Trames vertes et bleues : outil pédagogique pour une éducation au développement durable
Aminata DIOP
Introduction
L’Éducation au développement durable (EDD) est un outil de promotion de la citoyenneté active qui vise à faire des jeunes des acteur·trces du changement positif (SNDD, 2015). C’est dans cette même lancée que sont définies les finalités de l’éducation nationale du Sénégal. L’ensemble de ces orientations s’inscrivent dans un contexte de diversification des risques et des incertitudes interrogeant la pertinence des contenus enseignés et l’offre de ressources pédagogiques. La mise en œuvre de l’EDD est problématique à plus d’un titre. En effet, elle aborde des questions socialement vives, et des préoccupations idéologiques dynamiques quelquefois politiquement connotées, alors que les disciplines scolaires sont, par contre, transposées à partir des savoirs stabilisés (Tutiaux-Guillon, 2013) et arrimés à des champs épistémologiques bien déterminés. Cet état de fait pose le problème de l’ancrage disciplinaire et épistémologique de l’EDD. L’injonction internationale (Girault et Sauvé, 2008) doit donc se surimposer à un système éducatif construit sur une ferme volonté des instructeur·trice·s de former un·e citoyen·ne imbu·e de ses valeurs et un acteur·trice de développement. Ainsi, l’ancrage de l’éducation dans le milieu proche en prenant en compte les besoins sociétaux doit de plus en plus pousser l’école à s’ouvrir pour d’abord faire aimer aux apprenant·es leur milieu et faire de sorte qu’ils et elles en saisissent l’importance, la complexité et la vulnérabilité.
Les trames vertes et bleues (TVB) sont des éléments essentiels de ce milieu à connaître. Elles constituent par conséquent un objet d’étude pour les différentes disciplines, mais aussi un outil et une ressource pour implémenter des savoirs et des compétences transversaux liés à l’EDD. C’est en cela qu’elles pourraient connecter l’école au milieu physique et à la société. Malgré la préconisation de l’UNESCO d’introduire l’EDD dans tous les cycles du système éducatif, il y a une rupture importante au Sénégal entre l’école primaire et le cycle moyen. En fait, dans le curriculum de l’école de base, il y a un sous-domaine EDD, alors que dans les autres cycles, il y a une absence de référence commune (Diop, 2023). Cette situation justifie la pertinence de trouver une articulation entre les programmes et l’EDD qui se caractérisent par sa transversalité (Barthes, 2018). Les TVB, du fait de leur complexité et de la multiplicité des angles d’étude, pourraient valablement rendre compte de cet aspect transversal et permettre de fédérer des disciplines scolaires pour permettre une EDD. La géographie aussi, de par son ouverture et l’étendue de son champ d’étude (physique, sociale, économique, politique), épouse cette transversalité de l’EDD. Ainsi, prenant en compte les recommandations de l’UNESCO et face à l’absence d’un curriculum de l’EDD, comment trouver au sein du programme d’enseignement de géographie des leçons ou des activités qui prennent en considération cette préconisation tout en s’ouvrant à d’autres disciplines?
La principale question dans le cadre du présent travail est : comment utiliser les trames vertes pour une EDD à partir du programme de géographie de la classe de sixième? Quelle articulation avec le programme de la sixième? Comment utiliser les TVB pour permettre aux élèves d’appréhender la complexité, puis de développer leur esprit critique et d’engagement en faveur du développement durable?
Cette étude se propose donc de montrer une modalité d’utilisation des TVB pour une EDD en classe de sixième. Les activités porteront d’abord sur l’identification des thèmes relatifs aux TVB dans le programme, ensuite sur l’analyse des compétences exigibles par rapport à celles qui ont été définies par l’UNESCO pour une EDD. La mise en œuvre concrète de l’EDD concerne une séance d’initiation des élèves à la pensée complexe, définie comme « un phénomène quantitatif, l’extrême quantité d’interactions et d’interférences entre un très grand nombre d’unités » (Morin, 2005, p. 48). Pour prendre en compte cette compétence et en congruence avec les objectifs du niveau 1 du cycle moyen, il sera question de pouvoir caractériser un système avec des éléments en interaction. L’apprentissage de la pensée critique à travers le doute, la rigueur intellectuelle, l’examen en profondeur et la réflexion (Boisvert, 2015) est aussi un objectif de savoir-être du niveau 1 (6ème – 5ème) du programme de géographie du cycle moyen : « Savoir faire preuve d’esprit critique et de jugement afin de pouvoir relativiser les dimensions géographiques des phénomènes et des espaces » (Ministère de l’éducation nationale, 2006). Ce processus vise enfin à susciter leur engagement pour le DD.
Cadre théorique
L’EDD est une préconisation internationale qui prend la forme, selon Girault et Sauvé, d’« une proposition inachevée et exogène » (2008, p. 27), une sorte de surimposition au système éducatif. Elle est politiquement et idéologiquement connotée, d’où la difficulté de sa mise en œuvre. Cette dimension critique et politique de l’EDD comporte, selon Urgelli, un enjeu de l’ordre de la libération sur le plan démocratique : « Cet enjeu d’émancipation démocratique s’accompagne également d’un objectif de changement des comportements, dans le cadre d’une écoresponsabilisation » (2008, p. 103)
Cette éducation a une certaine faiblesse en ce qui concerne sa dimension scientifique. En effet, elle repose plus sur des valeurs construites par rapport à des considérations sociétales, d’où la vivacité qui caractérisent les thématiques qu’elle distille. Pour Langue (2008), les difficultés liées à l’EDD trouvent leur explication dans l’existence de postures discordantes, elles-mêmes étant la résultante d’une absence d’explication claire « entre les différentes missions assignées au niveau institutionnel » (Lange, 2008, p. 46). Devant à une telle situation, les enseignant·es, selon Lange (2008), sont amené·es à opérer un choix : « en optant soit pour un “enseignement de” soit pour une “éducation à” » (Lange, 2008, p. 47).
Face à cette dichotomie, Lange (2008) propose une « éducation d’habitus » orientée vers la construction de dispositions vues comme des « attitudes et habitudes […] à choisir, décider et s’engager en faveur de l’environnement sous contrainte du développement durable » (Lange, 2008, p. 46). Elle dépasse en cela le cadre plus ou moins étriqué des disciplines scolaires; ce qui explique sa position de transversalité. De ces préconisations émanent toujours la dimension critique, politique, mais aussi béhavioriste en ce qu’elle met en avant « l’apprentissage expérientiel » Lange et al. (2010, p. 3) qui élargit l’éventail des possibles (écogeste, écodélégués). In fine, la principale préoccupation demeure la formation d’un·e citoyen·ne avisé·e et engagé·e. Cette visée transformatrice est en parfaite conjonction avec les finalités de la loi d’orientation de l’éducation du Sénégal.
Méthodologie
La méthodologie de recherche est qualitative. Elle repose sur l’analyse d’un corpus documentaire et sur l’organisation et l’analyse d’une séance d’EDD :
- L’analyse du corpus documentaire composé par :
- Le document de référence de l’UNESCO (2017a) intitulé Education for Sustainable Development Goals – Learning Objectives, publié en 2017 par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture). L’on s’attellera notamment à faire ressortir les compétences, les objectifs et les activités prévues pour l’EDD.
- Le guide à l’intention des enseignant·es, intitulé Le réSEAU en action. Citoyens du monde connectés pour un développement durable? édité par l’UNESCO.
- Le programme consolidé de géographie de 2006 pour catégoriser les compétences exigibles en classe de sixième par rapport aux compétences EDD et identifier les leçons pouvant porter sur TVB.
- L’organisation et l’analyse d’une séance EDD.
Nous avons réalisé ce cours d’EDD à des fins d’expérimentation pour asseoir la continuité de l’EDD dans le cycle fondamental (entre le cycle primaire et le moyen). Le thème choisi porte sur la protection de la trame verte et bleue de l’écosystème humide qu’est la Grande Niaye[1] de Pikine. Les élèves ont déjà fait l’EDD dans le cycle primaire à travers deux modules : vivre dans son milieu et vivre ensemble. Les thèmes de la sauvegarde de l’environnement et de la restauration d’un environnement dégradé sont abordés dans le primaire. Dans le cadre de cette séance, le canevas a été cocontruit avec le professeur d’histoire-géographie en prenant en compte les compétences définies par l’UNESCO (2017a) et les objectifs du premier niveau du cycle moyen qui sont : « observer », « discriminer des réalités géographiques », « avoir conscience de la précarité de l’équilibre spatial » (MEN, 2006). La séance a duré 3 heures et a porté sur le chapitre « Dakar et le littoral central ». Elle fait suite à la leçon portant sur les conditions physiques. La séance s’est déroulée dans une classe de 31 élèves au Lycée Mouhamadou Falilou Mbacke. Celle-ci est composée à 41 % de filles; la moyenne d’âge est de 14 ans, variant entre 12 à 18 ans. L’école a un cycle long, c’est-à-dire de la sixième en terminale. C’est un établissement franco-arabe qui présente en effet une certaine particularité parce qu’elle accueille des apprenant·es qui ont déjà reçu une éducation coranique; donc, plus âgés que les élèves ayant fait un cursus ordinaire.
L’objectif général de ce cours d’EDD est énoncé comme suit : à la fin du cours, les élèves devront être capables de proposer des solutions concertées pour la protection de la Grande Niaye de Pikine.
Le modèle utilisé s’appuie sur une approche socioconstructiviste et est décliné cinq activités et une synthèse.
Activité 1 : Recueil des prérequis sur le DD et l’EDD
Activité 2 : Découverte
Figure 1. Carte de localisation de la Grande Niaye de Pikine et du Lycée Mouhamadou Fadilou MBACKE
- identifier et situer la Grande Niaye de Pikine, le technopôle dans l’espace dakarois;
- donner les représentations sur les TVB;
- synthèse sur la localisation de la Grande Niaye de Pikine.
Ressources : carte, le vécu de l’élève
Modalité : travail individuel
Durée : 15 minutes
Activité 3 : Analyse du milieu
Compétences visées : approche de la complexité, esprit critique
- identifier les différents éléments du paysage (physique/vivants);
- expliquer les interactions entre les éléments identifiés;
- identifier les usager·es et les activités, les classer en catégories;
- expliquer l’importance de la Grande Niaye en mettent l’accent sur le contexte spatial.
Ressources : documents iconographiques montrant des constructions, des usager-ère-s, les îlots couverts d’oiseaux, le plan d’eau et la végétation
Explication des problèmes :
- expliquer les problèmes évoqués dans les textes;
- expliquer leurs conséquences sur le milieu;
- classer les conséquences en fonction du type et de l’échelle sur le site et au-delà;
- expliquer en quoi ces conséquences menacent la durabilité;
- synthèse : problématiser.
Ressources : articles de presse et documents iconographiques
Modalité : travail de groupe de cinq élèves
Durée : 45 minutes
Activité 4 : Organisation du jeu de rôle et débat entre usager·ères et militant·es de la protection de l’environnement sur le thème de la préservation de la zone humide
Compétences : complexité, esprit critique, débat argumenté
Durée : 20 minutes
Activité 5 : Proposition de solutions
Compétences ciblées : approche de la complexité, esprit critique, engagement
- proposer des solutions qui prennent en compte les interactions, qui soient adaptées aux préoccupations des usager·es et qui puissent assurer la durabilité de l’écosystème;
- classer les solutions proposées selon les Objectifs de développement durable (ODD).
Ressources : ODD découpés et collés au tableau, post-it
Modalités travail individuel/travail de groupe.
Durée : 45 minutes
Synthèse de la séance
Résultats
Pertinence des trames vertes et bleues pour une EDD en classe de sixième
Les trames vertes et bleues peuvent représenter des objets d’étude et supports pédagogiques multidimensionnels. Elles sont des éléments essentiels de l’espace menacé tant par le changement global que par les facteurs anthropiques liés au besoin foncier né de l’industrialisation, de l’urbanisation galopante et du boom démographique. Leur conservation et leur survie passe par une prise de conscience de leur importance et de leur facteur de vulnérabilité; d’où la pertinence d’une EDD pour permettre à l’humain de se reconnecter au cadre naturel d’une part, et de rendre à la nature la capacité de jouer pleinement son rôle d’habitat d’autre part.
Les TVB sont certes multidimensionnelles (social, économique, culturelle et environnemental), mais leur intérêt écologique et environnemental est plus mis en exergue du fait du contexte spatial dans lequel elles sont intégrées, soit sous la forme de linéaire ou ponctuelle dans la structure urbaine, soit en ceinturant les grandes agglomérations (Cormier et Carcaud, 2009). Elles sont des zones de stockage de carbone dans des contextes de pollution exacerbée. Ces poumons verts favorisent aussi l’évapotranspiration; d’où son rôle d’équilibre écologique prépondérant.
Sur le plan social, l’existence de TVB dans le cadre de vie est un facteur d’équilibre à travers l’aménagement d’espaces de convivialité, tels que les parcs sportifs, les espaces ludiques. Dans certaines communautés africaines, elles servent de cadre à la socialisation à travers des rites. En effet, dans le sud du Sénégal, le bois sacré est un espace d’initiation pour les hommes et un cadre de réunion et de résolution de conflits pour les femmes de la communauté.
Les services écosystémiques ont de plus en plus une connotation économique parce qu’ils constituent des espaces de prélèvement de ressources (feuilles, fruits, bois), de pêche, de maraîchage et la floriculture (les séanes[2]).
Sur le plan culturel, les principaux éléments qui constituent le TVB, à savoir les végétaux et l’eau ont une charge culturelle très marquée en Afrique. Au Sénégal, le terme garab du wolof signifie à la fois « arbre » et « médicament » ou « remède » (Diouf, 2003, en ligne; Diop et al., 2024). Il renvoie également à toute une mystique de l’eau dans la purification. Ainsi, toutes les sociétés ont développé des savoirs endogènes qui ont assuré leur équilibre social, économique et culturel; le totémisme étant centré sur ces deux éléments. L’arbre procure également, de façon symbolique, force et liberté aux êtres qui les possèdent ou qui y ont accès au point où quand ils sont en dépossédés, ils deviennent vulnérables. C’est le sens de ce proverbe en wolof cité par Diouf : Picc, la muy wax ca banqaasu garab, du ko wax ci loxol gone (l’oiseau ne dit pas la même chose quand il est dans l’arbre et quand il est entre les mains d’un enfant) (2003, en ligne). L’intérêt de ces TVB a enjambé les générations, crée des spécificités ethniques et des passerelles entre les groupes humains et les espaces. Elles ont contribué à conférer un pouvoir social et culturel à certains groupes.
L’espace sénégalais est parsemé d’espaces verts et d’étendue d’eau (forêt, Niaye, lacs, bassin artificiel, mares), des réserves de biosphère et des zones humides essentiels à la vie parce que recouvrant les besoins vitaux des êtres vivants d’une part, et permettant aux humains d’avoir des sources de revenus et un espace d’expression culturelle d’autre part (fig. 2).
Figure 2. Le caractère multidimensionnel des trames vertes et bleues (Aminata Diop, 2023)
Toutes les dimensions sont à inscrire dans une perspective de durabilité dans un contexte marqué par une crise multiforme. Elles représentent cependant des réserves de biodiversité menacées par les externalités négatives de la ville. Ces villes marquées par le décalage entre le niveau de consommation élevé et la défaillance des systèmes de collectes des déchets solides et liquides. Beaucoup de plans d’eau naturelle ou artificielle sont ainsi des dépotoirs d’ordures qui, en plus de les rendre insalubres, hypothèquent la survie d’espèces végétales et animales. La boulimie foncière aussi menace les TVB aussi bien dans les zones urbaines (étalement urbain) que dans les zones rurales (modernisation agricole, accaparement des terres).
Les trames vertes et bleues, une présence en filigrane dans le programme
Elles ne sont certes pas évoquées de manière explicite dans le programme, mais elles le parcourent à travers les leçons sur l’étude du milieu et des activités économiques. Le programme est caractérisé par son ancrage dans la géographie régionale et dans le milieu proche. Il comprend six grands thèmes (chapitres) et 37 leçons dont les 48 % portent sur les questions pouvant permettre d’aborder les TVB : connaissances des plantes, conditions physiques (édaphiques, hydrographiques, biogéographiques), activités rurales, problèmes et perspectives de développement, entre autres.
Orientations de l’UNESCO sur l’EDD et programme de géographie
L’analyse du programme de géographie par rapport aux orientations proposées par l’UNESCO s’appuie sur les éléments suivants : la définition de l’EDD et le but de l’enseignement de la géographie, l’analyse comparée des compétences et des objectifs pour apprécier la congruence et l’adaptabilité de du programme de géographie à l’EDD.
Analyse de finalités
Selon l’UNESCO, « l’EDD donne aux citoyens les moyens de prendre des décisions éclairées et des mesures responsables en faveur de l’environnement, de la viabilité économique et d’une société plus juste pour les générations présente et future » (UNESCO, 2017b, p. 7).
Quant au programme d’enseignement de géographie, son objectif est formulé de la manière suivante : « L’enseignement de la géographie vise à aider l’élève à comprendre le milieu dans lequel il vit, afin de pouvoir s’y intégrer et le transformer au besoin. » (Ministère de l’éducation nationale, 2006).
Ces deux finalités ont une certaine congruence si on considère l’objet et la visée transformatrice. En effet, dans le programme de géographie, le milieu proche est vu comme la région géographique avec ses spécificités physique, humaine économique et sociale. La prise de décisions éclairées quant à l’organisation et la gestion de ce milieu repose sur une bonne compréhension de toute sa complexité.
Convergence entre les compétences exigibles et les compétences EDD
L’analyse cherche à trouver dans le programme de géographie de la classe de sixième des compétences exigibles à mettre en cohérence avec les huit compétences essentielles en matière de durabilité définies par l’UNESCO.
Le programme de la classe de sixième, tel que décliné à travers les compétences exigibles, devrait faire des apprenant·es des citoyen·nes ayant une connaissance approfondie de leur milieu proche, une bonne compréhension des éléments de différenciation des régions du Sénégal, une appréciation des potentialités de leur milieu proche et du pays en général (tableau 1). Les compétences, telles qu’elles sont définies, ne prennent pas compte les capacités à prendre position et à s’ériger comme acteur de la transformation de son milieu. Ces constats révèlent le programme comme un « enseignement de », plus centré sur les savoirs (Lange, 2008; 2010).
Tableau 1. Compétences EDD et compétences exigibles en classe de sixième
Compétences essentielles en matière de durabilité (UNESCO) | Compétences exigibles en classe de sixième prévues par le programme de géographie |
Compétence sur le plan de l’analyse systémique | – Connaître les cycles végétatifs
– Connaître les activités économiques et leur articulation – Comprendre le phénomène urbain et les problèmes qui en découlent – Comprendre la structuration de l’espace – Comprendre les mutations économiques et sociales engendrées par les aménagements modernes |
Compétence sur le plan de l’anticipation | Comprendre les enjeux de développement de la région |
Compétence sur le plan normatif | Pas de compétence |
Compétence sur le plan stratégique | Pas de compétence |
Compétence sur le plan de la collaboration | Pas de compétence |
Compétence sur le plan de la réflexion critique | Pas de compétence |
Compétence sur le plan de la connaissance de soi | Pas de compétence |
Compétence sur le plan de la résolution intégrée des problèmes | Pas de compétence |
Ce tableau appelle un certain nombre de constats. Le premier concerne le nombre de compétences prévues par le programme comparativement à celles de l’UNESCO. En effet, sur les huit compétences formulées par l’organisation, seules deux sont consignées dans le programme d’enseignement. Ensuite, les compétences retenues concernent presqu’exclusivement des aspects relevant de la dimension sensibilisatrice. En effet, qu’il s’agisse de l’analyse systémique ou de l’anticipation, l’on demeure à un niveau de la prise de conscience. À l’inverse, les six dernières compétences qui sont délaissées ont la particularité d’entrer l’action et la résolution des problèmes. Cela étant dit, il nous faut à présent aborder l’application de cette EDD dans une classe.
Mise en œuvre d’une séance EDD en classe de sixième
Mobilisation des prérequis
À la question « Qu’est-ce que le développement durable? », les élèves n’ont pas donné de réponse exacte malgré la reformulation. La seule réponse obtenue est : « Le développement où on évolue ». L’éducation au développement durable par contre a été définie en fonction des modules enseignés dans le primaire : « vivre ensemble » et « vivre dans son milieu ». Il y a donc une certaine faiblesse des prérequis sur le développement durable et sur l’éducation au développement durable.
Activité de découverte
L’exercice a démarré par convoquer les pratiques spatiales des élèves. Ainsi, à la question « Qu’est qui se trouve après le croisement de Cambérene[3], beaucoup de réponses inattendues : « des ordures », « beaucoup de voitures ». Une seule réponse exacte après plusieurs reformulations : le technopôle (appellation par la fonction économique ou l’affectation). La Grande Niaye de Pikine est donc peu remarquée dans le paysage, certain·es élèves passent devant cet espace, mais ne l’ont jamais visitée. Ils ont par contre pu localiser la Grande Niaye sur le plan administratif à partir de la carte, dans le département de Pikine.
Analyse du paysage
La compétence visée par cette activité est de développer la pensée complexe à travers l’identification des éléments du paysage et leurs interactions en termes de dépendance.
Les composantes du paysage sont identifiées et listées : plan d’eau, végétation, bâtiments, dépôts d’ordures, air, animaux (oiseaux, insectes, mollusques, boas, vers, poissons, lézards, etc.). Les interactions sont expliquées et les liens de dépendance relevés à travers un essai de reconstitution de la chaîne alimentaire : les feuilles sont mangées par les vers; les vers sont mangés par insectes, les insectes par les oiseaux et les oiseaux par le boa. Les élèves ont ainsi identifié et expliqué plusieurs interactions : eau/végétation; végétation/air; animaux/végétation et eau/animaux. Le concept d’écosystème a été évoqué sans avoir été défini.
L’identification des usager·es est bien faite : pêcheurs, jardinier·es, services des eaux et forêts, commerçant·es, habitant·es. Une catégorisation selon les secteurs d’activité a été aussi réalisée : activité du secteur primaire et activité du secteur tertiaire. À partir de l’analyse du paysage, les élèves ont pu expliquer l’importance de la Grande Niaye : « vie des poissons », « lutte contre la pollution », « endroit très beau ». Cependant, la mise en corrélation des résultats des activités d’analyse pour poser la problématique, n’est pas réussie. Il y avait aussi une difficulté à mettre en synergie les ressources (documents textuels et ressources iconographiques) pour faire ressortir la problématique. C’est pour cette raison que nous avons eu recours à l’enseignant de la classe pour la définition de la problématique portant sur « la préservation d’un espace naturel menacé ».
Jeu de rôles et débat argumenté
Les compétences ciblées sont : développer la pensée critique et la pensée complexe. Quatre grands groupes ont ainsi été constitués à partir des usager·es identifié·es dans l’activité précédente : jardinier·es, promoteur·trices d’immobiliers, pêcheurs, défenseur·euses de l’environnement. Le débat a porté sur le thème de la préservation de la Grande Niaye au vu des menaces. Les arguments suivants ont été donnés par les acteur·trices :
- les jardinier·es : « Nous les jardiniers, nous protégeons la végétation, notre activité permet de planter les arbres et procure bien-être aux populations, nous protégeons aussi l’air en luttant contre la pollution »;
- les pêcheurs : « La pêche est importante parce que les Sénégalais mangent chaque jour du Thiebou djene[4] (riz au poisson), le poisson est bon pour la santé et c’est ce qui nous permet d’avoir de l’argent »;
- les promoteur·trices d’immobiliers : « Les gens ne veulent pas qu’on construise des maisons, mais le cadre est très beau et il fait frais; et si les gens habitent ici, ils vont surveiller l’eau et la végétation »;
- les environnementalistes : « Si la Niaye disparait, vous n’aurez plus d’activité, les plantes nous soignent, il ne faut pas tout exploiter ».
Propositions de solutions
Cette dernière activité est déclinée en deux sous-activités. Dans la première, les groupes des débatteur·euses se sont concerté·es pour trouver un terrain d’entente; dans la seconde, chaque élève a proposé une solution, puis l’a appariée avec un ODD.
À l’issu de la concertation entre les représentant·es de chaque groupe d’usager·es pour trouver un consensus, les cinq axes suivants ont été proposés :
Axe 1 : « Les activités sont utiles mais il faut aussi protéger la Grande Niaye »
Axe 2 : « La protection de l’environnement permet de continuer à mener les activités »
Axe 3 : « Les promoteurs ne doivent pas construire dans la Grande Niaye »
Axe 4 : « Les pêcheurs s’engagent à respecter le repos biologique pour que les poissons ne disparaissent pas »
Axe 5 : « Les jardiniers ne vont pas utiliser de pesticides et d’engrais sinon les animaux et surtout les oiseaux vont disparaitre ».
Pour la seconde sous-activité, chaque élève propose une solution pour la préservation de la Grande Niaye et tente de mettre en relation sa proposition avec un ODD. Ainsi, sur les 17 ODD, 6 ont été sélectionnés pour classer les solutions proposées. Ainsi, 61 % des réponses sont classées dans l’ODD « Vie terrestre » et 24 % dans l’ODD « Vie aquatique » (tableau 3).
Tableau 2. Appariements des solutions proposées aux ODD par les élèves
ODD | Solutions proposées |
1 Pas de pauvreté | Solidarité, éviter le gaspillage |
3. Santé et bien-être | Limitation de pollution atmosphérique, sonore et ordures |
4. Éducation de qualité | Écogestes, éducation pour ne pas dégrader l’environnement |
11. Villes et communauté durables | Eaux usées, ordures |
14. Vie aquatique | Eviter les rejets en mer, matériels de pêche, repos biologique, lutte contre la pauvreté, multiplication des ports de pêche |
15. Vie terrestre | Lutte contre les coupes de bois et les feux de brousse, lutte contre la pauvreté, gestion des ordures, limiter la pollution, création d’espaces verts, consommer des produits à faible émission de gaz à effet de serre, développer une éducation à la vie, solidarité, installer des brises vents |
Certaines propositions manquent de pertinence par rapport à la thématique. Il s’agit notamment de celles liées à la mer et aux ports de pêche, mais aussi le classement d’une proposition sur l’éducation dans l’ODD « Vie terrestre » (tableau 2).
Tableau 3. Synthèse thématique des propositions
ODD | Solutions proposées |
1. Pas de pauvreté | 2 |
3. Bonne santé et bien-être | 2 |
4. Éducation de qualité | 1 |
11. Villes et communautés durables | 2 |
14. Vie aquatique | 12 |
15. Vie terrestre | 30 |
Synthèse des activités
À la fin de la séance, nous avons la question suivante aux élèves : « Quels enseignements avez-vous tiré de la séance? » Un certain nombre de réponses ont retenu notre attention :
- « Nous pouvons aider à nettoyer les ordures »
- « Il faut éviter la pollution, sinon les oiseaux vont mourir »
- « Si la Grande Niaye disparait, les oiseaux ne vont plus venir »
- « Ne pas ruiner l’environnement »
- « Il n’y a pas de sot métier ».
Ces énoncés ont tous la particularité d’être en phase avec le thème de la protection de l’environnement. Les assertions (1) et (2) se singularisent par une sorte d’incitation à l’action, en se déclarant disposé à une tâche citoyennement responsable, et même en y entrevoyant un métier qui mérite d’être valorisé. Les énoncés (b) et (d) s’orientent davantage vers l’exhortation à des pratiques de protection saine pour l’environnement. Quant à (c), il semble plus élaboré, car sous la forme d’une hypothèse, elle engage les personnes sur la déduction des conséquences des actions humaines sur l’environnement.
Discussion
Les finalités de l’enseignement sont en congruence avec celles de l’EDD, telles que définies par l’UNESCO (2017a; 2017c). De même, le programme d’enseignement de géographie pour la classe de sixième (objectifs et contenus) permet la maîtrise des savoirs déclaratifs qui prennent en compte les dimensions environnementale, économique et sociale des différentes régions naturelles du Sénégal. Il a une dimension environnementale marquée, le milieu dont la connaissance est ciblée est synonyme de l’environnement et détermine les phénomènes sociaux, démographiques et économiques.
Cependant, les compétences exigibles pour la classe de sixième ne prennent pas en compte les capacités à prendre position et à s’ériger comme acteur ou actrice de la transformation de son milieu. Ces constats révèlent le programme davantage en tant qu’« enseignement de », plus centré sur les savoirs (Lange, 2008; 2010).
L’utilisation TVB pour faire une EDD est pertinente à plus d’un titre vu leur complexité, leur caractère multidimensionnel et l’importance des menaces sur leur durabilité.
L’expérience initiée en classe de sixième a montré que, sur le plan cognitif, les apprenant·es sont bien initié·es à la description et à la compréhension des interactions d’abord entre éléments du vivant, ensuite entre les différents constituants du milieu naturel, et enfin entre milieu physique et le vivant. Les élèves ont aussi su mobiliser les savoirs issus du cours de SVT pour identifier des interactions, par exemple, dans les chaînes alimentaires et l’habitat. De ce point de vue, la maîtrise des compétences liées à la pensée complexe semble vérifiée, car ils et elles sont capables d’intégrer des savoirs et savoir-faire issus de deux disciplines pour résoudre un problème. Cependant, certains concepts essentiels, comme « l’écosystème », n’ont pas été définis.
La capacité à mettre en corrélation les spécificités du site, les problèmes identifiés et le contexte pour définir une problématique a fait défaut. Ce qui traduit une faille dans le raisonnement géographique, qui peut être lié au niveau de la classe (premier niveau du cycle moyen).
L’étude a montré que le jeu de rôles et le débat argumenté sont des outils pertinents pour l’initiation à la pensée complexe et la pensée critique. Ils permettent aussi l’apprentissage du travail collaboratif et la prise de parole. Dans la typologie des arguments fournis par les débatteur·euses, cinq thèmes ont été identifiés : environnement, économie, cadre de vie, responsabilité, culture (habitudes alimentaires, esthétique). Paradoxalement, l’ODD 17 relatif aux mesures contre le changement climatique n’a pas été ciblé dans la typologie faite par les élèves; ceci peut être considéré comme un écart dans le raisonnement concernant la chaîne de causalité qui a pu être établie entre déforestation, pollution atmosphérique et changement climatique.
L’activité d’enseignement-apprentissage menée dans une perspective socioconstructiviste, à partir d’un support portant sur les TVB qu’est la Grande Niaye de Pikine, a permis d’asseoir les compétences ciblées dans une EDD. Les apprenant·es ont pu comprendre les enjeux de la biodiversité et des ressources en eau dans la région, mener un travail collaboratif pour argumenter et exprimer leur engagement à mener des actions de préservation. Ces résultats orienteraient une nouvelle manière de faire la classe en géographie, en prenant en compte les compétences en EDD.
Conclusion
Les « éducations à » ne sont pas des nouveautés dans les systèmes éducatifs, mais l’EDD a introduit certaines innovations dans la construction de la citoyenneté. Elles contribuent effectivementà un projet global à caractère institutionnel et reposent aussi sur des questions socialement vives qui n’ont pas un caractère scientifique stabilisé. Elles permettent toutefois à l’école de mieux s’ouvrir aux préoccupations sociétales. La géographie est l’une des disciplines les plus à même de prendre en charge le caractère transversal de l’EDD. Dans la même veine, les trames vertes et bleues qui font partie de l’espace vécu des apprenant·es sont multidimensionnelles, mais elles sont de plus en plus menacées. Ces aspects en font des outils pédagogiques pouvant susciter une prise de conscience sur leur importance et un engagement des apprenant·es pour la protection de l’environnement en connaissance de cause. Cette situation pose la question de l’adaptation des méthodes d’enseignement aux compétences ciblées par l’EDD qui sont, en outre, des facteurs de valorisation pour les apprenant·es parce que celles-ci reposent sur des approches socioconstructivistes.
Références
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- Terme wolof, forme francisée de ñaay qui signifie « brousse » (Diouf, 2003, en ligne). ↵
- Puits à faible profondeur creusé dans une zone sub-affleurante de la nappe généralement utilisé pour l’arrosage dans la zone urbaine. Ce puits traditionnel est appelé en wolof : sayaan (Diouf, 2003, en ligne). ↵
- Lieu connu par ces élèves. ↵
- Mot composé wolof associant deux termes : ceed (le riz) et jén (poisson). Voir Diouf (2003, en ligne). ↵