en cultivant une parcelle agricole. Le bétail à son tour bénéficiera des résidus de la récolte pour son alimentation. De plus, la méthode consistant à faire paître le bétail dans le champ post-récolte permet d’assurer un transfert des éléments fertilisants constitués dans les bouses de bœuf. Il s’agit là d’un mécanisme d’interdépendance entre l’élevage et l’agriculture : une stratégie gagnante. En effet, cette méthode permet de conserver la fertilité naturelle des champs tout en nourrissant le bétail. De plus, à terme, cette pratique induit un gain égal au montant des fertilisants chimiques censés être utilisés dans les champs. Ainsi, cette épargne réalisée va être réinvestie dans les activités agropastorales du ménage. Cette technique fait partie des savoirs endogènes sur lesquels les paysans et les paysannes capitalisent pour renforcer leur résilience face au changement climatique.
Avec les épisodes de sécheresse sporadiques, les écosystèmes des sols se sont dégradés et ne peuvent plus jouer leur rôle de catalyseur de vie microbienne. Pour régénérer cette vie, les populations pratiquent la polyculture en lieu et place de la monoculture axée sur une seule spéculation. La diversification des cultures permet à la terre de renaître grâce aux micronutriments qu’apportent les différentes espèces de culture (Badolo, 2008). Cette technique permet aussi de minimiser la prolifération des maladies culturales.
Il est à noter que la technique de la jachère n’est pas adoptée dans la majorité des localités. Les paysans et paysannes ne faisant pas recours à cette technique soutiennent qu’une terre mise en jachère constitue une perte économique considérable surtout pour ceux et celles qui ne disposent que des parcelles réduites et souvent uniques. Cependant, on note l’utilisation de la technique des digues qui permet de réduire le ruissellement des eaux de pluie et accroît la fertilité du sol.
En réponse à la raréfaction de la ressource en eau, les paysans et paysannes construisent des retenues d’eau communément appelées okoloré (en langue peule). En fait, l’okoloré permet de stocker une grande quantité d’eau pouvant servir en saison sèche. C’est également un lieu d’abreuvage du bétail et/ou d’irrigation lors du repiquage du mil de contre-saison. Afin d’assurer la sécurité alimentaire du ménage, les populations construisent des greniers pour stocker une partie des céréales récoltées qui peuvent être consommées (ou vendues) en période de soudure.
Localités | Surface cultivée | < 0,5 ha | [0,5 – 1 [ | [1 – 2 [ | [2 – 4 [ | > 4 ha |
Meskine | 38,24 | 29,41 | 17,65 | 11,76 | 2,94 | |
Kolara | 35,71 | 28,57 | 14,29 | 7,14 | 10,71 | |
Magaldao | 42,50 | 30,00 | 17,50 | 0,00 | 10,00 | |
Ngouma-Kribi | 41,66 | 38,89 | 11,11 | 8,33 | 0,00 | |
Zamaï | 34,62 | 38,46 | 11,54 | 3,85 | 11,54 |
Cherchant diverses initiatives pour s’adapter aux aléas climatiques, certaines populations se lancent dans des activité, renforcent le phénomène du changement climatique. Au premier plan de ces activités, on note la déforestation prononcée dans certaines zones à l’instar de la réserve forestière de Zamaï, de Magaldao et du parc national de Waza. La demande croissance du bois-énergie conduit les paysans et les paysannes à se lancer dans la coupe du bois de chauffe (et la production du charbon). Les revenus de cette activité (polluante) restent nécessaires à la survie du ménage pendant la saison sèche, en témoigne un paysan de Zamaï. Malgré l’existence des gardes forestiers/forestières et des parcs, la déforestation s’accroît et favorise l’avancée du désert, surtout dans les zones autour du Lac Tchad.
En plus de la déforestation, plusieurs paysan-e-s emploient de façon croissante les engrais chimiques pour renforcer le développement des cultures. Cette surutilisation des engrais polluants présente d’énormes dangers tant pour la santé de l’agriculteur ou de l’agricultrice que pour l’environnement tout entier.
Pouvoirs publics et partenaires au développement: une coopération gagnante pour le secteur agropastoral?
Depuis les années d’indépendance, diverses initiatives publiques ont été mises en œuvre pour assurer le développement de l’agriculture, de l’élevage ainsi que de l’agropastoralisme.
La diffusion de la pratique de l’agropastoralisme dans l’Extrême-Nord du Cameroun constitue l’œuvre d’un projet agropastoral[9] réalisé dans les années 1980. Cette vulgarisation a inscrit les paysan-e-s agropasteur-e-s dans la gestion durable des pâturages. La rationalisation de l’usage de cette ressource met en évidence le caractère résilient de la pratique de l’agropastoralisme. La volonté de stimuler l’essor du secteur agropastoral s’est concrétisée dans les années 2000 à travers des initiatives de facilitation des débouchés et d’accès aux microcrédits. Ces appuis ont permis l’amélioration de la productivité de certaines exploitations agropastorales à travers des dispositifs d’appui-conseil. Dans le souci de renforcer la résilience structurelle du système agropastoral, l’accent a été mis sur la professionnalisation des exploitations. Cependant, toutes les exploitations n’ont pas bénéficié des différentes opportunités qu’offrent les initiatives publiques. En effet, l’existence des critères d’enrôlement des agropasteur-e-s dans ces projets conduit à l’exclusion d’un nombre important. De plus, il apparaît qu’après la réalisation d’un projet, les paysan-e-s se concurrencent sur la maîtrise des ressources stratégiques que sont l’eau et le pâturage. Cet état de choses génère des conflits entre les paysan-e-s et menace ainsi le vivre-ensemble des communautés. Les politiques appliquées ont produit des résultats mitigés (Watang, 2015) qui ne renforcent pas la résilience des agropasteur-e-s.
Conclusion
Le phénomène du changement climatique global devient de plus en plus menaçant et expose les communautés sahéliennes à d’importants défis. Dans l’Extrême-Nord du Cameroun, la variabilité climatique détériore les activités agropastorales qui constituent le levier de la sécurité alimentaire dans cette contrée. Les conséquences de cette variabilité du climat sont d’abord environnementales, avec une multiplication des évènements météorologiques extrêmes, mais aussi, et surtout, socio-économiques. Les effets du changement climatique couplés à la paupérisation des ménages (en majorité agropastoraux) installent une dégradation du cadre et des conditions de vie des populations. Sachant que la précarité est une source d’innovation (Favreau et Fall, 2007), les initiatives tant endogènes que publiques ont été élaborées pour permettre aux communautés agropastorales de mieux s’adapter aux défis climatiques et, par le même, assurer la sécurité alimentaire des ménages.
En intégrant les savoirs locaux comme stratégie de résilience (Sehoueto, 1996), les populations ont inscrit la pratique de l’agropastoralisme dans la durée. En effet, le recours à l’agropastoralisme constitue déjà une stratégie de survie (Bonfiglioli, 1992) pour les éleveurs et éleveuses. Au fil du temps et au fur et à mesure que les phénomènes climatiques s’accentuent, cette stratégie de survie se trouve de plus en plus menacée. Cependant, les techniques adoptées, à l’instar du mécanisme d’interdépendance du champ au bétail, produisent une double rentabilité pour le paysan ou la paysanne tant au niveau économique qu’au niveau écologique.
Pour renforcer la résilience locale des populations, les projets de développement menés par l’État et ses différents partenaires ont permis de mettre en place des actions d’amélioration de tous les systèmes agropastoraux. Cependant, certaines de ces initiatives n’ont pas atteint les objectifs escomptés.
Au-delà de l’adaptabilité de l’agropastoralisme aux aléas climatiques, il faut relever l’apparition des conflits communautaires suite aux mésententes dans la gestion des ressources naturelles (en occurrence les pâturages et la ressource en eau). En outre, il apparaît que certaines actions de résilience des populations contribuent au changement climatique. Ainsi, il devient urgent d’inscrire toutes les actions de résilience sous le prisme d’un agropastoralisme durable qui intègre l’approche agroécologique.
Références
Anougue Tonfack, Bernadine F., Betguiro Ngwaibo, Felix, Haiwe, Bertrand Roger, Nwowe Wanfeo, Tchokolva, Pierre et Wadai, Dominique. 2013. Rapport de l’étude sur la vulnérabilité des communes de la région de l’extrême nord aux effets du changement climatique. Maroua : GIZ.
Badolo, Mathieu. 2008. Indications sur les incidences potentielles des changements climatiques sur la sécurité alimentaire au Sahel. Cahiers des changements climatiques, 6, 9 p.
Bonfiglioli, Angelo Maliki. 1992. L’agropastoralisme au Tchad comme stratégie de survie. Les dimensions sociales de l’ajustement en Afrique subsaharienne (Document de travail), 11. Banque Mondiale.
Bonnet, Bernard et Guibert, Bertrand. 2014. Stratégies d’adaptation aux vulnérabilités du pastoralisme. Afrique contemporaine, 249, 37-51.
Brown, Oli, Hammill, Anne et Mcleman Robert. 2007. Climate change as the ‘‘new’’ security threat: implications for Africa. International Affairs, 83 (6), 1141-1154.
CCNUCC. 1992. Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (Document FCCC/INFORMAL/84).
http://unfccc.int/resource/docs/convkp/convfr.pdf
Coulet, Noël et Coste, Pierre. 1994. Que sait-on des origines de la transhumance en Provence?. Dans J-C Duclos et A., Pitte (dir.), L’Homme et le mouton dans l’espace de la transhumance (p. 65-70). Grenoble : Musée dauphinois et Glénat.
CSAO/OCDE. 2008. Climat, changements climatiques et pratiques agro-pastorales en zone sahélienne (synthèse périodique).
http://www.fao.org/nr/clim/docs/clim_080901_fr.pdf
DFID. 2011. Defining Disaster Resilience: A DFID approach paper (Définition de la résilience aux catastrophes: document d’approche du DFID). Royaume-Uni : Londres.
https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/186874/defining-disaster-resilience-approach-paper.pdf
Favreau, Louis et Abdou Salam, Fall (dir.). 2007. L’Afrique qui se refait. Initiatives socioéconomiques des communautés et développement en Afrique noire. Québec : Presses Universitaires du Québec.
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- Le Groupe d’expert-e-s Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) ou la variante anglaise IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change) est un organe des Nations Unies créé en 1988 afin d’étudier, collecter et d’évaluer impartialement les données du changement climatique et ses incidences dans le monde. Il est composé des milliers de scientifiques expert-e-s dans divers domaines. ↵
- Enquête Camerounaise auprès des Ménages réalisée par l’Institut National de la Statistique (INS). ↵
- Convention Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques. ↵
- Department For International Development. ↵
- Le Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (CSAO) est une plateforme internationale indépendante; son secrétariat est hébergé au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). ↵
- Plaine d’inondation communément appelé plaine de Maga. ↵
- Ministère de l’Agriculture et du Développement Rural. ↵
- Le lac a perdu 90% de sa superficie d’avant (Sylvestre, 2014). D’environ 24 000 km² dans les années 1960, elle oscille de nos jours entre 2000 et 1700 km2. ↵
- Projet de Mindif-Moulvoudaye, en partenariat avec l’agence de coopération américaine (USAID: United State Agency for International Development), a duré de cinq ans (de 1980 à 1985). ↵