Présentation. Trames vertes et bleues : enjeux économiques, sociopolitiques et environnementaux, dynamiques d’acteurs
Ibrahima Faye DIOUF et Mamadou Bouna TIMERA
La biodiversité en péril, une préoccupation mondiale et surtout africaine
La lutte contre l’érosion de la biodiversité est devenue un enjeu affiché au niveau international depuis le Sommet de la Terre à Rio (Amsallem, Deshayes et Bonnevialle, 2010). Cette prise de conscience collective de la nécessité de préserver la richesse faunique et floristique s’est traduite selon les pays par des politiques environnementales de préservation des écosystèmes. L’objectif est de lutter contre la fragmentation des habitats naturels (Forman, 1995) du fait de l’urbanisation croissante et des logiques extractivistes. En France, c’est à la suite du Grenelle de l’environnement en 2007, que les trames vertes et bleues (TVB) sont instituées comme mécanismes de préservation des réservoirs de biodiversité et des continuités écologiques (Alphandéry et al., 2012). Certains sites, au-delà de leur caractère naturel, présentent une dimension sacrée et accueillent des cérémonies et pratiques rituelles (Diatta et al., 2017).
Les trames vertes et bleues ne sont pas simplement des niches écologiques. Elles sont également des ressources (eau, terre et végétation) inscrites dans des logiques d’extraction-préservation-valorisation-régénération portées par l’État et ses démembrements, les communautés, les organisations de la société civile, les institutions régionales et internationales. Ces logiques répondent à des enjeux socio-économiques (approvisionnement en eau potable, sécurité alimentaire, préservation du cadre de vie et amélioration du bien-être social), culturels (patrimonialisation et identités territoriales), environnementaux (préservation de la biodiversité, régénération des écosystèmes…) et politiques (normes, lois, conventions, programmes d’aménagement, stratégies et dispositifs territoriaux centralisés – aires protégées – réserves communautaires).
Interroger les trames vertes et bleues, c’est questionner la disponibilité des ressources, leurs usages en termes de tensions et risques de rupture d’équilibre. C’est aussi analyser les modalités de gouvernance politique et communautaire autour de ces « communs », et des logiques patrimoniales.
Pratiques, dynamiques et logiques de préservation des trames vertes et bleues
Le présent dossier thématique[1], que nous publions dans Naaj. Revue africaine sur les changements climatiques et les énergies renouvelables, se propose d’analyser les pratiques, les dynamiques spatiales et sociales autour des trames vertes et bleues et les logiques de préservation à travers trois entrées : une première qui met l’accent sur les politiques publiques, la gouvernance autour des communs; une seconde, articulée autour des formes de valorisation socio-économique. La troisième entrée prend en compte les productions de savoirs locaux autour des trames vertes et bleues, les régimes de coexistence.
Les TVB font l’objet de prélèvement, d’exploitation, mais aussi de mécanismes de gouvernance politiques et/ou communautaires. Il s’agit ainsi de s’interroger sur les politiques publiques, les approches, les stratégies, les pratiques et les modèles de gouvernance des trames bleues et vertes développées par les communautés locales, les pouvoirs publics centraux et locaux, les acteurs non gouvernementaux et privés. Dans les villes africaines par exemple, les trames bleues et vertes sont soumises à des tensions entre le maintien de leur vocation naturelle et l’accueil des fonctions urbaines telles que l’agriculture urbaine, le stockage et le recyclage des eaux usées et pluviales. Dans les campagnes, elles sont soumises à des pratiques d’extraction de rentes minières, forestières et agricoles qui peuvent bousculer la conception et les approches communautaires de gouvernance et d’utilisation de ces ressources. Dès lors, comment se déploient les dispositifs institutionnels d’aménagement, de préservation et/ou de restauration des trames vertes et bleues, selon quels objectifs? Quels sont les acteurs et actrices en présence et quels sont leurs perceptions et intérêts?
Le premier axe questionne les usages et les valorisations socio-économiques et culturelles des trames vertes et bleues. Il s’agit de penser les systèmes productifs, en termes de production, d’échange et de distribution des ressources (Linck, 2022), qui peuvent différer en fonction du rapport entre les sociétés et la nature. Il est question de documenter les formes d’appropriation individuelle et/ou collective de ces espaces, les formes de conflits entre les acteur·trices et les usages (touristique, agricole, sportive…) que cela peut engendrer. Les solidarités territoriales dans la prise en charge des modalités de valorisation des produits, de promotion des pratiques plus vertueuses de l’environnement sont considérées dans cet axe. Les contributions apporteront un éclairage sur les usages multiformes (agricole, touristique, sportive…) de ces espaces, les logiques d’acteur·trices, les conflictualités.
Le second axe s’intéresse aux régimes de coexistence, d’hybridation et aux régimes de production des savoirs autour des trames vertes et bleues qui sont une dimension importante dans la compréhension des savoirs locaux et leur prise en compte dans la gouvernance des TVB. Les savoirs autochtones, dénommés encore « indigenous and local Knowledge », ont pris une dimension inédite (Verdeaux et Moiso, 2019), une « mise en agenda », en raison de leur contribution au maintien de la biodiversité. À travers des situations concrètes de valorisation, voire de préservation des savoirs endogènes, cet axe cherche à comprendre les formes d’énonciation et d’appropriation autour des trames vertes et bleues. En lien avec les savoirs scientifiques, la prise en compte des savoirs endogènes questionne aussi la place de l’immatériel, des valeurs, des croyances et représentations partagées (Linck, 2019), des régimes de coexistence dans nos sociétés postmodernes. Le processus de transmission et les formes d’éducation à l’environnement sont aussi à prendre en considération.
Analyses situées des potentialités, formes de valorisation et mécanismes de préservation des trames vertes et bleues
Les études originales (07) de ce volume offrent une lecture en deux temps des questionnements autour des TVB. Une premier axe porte sur les potentialités hydriques autour des écosystèmes humides, des formes de valorisation et des mécanismes de préservation. Dans une approche transversale, la problématique liée à l’accès, à la qualité, aux conflits d’usages, à la préservation et à la restauration des écosystèmes en partant des potentialités existantes est analysée. Le temps long est aussi pris en compte dans la compréhension des dynamiques de ces espaces humides afin d’en mesurer les tendances. Trois articles analysent, dans des perspectives différentes, les contraintes des zones humides en contexte urbain.
La contribution d’Aissatou SÈNE, Birane CISSÉ et Sidia Diaouma BADIANE, qui porte sur les biens et services écosystémiques des lacs Thiourour, Warouwaye et Wouye, se propose de mesurer la valeur économique des biens et services écosystémiques de ces lacs, particulièrement les services d’approvisionnement et les services de régulation dans le contexte urbain de Dakar. L’objectif est d’évaluer les stratégies d’aménagement urbain et favoriser une gestion durable de la ressource. Ces zones humides urbaines sont très sensibles à la variabilité climatique et aux impacts des événements extrêmes (sécheresse et inondations). Elles subissent également les effets négatifs d’une urbanisation massive et déstructurée autour des lacs, ce qui perturbe les fonctions de cet écosystème et les services socio-économiques rendus aux usager·es.
Les enjeux de conservation et de valorisation des zones humides urbaines, dans un contexte de pression citadine et de changement climatique sont aussi analysés dans la ville de Diourbel (Sénégal) par Omar MAREGA, Caroline LE CALVEZ, Bertrand SAJALOLI, Aladji Madior DIOP, Adama FAYE, Coura KANE et Mamadou Saliou MBENGUE. En étudiant les dynamiques environnementales dans la vallée fossile du Sine, les auteur·trices relèvent la richesse des services écosystémiques en péril. Les vulnérabilités sont liées aux variations climatiques et aux pressions anthropiques. La proposition analyse les trajectoires des usages et des paysages sous le prisme des couples vulnérabilité-aménité de la vallée du Sine. Dans un contexte de multiples changements, les contributeur·trices ont essayé d’éclairer les permanences et les mutations qui caractérisent les zones humides de Diourbel, mais également leur perception par les populations locales, et d’envisager des stratégies de valorisation, actuelles ou futures, pour ces points d’eau.
Mbagnick FAYE, Dome TINE, Gallo NIANG et Guilgane FAYE établissent une cartographie des zones humides de la région de Dakar à l’aide des images Sentinel-2 et Landsat 8 OLI. Il s’agit, dans une approche diachronique, d’évaluer l’évolution de ces milieux dans un contexte de forte urbanisation. L’approche cartographique fait apparaître l’évolution de l’occupation spatiale et celle des espaces verts et des zones humides dans la région de Dakar. Cette proposition a mobilisé des images (les images satellitaires Landsat TM de 1986, ETM de 2000, OLI de 2020 et MSI de Sentinel 2), une classification supervisée et l’algorithme maximum de vraisemblance pour le traitement des résultats.
Une baisse de la couverture végétale et des zones humides depuis 1986 pousse certains auteurs à s’interroger sur le devenir des fonctions écologiques de régulateur thermique, de biodiversité et de qualité de l’air dans les plans d’eau. Sur la problématique liée à la préservation des écosystèmes, la proposition de Seydou Alassane SOW, Aliou CISSÉ et Mar GAYE apporte un éclairage certain en caractérisant l’érosion dans le bassin versant de Niaoulé (Sénégal Oriental). Cette érosion se manifeste par un affleurement de sols cuirassés, un ensablement des bas-fonds, un affouillement des racines des arbres, des inondations, une destruction d’infrastructures routières et une multiplication des ravins. Les auteurs évaluent l’influence des facteurs naturels et anthropiques sur les processus érosifs dans un bassin versant à variabilité pluviométrique persistante en s’appuyant sur une caractérisation du régime des précipitations grâce à des tests et indices statistiques, des mesures et suivis in situ du ravinement et d’une application de l’Équation universelle des pertes en sols de terres pour modéliser les pertes en terres par érosion en nappe. Ces érosions emportent des particules fines, de la matière organique et d’autres substances associées au potentiel agronomique des terres. Ce qui est à l’origine de l’appauvrissement en éléments nutritifs des terres agricoles et d’une déprise des activités agro-pastorales dans cette partie du Sénégal.
Deux contributions – celle d’Ibrahima NDIAYE, Ibrahima Faye DIOUF, Daniel GOMIS et Sidia Diaouma BADIANE, et celle de Mohamed Saliou CAMARA – éclairent sur les formes d’agriculture urbaines et périurbaines et leurs apports économiques. L’article de Ndiaye et al. montre l’appropriation de l’espace public dans la région de Dakar par l’horticulture ornementale, une pratique économique et entrepreneuriale. Ce sont des interstices urbains valorisés qui offrent à l’activité agricole des possibilités de déploiement pour répondre à des besoins économiques et sociaux. Dans la région de Dakar, l’horticulture ornementale s’est imposée dans le paysage urbain. Son marquage spatial est manifeste et constitue un marché émergent et un enjeu de sécurité alimentaire. Cette caractérisation indique que l’horticulture ornementale génère une forme particulière marquée par la précarité et l’informalité du fait des contraintes foncières.
Les mêmes contraintes foncières qui viennent d’être soulignées sont aussi révélées par les travaux de Camara sur la valorisation socio-économique des trames vertes par l’agriculture périurbaine dans l’agglomération de Conakry (Guinée Conakry). Face à l’urbanisation croissante et les défis qu’elle pose à l’agriculture urbaine, des ménages essentiellement pluriactifs, continuent de valoriser les espaces agricoles pour réduire leur vulnérabilité. L’agriculture périurbaine dans l’agglomération de Conakry sur les trames vertes constitue un élément central de la stratégie de ces ménages; on peut donc y lire une sorte de résilience socioéconomique. Cependant, ces ménages restent vulnérables du point de vue de leur statut foncier. L’analyse des formes d’agriculture périurbaine s’appuie sur une méthodologie mixte d’analyse de corpus (documents de planification urbaine) et de données de terrain.
La proposition d’Aminata DIOP enrichit la réflexion sur les trames vertes et bleues en faisant ressortir la dimension pédagogique. Elle met l’accent sur l’éducation à l’environnement en analysant les TVB comme un outil pédagogique pour une éducation au développement durable. L’étude des programmes pédagogiques et des séances d’enseignement-apprentissage en classe de sixième ont permis de montrer la prise en compte des problématiques environnementales en cours de géographie dans le cycle moyen. L’autrice analyse l’approche régionale du programme de géographie qui offre plusieurs possibilités d’étudier les trames vertes et bleues. L’organisation de la séance d’Éducation au développement durable a montré que le choix des ressources pertinentes et des stratégies centrées sur le travail de groupe et la facilitation du professeur permettent d’initier les élèves à la complexité. L’étude des trames bleues et vertes, dans une perspective de durabilité, permettent d’appréhender à la fois les savoirs scientifiques et les savoirs expérientiels et de susciter une volonté de s’engager pour le développement durable chez des apprenant·es.
Références
Alphandéry, Pierre et Fortier, Agnès. 2012. La trame verte et bleue et ses réseaux : science, acteurs et territoires. VertigO, 12(2). https://doi.org/10.4000/vertigo.12453
Amsallem, Jennifer, Deshayes, Michel et Bonnevialle, Marie. 2010. Analyse comparative de méthodes d’élaboration de trames vertes et bleues nationales et régionales. Sciences Eaux & Territoires, 3(3), 40-45. https://doi.org/10.3917/set.003.0040.
Diatta, Claudette, Soumbane, Diouf, Malick, Karibuhoye Charlotte et Sow, Amadou Abdoul. 2017. Sites naturels sacrés et conservation des ressources marines et côtières en milieu traditionnel diola (Sénégal), Revue d’ethnoécologie [Online], 11 | 2017, Online since 03 July 2017, connection on 31 December 2024. DOI : https://doi.org/10.4000/ethnoecologie.2900
Forman, Richard T. 1995. Land mosaics: the ecology of landscapes and regions. Cambridge University Press, Cambridge, U. K.
Linck, Thierry. 2029. Mise en spectacle des savoirs locaux, levier de l’intégration des « arrière-pays » marocains? Dans Verdeaux Francois, Hall Ingrid, Moizo Bernard (dir.), Les savoirs locaux en situation, retour sur une notion plurielle et dynamique (p. 61-84). IRD Editions et Quae Editions.
Verdeaux, Francois, Moizo, Bernard. 2019. Évolution d’un questionnement. Dans Verdeaux Francois ; Hall Ingrid, Moizo Bernard (dir.), Les savoirs locaux en situation, retour sur une notion plurielle et dynamique (p. 9-17). IRD Editions et Quae Editions.
- Ce volume s’inscrit dans le cadre d’un programme de renforcement de la recherche en Afrique francophone avec un financement de l’AFD/GDN. ↵